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L’Hégire comme destin et la Futuwwa comme chemin (partie 1 sur 2)

Réenchantement du monde et Nomadisme de l’Ame arabo-musulmane

« L’envoyé de Dieu a dit : « Marchez ! Les esseulés arriveront les premiers ! »
On lui demanda : « O envoyé de Dieu ! qu’est-ce que les esseulés ? »
Il répondit : « Ce sont les « frémisseurs », qui frémissent à la pensée de Dieu ; la pensée de Dieu enlèvera leurs fardeaux, de sorte qu’ils viendront légers au Jour de la Résurrection. » 
Hadith prophétique

« La futuwwa est l’émigration vers Dieu de tout son cœur et de tout son être, ainsi que nous le rapporte Dieu Lui-même – exalté soit-Il ! – Lot, donc, crut en Lui, et dit : « Oui, j’émigre vers mon seigneur ; c’est lui le Puissant, le Sage » (XXIX/26) »
Sulami

« Nous allons, tout un chacun, par les routes, par les chemins,
Pérégrinant au gré du vent, Dame Fortune nous guidant.
A son rythme va chacun, par les routes, par les chemins,
Au hasard des paysages en questionnant chaque image »
Chanson contemporaine de l’Ensemble médiéval Les Derniers trouvères

 

L’Hégire (hijra) n’est pas uniquement un événement de l’histoire de la première communauté (oumma) musulmane. Elle n’est pas seulement un épisode de la vie du Prophète Mohammed (que la paix soit sur lui), un élément de sa biographie ; et il est triste de constater que souvent l’Hégire n’est compris que sous l’angle d’une historiographie qui prétend circonscrire et expliquer par des « faits objectifs » l’impulsion originelle de l’Islam. Ce que nous proposons ici, ne relève pas d’une explication de texte, mais veut être plutôt une sorte de méditation poétique d’un fait à la fois objectif et subjectif, historique et transcendantal, existentiel et essentiel.

Si nous prenons au sérieux les historiens de l’Islam, l’Hégire renvoie à la traversée du désert entre la Mecque et Yathrib (qui allait devenir al-Médina, la Ville !), dans la péninsule arabique, par le Prophète Mohammed (que la paix soit sur lui). On ne s’intéressera pas ici au contexte socio-politique de cet événement (la persécution par les marchands mecquois), mais à ceci : l’Hégire résonne dans notre propre conscience comme la métaphore vive de la nature profondément passagère de notre existence. L’Ame arabo-Musulmane, en se donnant comme destin le retour au Principe originel, à l’Un, se fait âme cheminante, âme pèlerinante. Notre intuition et que cette Ame est fidèle à son destin dans la mesure où elle se fait hégirienne.

Pèlerinage de l’Âme

Le voyage de l’Ame (qui devrait être celui de la Conscience de toute notre oumma et, au-delà, de toute communauté humaine) se déroule dans quatre directions : un espace et un temps objectifs, d’une part, et un espace et un temps subtils (au sens d’intérieur), d’autre part. L’Hégire désigne un mouvement dans un espace concret et, simultanément, un mouvement dans le temps concret. Est-ce un hasard, ou au contraire le signe d’une « Claire-conscience », d’une « Claire-voyance » de la oumma, si cet événement fût pris comme point de départ, espace d’envol, de la temporalité islamique : le calendrier musulman commence en 622 de l’ère chrétienne ! Mais, l’espace et le temps ne se réduisent pas à ces dimensions objectivables. L’espace-temps de la Création (khalq) est un cosmos vivant, véritable biodiversité d’images archétypales, de théophanies qui subtilement disent une profondeur et une légèreté, une altitude et amplitude. Ces images archétypales sont des signes qu’il nous faut lire. Nous sommes appelés, comme hégiriens, comme cheminants , comme pèlerins, à faire de nos vies des explorations de cet univers qualitatif qui, malheureusement, est souvent réduit à une collection de choses inanimées, séparées, fixes, désenchantées. La langue arabe dit merveilleusement, comme une Mère veilleuse, cette subtilité, cette profondeur qualitative de l’univers : ce que nous pourrions prendre, si notre conscience cessait d’être en quête, pour des choses qui sont en réalité des signes, des ayât. Or, ce terme désigne également les versets qui composent la parole divine telle qu’elle se révèle à travers le Coran. L’univers, comme espace-temps objectif et comme espace-temps transfiguré et signifiant, est un Coran cosmique.

