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L’immortalité

Aucune époque n’a produit autant de littérature sur la question de l’immortalité que la nôtre, et cette littérature s’accroît sans cesse en dépit des victoires du matérialisme moderne. Des arguments purement métaphysiques ne peuvent, cependant, nous donner une foi positive en l’immortalité personnelle. Dans l’histoire de la pensée musulmane, Ibn-Rushd a approché la question de l’immortalité d’un point de vue purement métaphysique et, j’ose le penser, n’est parvenu à aucun résultat. Il établissait une distinction entre les sens et l’intelligence, probablement en raison des expressions « Nafs » et « Ruh » employées dans le Coran. Ces expressions, qui suggèrent apparemment un conflit entre deux principes opposés dans l’homme, ont induit en erreur maint penseur de l’Islam. Toutefois, si le dualisme d’Ibn-Rushd était basé sur le Coran, je crains fort qu’il se soit trompé ; car le terme « Nafs » ne semble pas avoir été utilisé dans le Coran dans aucun sens technique du genre imaginé par les théologiens musulmans. L’intelligence, suivant Ibn-Rushd, n’est pas une forme du corps ; elle appartient à un ordre différent de l’être et transcende l’individualité. Elle est donc une, universelle et éternelle. Ceci signifie manifestement que, puisque l’intellect moniste transcende l’individualité, son apparence comme autant d’unités dans la multiplicité des personnes humaines est une pure illusion. L’unité éternelle de l’intellect peut signifier, ainsi que le pense Renan, la pérennité de l’humanité et de la civilisation ; elle ne signifie sûrement pas l’immortalité personnelle. En fait, la conception d’Ibn-Rushd ressemble à l’hypothèse de William James d’un mécanisme transcendantal de la conscience qui opère sur un agent physique pendant un laps de temps, puis y renonce par pur jeu.

À l’époque moderne, l’argumentation en faveur de l’immortalité personnelle est, dans l’ensemble, d’ordre éthique. Mais les arguments éthiques, tels que ceux de Kant et les révisions modernes de ses arguments, dépendent d’une sorte de foi dans l’accomplissement des revendications de la justice, ou dans l’œuvre irremplaçable et unique de l’homme, en tant qu’il aspire personnellement à des idéaux infinis. Pour Kant, l’immortalité est au-delà de la portée de la raison spéculative : c’est un postulat de la raison pratique, un axiome de la conscience morale de l’homme. L’homme réclame et poursuit le bien suprême qui inclut à la fois la vertu et le bonheur. Mais la vertu et le bonheur, le devoir et le penchant sont, selon Kant, des notions hétérogènes. Leur unité ne peut être réalisée durant la brève durée de la vie de l’homme qui les recherche dans ce monde des sens. Nous sommes donc conduits à postuler la vie immortelle pour que puisse s’accomplir progressivement l’unité des notions de vertu et de bonheur qui s’excluent mutuellement et l’existence de Dieu pour effectuer finalement cette réunion. Toutefois, on ne voit pas clairement pourquoi l’achèvement de la vertu et du bonheur devrait prendre un temps infini, et comment Dieu peut effectuer cette réunion entre deux notions qui s’excluent mutuellement. Cette incapacité à conclure des arguments métaphysiques a conduit de nombreux penseurs à se borner à réfuter les objections du matérialisme moderne qui nie l’immortalité, affirmant que la conscience n’est qu’une fonction du cerveau et s’arrête donc lorsque cesse le processus cérébral. William James pense que cette objection à l’immortalité ne vaut que si l’on admet que la fonction en question est productive. Le simple fait que certaines modifications mentales varient de façon concomitante avec certains changements corporels ne justifie pas qu’on en infère que les changements mentaux sont produits par les changements corporels. La fonction n’est pas nécessairement productive ; elle peut permettre ou transmettre la fonction effectuée par la détente d’une arbalète ou par une lentille réfléchissante. Cette opinion, qui suppose que notre vie intérieure est due à l’opération en nous d’une espèce de mécanisme de conscience transcendantal, qui en quelque sorte choisit un agent physique pour une brève période de jeu, ne nous donne aucune assurance quant à la perpétuation du contenu de notre expérience actuelle. J’ai déjà indiqué dans ces conférences la manière dont il faut répondre au matérialisme. La science doit nécessairement choisir pour les étudier certains aspects spécifiques seulement de la réalité, et en exclure d’autres. C’est du dogmatisme pur de la part de la science que de prétendre que les aspects de la réalité qu’elle a choisis sont les seuls qu’il faut étudier. Sans doute, l’homme a un aspect spatial ; mais ce n’est pas le seul aspect de l’homme. Il y a d’autres aspects de l’homme, tels que la capacité de former des jugements de valeur, le caractère unilatéral de l’expérience dirigée vers une fin et la recherche de la vérité, que la science doit nécessairement exclure du champ de son étude et dont la compréhension nécessite des catégories autres que celles que la science utilise.

