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L’idéologie historique et sociale de Bernard Lewis

The Muslim Discovery of Europe (1982), ouvrage de Bernard Lewis – Britannique vivant aux États-Unis et célèbre spécialiste de l’Islam – ressemble à un catalogue idéologiquedestiné à contraindre la réalité plus qu’à l’éclairer. Maxime Rodinson, qui signe en 1983 la postface de la première édition française, ne s’y est pas trompé. Il questionne tout à la fois la personnalité de l’auteur et la méthode qu’il adopte :

“Je suis d’une opinion différente de celle de Lewis sur plusieurs points importants et sur certains aspects de son optique. Il s’agit notamment de points de vue touchant à l’appréciation de la situation politique des peuples musulmans d’aujourd’hui. Mais de proche en proche, des opinions de ce genre, justifiées ou non, ont parfois un retentissement sur lamanière de regarder le passé et d’en rendre compte. Je medemande si certaines notions de Lewis (…) n’ont pas été quelque peu influencées par des tendances personnelles (…) et ne sont pas dès lors, exposées à une discussion critique.”

La démarche historique de Lewis n’est pas remise en question. Ce qui est questionné en revanche ressortit davantage aux choix idéologiques de ce savant “orientaliste” par ailleurs conseiller des néo-conservateurs américains auxquels il “dicte” une certaine vision du monde musulman. Un “orientaliste” qui, en d’autres termes, cautionne sous prétexte d’académisme une approche idéologique du monde musulman. À titre d’exemple de vérité historique instrumentalisée, le XVIIIe siècle. Lewis nous explique qu’à ce moment, les “musulmans” étaient bien moins curieux de l’Europe que l’Europe n’était alors curieuse des “musulmans”. Cela peut sembler vrai, mais… Comment comparer l’Europe, identité géographique et culturelle certaine, assise, avec “les musulmans”, terme vague qui n’a de réalité ni territoriale ni culturelle, si ce n’est de croire que partout l’Islam se pratique de la même manière et qu’il est uniforme… ? De plus, pourquoi ce virage du XVIIIe siècle… ? Pourquoi ne pas regarder toute cette période où l’Europe du Moyen Age était “ethnocentrée” alors que les différents royaumes et savants musulmans tentaient de la percer, de la comprendre, et même de l’ouvrir en lui apportant les premières traductions des textes philosophiques grecs ?

Point de vue idéologique et limites personnelles soulignées dans l’excellent article du Monde Diplomatique d’août 2005 sous la signature d’Alain Gresh (p. 28). Pour enfoncer le clou, Rodinson ajoute dans sa postface :

“La plupart des critiques qui les visent (les travaux de Lewis – NDLR) sont peu fondées. Pour ma part, je m’associerai seulement à celles qui visent une certaine optique sous-jacente, plus ou moins liée à des options politiques contemporaines, qui oriente parfois quelques jugements.”

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L’intérêt de la réédition de cet ouvrage par Gallimard est à rapprocher de l’agenda international. Les peuples musulmans ont un peu de mal à donner d’eux une image positive ; Lewis est là pour nous expliquer qu’il fallait qu’ils s’intéressent aux progrès de l’humanité depuis le XVIIIe siècle, fondateur de la modernité européenne alors que le “monde musulman” s’enlisait. Le monde commence au XVIIIe siècle semble nous indiquer Lewis. Rodinson lui répondra que :

“(…) il n’est pas de peuple qui soit toujours et partout innocent. Il faut maintenir ce principe sur lequel insiste sijustement Lewis, sans oublier que les fautes, les délires des uns sont souvent conditionnés par les erreurs ou les crimes passés des autres.”

Bernard Lewis, Comment l’Islam a découvert l’Europe (Postface de Maxime Rodinson – traduit par Annick Pélissier), Gallimard coll. “Tel”, mai 2005, 339 p.

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