Notre pèlerinage, dans nos existences, est une odyssée faite de lectures, d’interprétations, de psalmodies. L’humanité que nous habitons est une humanité littéraire et, dans la perception arabo-musulmane, une humanité poétique. Même si ce mot est du romantique allemand Holderlin, un Arabe et un Musulman se reconnaîtront pleinement dans cette vérité : il faut habiter le monde en poète  ! Là encore, la langue arabe dit une autre merveille : l’habitat, la maison, la demeure est dite bayt. Et ce mot désigne également le vers du poème…. Le pèlerin est un meddah, un maître du Conte. Mais, nous nous tromperions, si nous comprenions cette maison, ce bayt, comme lieu fixe. L’image qui nous vient à l’esprit est celle de la caravane. Le caravanier chaque nuit pose sa demeure dans un lieu différent et pourtant, à chaque fois, il y a au sein de la tente la même structure, le même ordre. Si l’ordre n’était pas dynamique, il serait rigidité. Et si le cheminement n’était pas ordonné, si le pèlerinage de l’âme n’était pas polarisé par cette quête de l’Un, il serait éparpillement, dispersement.

Au contraire, la philosophie islamique hégirienne nous propose une voie de réalisation spirituelle qui est une véritable écologie, extérieure et intérieure, une écologie des mondes aux alentours et des mondes dont les lieux sont situés dans notre propre profondeur. Et toujours, l’esprit qui guide à cette transhumance spirituelle est d’exploration et non de conquête. C’est d’ailleurs en explorant les mondes en vue de l’Un que nous pouvons maîtriser les énergies de la terre. Le contre-esprit de conquête, lui, tuera ces énergies. C’est d’ailleurs une discipline de la chevalerie spirituelle musulmane, la futuwwa, que de maîtriser les énergies du cimeterre et de la lance. La futuwwa se veut pratique du jihâd majeur, autrement dit d’un effort chevaleresque visant à stabiliser, d’une façon dynamique, notre âme.

De la filière de la futuwwa

Parmi toutes les institutions de la civilisation arabo-musulmane, celle de la futuwwa nous parle au cœur d’une façon toute particulière. Méconnue par la plupart des Arabes et Musulmans d’aujourd’hui, la futuwwa a pourtant, durant plus d’un millénaire, illuminée notre Moyen Age qui fut tout, sauf un âge moyen ! Ce terme renvoie à une racine de la langue arabe qui désigne la jeunesse : le fata est le jeune homme par excellence et cela bien avant la naissance de l’islam historique. Le Coran utilise le terme à propos d’Abraham, appelé également khalil Allah, l’Ami de Dieu…. (XXI/60). La futuwwa est le nom des grands mouvements de la jeunesse arabe et musulmane, notamment dans les grandes cités du Machreq, du Maghreb, de Perse, etc. Mais cette juvénilité est toute singulière car transcendantale, les qualités de cette jeunesse étant celles d’une chevalerie célestielle. La futuwwa est ainsi traduite par chevalerie…. L’idéal chevaleresque en islam n’est pas une pratique mortifère ou sombre. Le fata-chevalier  est un chevalier joyeux, car ses cheminements, ses pérégrinations, qui sont son existence même, le mènent à chaque fois à des aspects différenciés de l’unique Réalité, al-Haqiqa. Le spirituel Abû abd al-Rahmân ibn al-Husayn al-Sulami, qui vivait au Xème siècle, est l’auteur d’un traité mystique sur la futuwwa. On peut y lire ceci :

« La Futuwwah c’est avoir un sens de la convivialité et de savoir goûter à des relations joyeuses et amicales. Il nous a été rapporté d’après Husayn Ibn Zayd que celui-ci demanda à Ja’far Ibn Muhammed :

–  Puis-je donner une vie pour toi ! le Prophète avait-il l’habitude de plaisanter amicalement avec les autres ?

Il répondit :

–  Dieu l’a pourvu d’un caractère d’une extrême noblesse dans la façon même qu’il avait de plaisanter amicalement avec les autres. Dieu a envoyé Ses Prophètes et il y avait en chacun d’eux une certaine contrition. Puis il a envoyé Muhammad dont l’état était celui de la compassion et de la miséricorde. Un signe de compassion pour ceux de sa communauté consistait précisément dans le fait qu’il leur parlait d’une manière aimable et plaisante. » (Futuwwah. Traité de chevalerie soufie, Paris, éd. Albin Michel, 1989, traduit par Faouzi Skali, p. 58)

Il y a une relation d’intimité entre jeunesse, chevalerie, joie, noblesse de l’âme et les spirituels de l’islam citent souvent ce dit prophétique (hadith)  : « J’ai été envoyé pour parfaire la noblesse du comportement ». Et parmi les qualités les plus importantes que la fata-chevalier doit pratiquer, est la générosité. Si la vie est un passage qui va de l’Origine vers le Vivant par excellence, alors le cheminement ne peut être que gratuit, sans compte, sans marchandage. Le don est ici lien social, fondement de l’amitié, élan vers la transcendance. Il faudrait lire, sur cette question, et sur la futuwwa en général, le très beau livre de Laila Khalifa, Ibn Arabi. L’initiation à la futuwwa (Paris-Beyrouth, éd. Albouraq, 2001).