Il existe cependant, dans l’histoire de la pensée moderne, une conception positive de l’immortalité – je veux dire la doctrine de l’éternel retour de Nietzsche. Cette conception mérite quelque considération, non seulement parce que Nietzsche l’a soutenue avec une ferveur prophétique, mais aussi parce qu’elle révèle une tendance réelle dans l’esprit moderne. L’idée s’était présentée à plusieurs esprits lorsqu’elle frappa Nietzsche comme une inspiration poétique, et l’on en trouve aussi les germes chez Herbert Spencer. Ce fut réellement plutôt la puissance de cette idée que sa démonstration logique qui attira ce prophète moderne. En soi, ceci constitue une preuve du fait que des conceptions positives des choses fondamentales sont plutôt l’œuvre de l’inspiration que de la métaphysique. Quoi qu’il en soit, Nietzsche a donné à sa doctrine la forme d’une théorie raisonnée, et comme telle, je pense que nous sommes en droit de l’examiner. La doctrine se fonde sur l’hypothèse que la quantité d’énergie dans l’univers est constante et par conséquent finie. L’espace n’est qu’une forme subjective ; considérer que le monde est dans l’espace, au sens où il serait situé dans un vide absolu, ne veut rien dire. Dans sa conception du temps, toutefois, Nietzsche se sépare de Kant et de Schopenhauer. Le temps n’est pas une forme subjective ; c’est un processus réel et infini qui ne peut être conçu que comme « périodique ». Il est donc clair qu’il ne peut y avoir de dissipation de l’énergie dans un espace vide infini. Le nombre des centres de cette énergie est limité, et leur combinaison peut parfaitement être calculée. Il n’est pas de commencement ni de fin à cette énergie toujours active, pas d’équilibre, pas de premier ou de dernier changement. Puisque le temps est infini, toutes les combinaisons possibles des centres d’énergie ont déjà été épuisées. Il n’arrive rien de nouveau dans le nouvel univers ; tout ce qui se produit maintenant s’est déjà produit auparavant un nombre infini de fois, et continuera à se produire un nombre infini de fois à l’avenir. D’après la conception de Nietzsche, l’ordre des événements dans l’univers doit être fixe et inaltérable ; puisqu’en effet un temps infini s’est écoulé, les centres d’énergie doivent avoir, à présent, établi certains modes déterminés de comportement. Le mot même de « retour » implique ce caractère fixe. En outre, nous devons conclure qu’une combinaison de centres d’énergie qui s’est produite une fois doit toujours revenir ; sinon, il n’y aurait aucune garantie même pour le retour du surhomme.

Tout est revenu : Sirius et l’araignée, et tes pensées à ce moment, et ta dernière pensée que tout reviendra. Ô homme ! ta vie tout entière, comme un sablier, se renouvellera toujours, et s’épuisera à nouveau. Ce cercle dont tu n’es qu’un grain luira de nouveau à jamais.

