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Pourquoi la liberté d’expression est un conte de fées

La liberté d’expression fait partie des nobles principes dont se prévalent les régimes qui se disent “civilisés” et se prétendent “démocratiques”. Pour l’idéologie libérale, les choses sont simples. Comme nous sommes libres et égaux, nous jouissons tous de la possibilité de nous exprimer comme nous l’entendons. Attachée à notre nature, cette liberté inaliénable serait à la portée de tous. Dans ce monde idéal où les libertés n’attendent que l’initiative individuelle pour s’accomplir, où chaque individu est un Robinson en attente d’une île déserte pour y bâtir un monde à son image, chacun serait libre de s’exprimer en toutes circonstances.

En réalité, il suffit de formuler clairement – comme nous venons de le faire – ce que devrait être la liberté d’expression pour s’apercevoir qu’elle est non seulement irréelle, mais absolument impossible sous le régime social qui est le nôtre. Elle est irréelle, en effet, pour la simple raison que tous les citoyens ne peuvent pas exercer cette liberté dans les mêmes conditions. Lorsqu’on vante la liberté d’expression qui régnerait dans les démocraties occidentales, on se contente en réalité d’une liberté abstraite, “formelle” comme disait Marx, et on raisonne comme s’il suffisait d’ouvrir la bouche pour jouir de cette merveilleuse liberté accordée à tous.

Or cette liberté tant vantée est un véritable conte de fées. Car son exercice effectif – et non la simple possibilité abstraite de cet exercice – suppose la possession de moyens dont nous ne sommes pas également dotés. Dans le monde féérique du libéralisme cette inégalité ne pose aucun problème, mais il se trouve que nous vivons dans le monde réel. Si je n’ai pas les mêmes idées que mon voisin, il n’est pas indifférent de savoir qu’il possède un journal alors que je n’en possède aucun. Sa liberté d’expression ne sera pas équivalente à la mienne. Dans une société où une minorité détient la majeure partie du capital, il est clair que certains sont “plus libres” que d’autres. Parce qu’ils monopolisent l’exercice de la liberté d’expression, les riches, en réalité, en privent les pauvres.

Envisagée de manière concrète, la question de la liberté d’expression, par conséquent, recoupe celle de la propriété des moyens d’expression. En France, une dizaine de milliardaires possède la quasi-totalité des titres de la presse écrite et audiovisuelle, nationale et régionale. Mais ce n’est pas par amour pour la “liberté d’expression” que ces détenteurs de capitaux ont pris le contrôle des médias. Si c’était le cas, la ligne éditoriale de ces organes de presse ne serait pas monolithique jusqu’à la caricature. Elle ne refléterait pas aussi crûment les choix idéologiques d’une caste qui entend imposer sa vision du monde. “La liberté de la presse, disait Marx, est la liberté que les capitalistes ont d’acheter des journaux et des journalistes dans l’intérêt de créer une opinion publique favorable à la bourgeoisie”. Le matraquage médiatique ayant conduit le godelureau de la finance à l’Elysée en est un bon exemple.

On objectera que malgré cette mainmise sur les médias on peut s’exprimer comme on veut sur la Toile. C’est vrai et faux à la fois. Heureusement, de nombreux sites animés par des bénévoles diffusent une information alternative qui bat en brèche le discours dominant. Mais ce n’est pas un combat à armes égales. Les médias officiels disposent de moyens colossaux qui proviennent non seulement de leurs actionnaires privés mais aussi de subventions publiques. Organe central du parti euro-atlantiste, le quotidien “Le Monde”, par exemple, perçoit 4 538 000 euros de la part de l’Etat (2015). Bien sûr, de tels subsides n’empêchent pas ce journal de publier des énormités. On peut même se demander s’il n’y a pas une relation de cause à effet. Chacun se souvient des nombreux articles dans lesquels le “quotidien de référence” annonçait la chute imminente de Bachar Al-Assad, conformément à la doctrine du Quai d’Orsay.

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Si les sites d’information alternative percevaient le dixième de ce que touchent neuf milliardaires pour maintenir en vie leurs feuilles de chou, on imagine à peine ce qui se passerait. Mais cette répartition équitable de la manne publique ne risque pas de voir le jour. Le système médiatique des démocraties libérales, en effet, repose à la fois sur la concentration capitaliste et la faveur du pouvoir. Un bon journal est un journal qui dit ce qu’il faut dire – du point de vue de l’oligarchie – et à qui l’Etat donne les moyens d’éliminer la concurrence. Le summum a été atteint lorsque la ministre sortante de l’Education nationale a ordonné aux établissements d’offrir aux lycéens un accès gratuit à une dizaine de journaux tout en leur demandant de dissuader les élèves d’aller s’informer sur Internet. En les prenant au berceau, nul doute qu’on obtiendrait encore de meilleurs résultats.