La filière de la futuwwa fut incontestablement une filière de justice sociale : le don et la générosité se pratiquaient entre les frères, les amis de cette chevalerie, mais également dans l’espace public. C’est ainsi que la futuwwa renvoie également à l’institution des corporations de Métier, des guildes, dit autrement dit du compagnonnage et selon certains historiens, il est probable que nous avons là, l’une des sources du compagnonnage médiéval européen. Il existait des futuwwa d’artisans, d’arbalétriers, des archers, des courriers, de bâtisseurs de mosquées.

Jeunesse, chevalerie célestielle, compagnonnage, la futuwwa est un trésor de la civilisation arabo-musulmane et, dans la mesure, où la quête spirituelle qu’elle dynamise, qu’elle fertilise, est intimement liée à notre humanité, elle est éternelle et donc susceptible d’être encore vécue aujourd’hui. En fait, notre idée est plus radicale encore : la futuwwa ne doit pas être considérée comme une possibilité héritée d’un passé, certes glorieux, mais comme un impératif, une exigence, à la fois pour des raisons sociales et historiques et pour des raisons liées à la fitra de l’ »humain, sa nature première.

Futuwwa et réenchantement du Monde

Nous disions en commençant ce texte que les pérégrinations auxquelles nous sommes conviées se déployaient dans toutes les directions de notre univers. L’Hégire est un processus holistique, global, multidimensionnel. Nous l’avons vu avec la futuwwa  : l’idéal chevaleresque se vit entre transcendance et immanence, verticalité et engagement social, mystique et politique.

Aujourd’hui, lorsque nous regardons, même d’une façon distraite, le présent de notre monde arabe et musulman, nous ne pouvons échapper à un doute et certains, même, sombrent dans une sorte de désespérance qui se nourrit d’une actualité de crise, de conflits, d’occupation, de mal-développement social et économique, de dépendance à l’égard du monde occidental, de fondamentalisme étroit : la Palestine et l’Iraq sont les visages de cette tragédie arabe et musulmane d’aujourd’hui. De nombreux poètes arabes ont même associé la nakba, la Catastrophe de 1948 qui a vu la disparition de la Palestine, à la chute de la Grenade arabo-andalouse en 1492 !

La futuwwa peut être un recours à la désespérance en ce sens qu’elle réconcilie, face à l’islam occidentalisé, libéral et exogène d’un côté et le fondamentalisme étroit et bigot de l’autre, les univers de la vie intérieure et de la vie dans la cité, les quêtes spirituelles, intérieures, subjectives et les quêtes de justice sociale et de dignité. La futuwwa, comme jeunesse, chevalerie célestielle et compagnonnage, articule d’une certaine manière trois principes : un principe de responsabilité, un principe d’espérance et un principe de plaisir. Dit autrement, si la résistance à la désespérance ne se fait pas réenchantement du monde, c’est paradoxalement le contre-esprit mortifère de cette désespérance qui triomphe. La posture victimaire n’est pas chevaleresque et si un verset du Coran rappelle la posture du fata-chevalier, c’est bien cet impératif : «  Je vous exhorte seulement à une seule chose : Dressez-vous dresser vers Dieu… » (XXXIV/46).

La futuwwa à laquelle nous appelons doit être comprise à la fois dans la fidélité à la tradition médiévale – qui n’a pas dit son dernier mot malgré des siècles de décadence et une fascination contemporaine pour ce que le sociologue allemand Max Weber a nommé la « modernité capitaliste » – et dans l’imagination active de notre conscience. Il ne s’agit nullement d’un retour au passé, mais d’un retour au Principe, en opérant un détour par le legs médiéval, ses richesses et ses valeurs. Une futuwwa actuelle qui assumerait le meilleur du patrimoine arabo-musulman, du théologique au mystique, du légendaire au philosophique, du scientifique à l’artistique, de la grammaire sacrée au poétique, de l’érotique au juridique, etc., serait une futuwwa du IIIème Millénaire.

A suivre …

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