Tel est l’éternel retour de Nietzsche. Ce n’est qu’une sorte de mécanisme plus rigide, basé non pas sur un fait vérifié, mais seulement sur une hypothèse de travail scientifique. Nietzsche ne s’attaque pas non plus sérieusement à la question du temps. Il le considère objectivement et l’envisage simplement comme une série infinie d’événements revenant sans cesse. Or, si l’on considère le temps comme un mouvement circulaire perpétuel, cela rend l’immortalité absolument insupportable. Nietzsche lui même s’en rend compte et décrit sa doctrine non pas comme une doctrine d’immortalité, mais plutôt comme une conception de la vie qui rendrait l’immortalité supportable ; et qu’est-ce qui rend, suivant Nietzsche, l’immortalité supportable ? C’est l’espoir qu’un retour de la combinaison des centres d’énergie qui constitue mon existence personnelle est un facteur nécessaire pour la naissance de cette combinaison idéale qu’il dénomme « surhomme ». Mais le surhomme a existé déjà un nombre infini de fois. Sa naissance est inévitable ; comment cette perspective peut-elle me donner une aspiration quelconque ? Nous ne pouvons aspirer qu’à ce qui est absolument nouveau, et l’absolument nouveau est impensable dans la conception de Nietzsche, laquelle n’est rien de plus qu’un fatalisme pire que celui que résume le mot « Qismat ». Une telle doctrine, loin de stimuler l’organisme humain pour le combat de la vie, tend à détruire ses tendances à l’action et à relâcher la tension de l’ego.

Passons maintenant à l’enseignement du Coran. La conception coranique de la destinée de l’homme est en partie éthique, en partie biologique. Je dis en partie biologique, parce que le Coran fait à ce propos certaines déclarations de caractère biologique que nous ne pouvons comprendre sans une étude plus approfondie de la nature de la vie. Il mentionne, par exemple, le fait de « Barzakh » – un état peut-être de suspens entre la mort et la résurrection. La résurrection aussi semble avoir été conçue différemment. Le Coran n’en fonde pas la possibilité, comme le christianisme, sur la preuve de la résurrection effective d’un personnage historique. Il semble considérer la résurrection comme un phénomène universel de la vie, en un certain sens, et qui serait vrai même pour les oiseaux et les animaux (6 : 38.)

Cependant, avant d’examiner en détail la doctrine coranique de l’immortalité personnelle, nous devons noter trois choses qui sont parfaitement claires d’après le Coran et au sujet desquelles il n’y a, ou ne devrait y avoir, aucune différence d’opinion

1° Que l’ego a un commencement dans le temps et ne préexistait pas à son émergence dans l’ordre spatiotemporel. Ceci apparaît clairement dans le verset que je viens de citer.

2° Que suivant la conception coranique, il n’y a pas de possibilité de retour sur cette terre. Ceci est évident d’après les versets suivants

Lorsque la mort surprend l’un d’eux, il dit : « Seigneur ! faites-moi revenir, que je puisse faire le bien que je n’ai pas achevé. » Sûrement pas. Ce sont là les mots mêmes qu’il dira. Mais derrière eux il y a une barrière (« Barzakh » ), jusqu’au jour où ils seront élevés de nouveau. (23 : 99-100.)

[J’atteste] par la lune lorsqu’elle est pleine que d’état en état vous serez sûrement portés en avant. (84:19.)

Les germes de la vie – Est-ce vous qui les créez ? Ou sommes-Nous leur Créateur ? C’est Nous qui avons décrété que la mort serait parmi vous ; ne sommes-Nous pas cependant empêchés par cela de vous replacer parmi d’autres, vos semblables, ou de vous créer de nouveau sous une forme que vous ne connaissez pas ! (56 : 5861.)

3° Ce caractère fini ne constitue pas une infortune :

En vérité, il n’est personne dans les Cieux et sur la terre qui n’approchera le Dieu de compassion comme serviteur. Il a pris note d’eux et S’en est souvenu en les comptant exactement : et chacun d’eux viendra à Lui au jour de la résurrection comme individu séparé (19 : 93-95.)

Ceci est un point très important et doit être convenablement compris si l’on veut avoir une notion claire de la théorie islamique du salut. C’est avec le caractère unique irremplaçable de son individualité que l’ego fini s’approchera de l’Ego infini pour se rendre compte par lui-même des conséquences de ses actions passées et juger les possibilités de son avenir.