La sphère médiatique une fois verrouillée par l’oligarchie, la liberté d’expression est un droit formel dont l’exercice effectif est réservé à ceux qui la servent. La liberté d’expression se résume dans cet univers orwellien à la dictature de la doxa, le procès en “complotisme”, version moderne du procès en sorcellerie, permettant de neutraliser les récalcitrants. Mais cela ne suffit pas. Non seulement l’espace médiatique est saturé par l’idéologie dominante pour cause d’actionnariat privé, mais on veille aussi à ce que l’espace public reste sous contrôle. On refuse alors à un intellectuel américain de l’envergure de Noam Chomsky l’entrée des locaux de l’Assemblée nationale où il devait faire une communication à caractère scientifique. Transformé en SDF, cet éminent linguiste coupable d’un obscur délit d’opinion (il eut le tort de critiquer Israël et les USA) trouva refuge au centre culturel belge.

Pour sauver ce qui reste de cette liberté d’expression moribonde, on pouvait alors espérer que le service public de l’information, hors de portée des affairistes et des lobbies, puisse faire contrepoids. C’était sans compter sur l’intervention du pouvoir. On a récemment pu voir une remarquable émission de la série “Un oeil sur la planète” consacrée à la Syrie. Avec un rare professionnalisme, l’équipe de France 2 dévoilait les aspects contradictoires du drame syrien, rompant avec la narration dominante de cette guerre par procuration. Mais le lobby qui défend les intérêts de l’OTAN et d’Israël a procédé au nettoyage. Après quinze ans de bons et loyaux services, l’émission “Un oeil sur la planète” vient d’être effacée des programmes de la chaîne. Aucun motif n’a été avancé. CQFD.

Pour défendre la liberté d’expression, il faut d’abord cesser de lui prêter une réalité qu’elle n’a pas. On fait comme si chacun était libre d’en jouir, alors qu’il s’agit d’une possibilité dont la réalisation dépend de moyens dont le simple citoyen est dépourvu. Tant que ces moyens sont monopolisés par la bourgeoisie d’affaires, cette réalisation est chimérique. Dans les prétendues démocraties, la liberté de la presse est le manteau dont se drape la classe dominante pour formater l’opinion. “La propagande est à la démocratie ce que la matraque est à la dictature”, disait Chomsky. Toute parole qui échappe à la censure de la classe dominante est une victoire, mais c’est l’arbre qui cache la forêt. La seule façon de promouvoir le pluralisme, c’est l’expropriation sans condition des magnats de la presse.

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8 commentaires

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  1. Anti-thèse :
    Et le coût de diffusion de l’information n’a jamais été aussi bas et accessible.
    La preuve avec ce site qui touche des millions de gens pour un coût de fonctionnement bien moindre que n’importe quel médias main stream. Et qui est parfaitement accessible alors qu’ assez critique contre l’Occident et la France et bien que le support numérique soit facilement censurable , techniquement du moins, cfr l’exemple de l’Internet Chinois totalement filtré.

  2. Coluche: La dictature c’est ferme ta gueule, la democratie c’est parle toujours.
    Je pense que dans l’article vous confondez liberte d’expression et democratie. Biensur qu’en France il y a un niveau haut de liberte d’expression. Seul ceux qui n’ont pas vecu dans un pays autoritaire peuvent le nier. Biensur qu’il y a souvent deux poids deux mesures mais cela tient de la force. de l’unite et du lobbying de certains groupes: Au lieux de pleurinicher et de crier a l’injustice les musulmans devraient depuis le temps avoir compris les regles du jeu et faire de meme. Exemple: Beur FM existe non? mais les emissions et le niveau est juste pitoyable! Chaque annee on se reunis au Bourget non? est ce que ca ete interdit? Mais qu’est ce qui en resort de concret? c’est juste une occasion d’acheter des livres du parfun/musc et croiser les doigts pour rencontrer l’ame soeur.
    Bref, avant de pleurer sur un soit disant manque de liberte d’expression encore faut-il:
    – avoir quelque chose a dire
    – des gens en nombre assez intelligents pour savoir comment les dire
    – comprendre les regles du jeux mediatique et se les approprier a coup d’unite (Oumma?) de sacrifice financier.
    Tout un programme

  3. Et à l’échelle internationale trois agences de presse monopolisent la quasi totalité des flux d’informations où s’abreuvent les médias concentrés dans les mains de quelques “happy few”. On saura donc en “prime time” qu’il y a eu un grave incendie de forêt au Wyoming mais les mercenaires des transnationales du Coltan tueront en silence 3 à 5 millions de Congolais et le monde ignorera que les Gazaouis sont réduits à consommer une eau contaminée qui les rapproche de la mort.