Et Nous avons attaché le sort de chaque homme autour de son cou : et au jour de la résurrection, nous lui présenterons un livre qui lui sera offert grand ouvert : lis ce livre ; il n’est besoin de nul autre que de toi-même pour te rendre compte de ta dette. (17 : 13-14.)

Quel que soit le sort final de l’homme, ce ne signifie pas la perte de son individualité. Le Coran ne considère pas la libération complète de la finitude comme l’état le plus élevé du bonheur humain. La « récompense incessante » de l’homme consiste en la croissance de sa possession de lui-même, de son caractère unique, de l’intensité de son activité en tant qu’ego. Même la scène de « Destruction universelle » précédant immédiatement le jour du Jugement ne peut altérer le calme d’un ego arrivé à maturité .

Et il y aura une sonnerie de trompette, et tous ceux qui sont dans les Cieux et tous ceux qui sont sur la terre s’évanouiront, sauf ceux pour lesquels Dieu le veut autrement. (39 :68.)

Qui peut faire l’objet de cette exception, si ce n’est ceux en qui l’ego a atteint le plus haut point d’intensité ? Et le point culminant de ce développement est atteint lorsque l’ego est capable de conserver la pleine possession de lui-même, même dans le cas d’un contact direct avec l’Ego qui embrasse tout. Comme le Coran le dit au sujet de la vision par le Prophète de l’Ego ultime

Son oeil ne se détourna pas, et n’erra pas. (53 : 17.)

C’est là l’idéal de l’humanité parfaite dans l’Islam. Nulle part il n’a trouvé une meilleure expression littéraire que dans des vers persans qui parlent de l’expérience d’illumination divine du Prophète

Moïse s’est évanoui à cause d’une simple illumination superficielle de la réalité : tu vois la substance même de la réalité avec un sourire

Le soufisme panthéiste ne peut naturellement être favorable à une telle opinion et met en avant des difficultés d’ordre philosophique. Comment l’infini et les egos finis peuvent-ils mutuellement s’exclure ? L’ego fini, comme tel, peut-il conserver son caractère fini auprès de l’Ego infini ? Cette difficulté provient d’une incompréhension de la véritable nature de l’Infini. La véritable infinité ne signifie pas une extension infinie qui ne peut se concevoir sans embrasser toutes les extensions finies possibles. Sa nature consiste en intensité et non en extensité ; et au moment où nous attachons notre regard sur l’intensité, nous commençons à voir que l’ego fini doit être distinct, bien que non pas isolé, de l’Infini. Considéré du point de vue de l’extension, je suis absorbé par l’ordre spatio-temporel auquel j’appartiens. Du point de vue de l’intensité, je considère le même ordre spatio-temporel comme un « autre » qui me fait face et qui m’est totalement étranger. Je suis distinct de cela dont je dépends pour ma vie et mon soutien, et cependant j’y suis intimement rattaché.

Lorsque ces trois points sont clairement perçus, le reste de la doctrine est aisé à concevoir. Il est possible à l’homme, selon le Coran, d’appartenir à la signification de l’univers et de devenir immortel.

L’homme croit-il qu’il sera laissé comme une chose inutile ? N’a-t-il pas été une simple goutte d’eau vile ?

Puis il est devenu un grumeau de sang dont Dieu l’a formé et façonné, et Il en fit une paire, mâle et femelle. Dieu n’est-Il pas assez puissant pour ressusciter les morts ? (75 : 36-40.)

Il est hautement improbable qu’un être dont l’évolution a nécessité des millions d’années soit rejeté comme une chose sans utilité. Mais ce n’est que comme un ego dont la croissance est constante qu’il peut appartenir à la signification de l’univers

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Par l’âme et Celui qui l’a équilibrée et lui a montré les voies du mal et de la piété, béni soit celui qui l’a fait grandir et que soit détruit celui qui l’a corrompue. (91 : 7-10.)

Et comment faire grandir l’âme et la sauver de la corruption ? Par l’action

Béni soit Celui dans la main duquel est le Royaume ! Et sur toutes choses Il est puissant, Lui qui a créé la mort et la vie pour éprouver celui d’entre vous qui est le meilleur dans ses actions et Il est le Puissant et Celui qui pardonne. (67:1-2.)

La vie offre à l’ego un champ d’activité, et la mort est la première mise à l’épreuve de l’activité synthétique de l’ego. Il n’y a pas d’actes qui donnent du plaisir et d’actes qui donnent de la peine ; il y a seulement des actes qui soutiennent l’ego et des actes qui le dissolvent. C’est l’acte qui prépare l’ego à la dissolution ou l’entraîne pour une carrière future. Le principe de l’acte qui soutient l’ego est le respect pour l’ego en moi-même aussi bien que dans les autres. L’immortalité personnelle ne nous appartient pas comme un droit ; il faut la réaliser par l’effort personnel. L’homme y est seulement candidat. L’erreur la plus déprimante du matérialisme est la supposition que la conscience finie épuise son objet. La philosophie et la science ne sont qu’une manière d’approcher cet objet. Il y a d’autres voies d’approche qui nous sont ouvertes ; et la mort, si l’action présente a suffisamment fortifié l’ego contre le choc qu’apporte la dissolution physique, n’est qu’une sorte de passage vers ce que le Coran dénomme « Barzakh » . Ce que rapporte l’expérience soufiste indique que « Barzakh » est un état de conscience caractérisé par un changement dans l’attitude de l’ego à l’égard de l’espace et du temps. Il n’y a à cela rien d’improbable. C’est Helmholtz qui a découvert le premier que l’excitation nerveuse prend du temps pour arriver à la conscience.

S’il en est ainsi, notre constitution physiologique actuelle est à la base de notre présente conception du temps et, si l’ego survit à la dissolution de cette structure, un changement dans notre attitude à l’égard du temps et de l’espace semble parfaitement naturel. Un tel changement ne nous est pas non plus totalement inconnu. L’énorme condensation d’impressions qui se produit dans notre vie à l’état de rêve, et l’exaltation de la mémoire qui parfois a lieu au moment de la mort, révèlent que l’ego est capable d’avoir des standards de temps différents. L’état de « Barzakh » ne semble donc pas constituer simplement un état d’expectative passive ; c’est un état dans lequel l’ego entrevoit de nouveaux aspects de la réalité et se prépare à s’adapter à ces aspects. Ce doit être un état de grand déséquilibre psychique, tout particulièrement dans le cas d’egos pleinement développés qui ont naturellement contracté des modes d’action déterminés dans un ordre spatio-temporel donné, et ce peut signifier la dissolution pour des egos moins heureux. Quoi qu’il en soit, l’ego doit continuer à lutter jusqu’à ce qu’il soit capable de se ressaisir et de gagner sa résurrection. La résurrection n’est donc pas un processus externe. C’est la consommation d’un processus vital au sein de l’ego. Qu’il soit individuel ou universel, il n’est rien de plus qu’une sorte d’inventaire des actions passées de l’ego et de ses possibilités futures. Le Coran raisonne sur le phénomène de la réémergence de l’ego par analogie avec son émergence première

L’homme dit : Eh quoi ! Après ma mort, serai-je à la fin rendu à la vie ? L’homme ne se souvient-il pas que Nous l’avons fait d’abord quand il n’était rien ? (19 : 66-67.)

C’estNousqui avons décrété que la mort serait parmi vous. Cependant ne sommes-Nous pas empêché par cela de vous replacer avec les autres vos semblables ou de vous produire en une forme que vous ne connaissez pas ? Vous avez connu la première création : ne voulez-vous pas réfléchir ? (56 : 60-62.)