  4. Ce n’est pas souvent que je partage les arguments présentés pas M. Guigue, qui trop souvent, dans son approche d’une problématique, a tendance à jeter le bébé avec l’eau du bain. La nuance existe et elle est la preuve d’une certaine souplesse intellectuelle.
    Mais sur ce sujet précis, il n’y a pas photo, comme on dit. Croire à la liberté d’expression en France relève en effet du conte de fées. M. Guigue cite à juste titre cette convergence néfaste du pouvoir économique et des idéologies dominantes qui verrouillent la soi-disant liberté d’expression.
    _Charlie Hebdo_ a le droit d’insulter les musulmans, c’est apparemment leur liberté en action. Mais si vous critiquez Israël, vous êtes un antisémite. Sur les plateaux de télévision, on invite le rapper, le comique ethnique, le jeune de banlieue quasi analphabète, sans oublier le “Muslim” de service qui va faire peur à la bonne ménagère qui-n’est-pas-raciste-mais-trouve-que-Marine-a-raison… Où est passée la classe moyenne, éduquée et intégrée, issue de la condition postcoloniale? Pourquoi est-elle réduite au silence, ou rendue invisible? Quant à la presse qui vit sous perfusion des subventions d’État (c’est-à-dire vos impôts), essayez-donc de faire publier une tribune dans _Le Monde_ où vous débattriez de la constitutionnalité de la loi de mars 2004 qui stigmatise les musulmanes. Good luck.
    La liberté d’expression c’est la licorne de l’idéologie républicaine française, plus on en parle, moins on la voit.

  5. Voir faire de la dentelle à la sulfateuse à un degré tel, avec la retenue nécessitée et sans surcharge du point, non-plus, avec beaucoup de vérités “enfin” envoyées… pour un modeste connaisseur, c’est un régal ! — Après, ceci étant dit, la conclusion me semble un peu raccourcie, ou en pirouette… l’essentiel ayant été, certes, par ailleurs dit !
    Mais il faut bien dire que si, pour exemple, les USA, auparavant, avaient une ou des lois contre la concentration outrancière des moyens : d’exploitation, de production, d’information… bref, contre les gros conglomérats visant “le monopole” (ou “trust”) dans un domaine ! — pratique qui avait été par eux jugée fort dangereuse ce pourquoi elle fut interdite ! — Cependant, vu la configuration des autorités en place, cette loi(ou ces lois) connue(-es) comme “anti-trust” – reste(nt) et restera(ou -ront) lettre(s) morte puisqu’il n’est finalement personne pour vouloir, voire pour pouvoir ! la(ou les) faire appliquer !
    …Et l’on sait que ceux qui ont, ou “ont voulu”, dénoncer les manigances des obscurs arrières-loges sollicitant ou étreignant les membres de la cour d’un quelconque pouvoir, depuis une place haute, — et dans un pays ou la base du peuple et les différents étages du pouvoir étaient touchés par cette corruption, sociale et morale (instillée elle-même par de cruelles et trompeuses élites a-patrides, a-morales, anti-théiste, et non a-théiste, car satanistes de surcroît ! et possédant de forts pouvoirs de séduction) — y ont perdu la tête, rapidement et subitement après !
    …et de rares fois, “n’y ont perdu que la place” ! mais, ils sont alors devenus les parias d’un système qui les aimait (et ce par un effet “magique” des médias dominants et des instances régulatrices – telle la justice -, mais avant, ou après “coup”, eux-même dominés !) …et ce, à de rares exceptions !
    Bref, cela pour dire que veillez à empêcher (et cela est déjà dans la loi française aussi, si je ne m’abuse) l’acquisition des médias par des gens puissants pour en faire un outils de domination totalitaire insoupçonnable et insoupçonné, c’est bien ! ceci dit, il faut encore pouvoir l’appliquer, et là, si jolie soit-elle ! il semblerait bien que c’est toute la machine de ce système – que, par ailleurs, l’on vente au monde entier, et que l’on veut même exporter aux gens, ouvertement contre leur gré, voire à l’insu de leur plein gré – …qui est grippée ! ou plutôt rouillée… voire même a-t-elle fait la démonstration de son inefficacité et de sa caducité !
    Je me pose donc la question : Comment, un système qui rejette Dieu, pour lui-même, et en rend obligatoire Son rejet pour les autres, qui efface les commandements que, de Lui, il gardait, pour en écrire, de ses mains, des tous-contraires, quand toute la base et la ceinture de son peuple, qu’il n’entend-mais, se lève pour lui crier “non !”, comment-donc un tel système ne finirait par s’effondrer par sa base jusqu’à en toucher le sommet… ?!
    wa Allahu al-musta’ên !

  6. Tout est dit : “la propagande est à la démocratie ce que la matraque est à la dictature”.
    Malheureusement beaucoup de nos concitoyens musulmans ou de culture musulmane tombent dans le piège et croient (à tord) que l’occident est un bon exemple de liberté d’expression.

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