Comment l’homme est-il d’abord apparu ? L’argument suggestif que renferment les derniers versets des deux passages cités ci-dessus ouvrirent, en fait, de nouveaux horizons aux philosophes musulmans. Ce fut Jâhiz (mort en 869) qui le premier fit allusion aux changements causés, dans la vie animale, par les migrations et le milieu en général. L’association connue sous le nom de « Frères de la Pureté » donna plus d’ampleur aux conceptions de Jâhiz. Ibn-Maskwaih (mort en 1030) cependant fut le premier penseur musulman qui formula une théorie claire et à maint égard tout à fait moderne de l’origine de l’homme. Il n’était que naturel, et parfaitement conforme à l’esprit du Coran, que Rumi considérât la question de l’immortalité comme une question d’évolution biologique, et non pas comme un problème devant être résolu au moyen d’arguments d’une nature purement métaphysique, ainsi que l’avaient pensé certains philosophes de l’Islam. Toutefois, la théorie de l’évolution a apporté au monde moderne le désespoir et l’angoisse, au lieu de l’espoir et de l’enthousiasme pour la vie. La raison doit en être cherchée dans l’hypothèse moderne non motivée que la structure actuelle, aussi bien mentale que physiologique, de l’homme est le terme de l’évolution biologique, et que la mort, considérée comme événement biologique, n’a pas de sens constructif. Le monde d’aujourd’hui a besoin d’un Rumi pour créer une attitude d’espoir et pour aviver la flamme de l’enthousiasme pour la vie. Nous pouvons citer ici ses vers incomparables

Tout d’abord, l’homme apparut dans le règne des choses inorganiques

Puis de là il passa dans celui des plantes.

Pendant des années, il vécut comme l’une des plantes,

Ne se souvenant en rien de son état inorganique si différent ;

Et lorsqu’il passa de l’état végétal à l’état animal,

Il n’avait pas de souvenir de son état en tant que plante, Exceptée l’inclination qu’il sentait pour le monde des plantes,

En particulier à l’époque du printemps et des douces fleurs, Comme l’inclination des petits enfants à l’égard de leur mère,

Qui ne savent pas la raison qui les attire vers leur sein.

Ensuite le grand Créateur, comme vous le savez,

Tira l’homme de l’état animal pour le faire entrer dans l’état humain.

Ainsi l’homme est passé d’un ordre de la nature à un autre, Jusqu’à ce qu’il devînt sage, et savant, et fort, comme il l’est à présent.

De ses premières âmes il n’a maintenant point de souvenance,

Et il sera, de nouveau, changé à partir de son âme actuelle.

Toutefois, la question qui a causé une grande divergence d’opinions parmi les philosophes et théologiens musulmans est celle de savoir si la réémergence de l’homme implique la réémergence de son médium physique antérieur. La plupart d’entre eux, y compris Shah Waliullah, le dernier grand théologien de l’Islam, sont enclins à penser que cela implique au moins une sorte d’agent physique qui convienne au nouveau milieu dans lequel se trouvera l’ego. Il me semble que cette opinion est principalement due au fait que l’ego, en tant qu’individu, est inconcevable sans qu’on le rapporte en quelque façon à un lieu ou arrière-plan empirique. Le verset suivant, cependant, projette quelque lumière sur ce point

Eh quoi ! Lorsque nous serons morts et réduits en poussière, nous lèverons-nous à nouveau ?

Un tel retour est éloigné. Or nous savons ce que la terre en consume, et avec nous est un livre dans lequel un compte en est tenu. (50 : 3, 4.)

Quant à moi, je considère que ce verset suggère clairement que la nature de l’univers est telle qu’il lui est possible de maintenir d’une autre manière la sorte d’individualité nécessaire pour que l’action humaine puisse finalement opérer même après la désintégration de ce qui semble déterminer l’individualité dans le milieu actuel. Quelle est cette autre manière, nous n’en savons rien. Nous ne comprendrons pas davantage la nature de la « seconde création » en l’associant à une sorte quelconque de corps, si subtil soit-il. Les analogies du Coran suggèrent seulement ceci comme un fait ; elles ne sont pas destinées à révéler sa nature et son caractère. Philosophiquement parlant, nous ne pouvons donc aller plus loin que ceci – à savoir qu’étant donné l’histoire passée de l’homme il est hautement improbable que sa carrière doive se terminer avec la dissolution de son corps.

Extrait de “Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam“, de Mohamed Iqbal, cliquez ici pour vous procurer ce livre

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