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L’Hégire comme destin et la Futuwwa comme chemin (partie 2 et fin)

Réenchantement du monde et Nomadisme de l’Ame arabo-musulmane

Une futuwwa pour la jeunesse musulmane d’Europe ? !

Métaphysiquement, notre jeunesse musulmane d’Europe se trouve dans une situation qui rappelle les Jeunes de la Caverne évoqués par le Coran (XV III/10,13). Est-il étonnant que ces jeunes soient désignés par le pluriel de fata : fityan  ! Ces jeunes, qui sont endormis dans la Caverne en attendant la sortie d’un sommeil qui dure depuis des lustres, sont des chevaliers du Ciel. La futuwwa, comme mouvement d’éveil vers la transcendance, éveil qui nous fait traverser le cosmos vivant dans lequel nous sommes, correspond à cette sortie du sommeil. Dans cette optique, l’entrée dans la filière spirituelle/sociale de la futuwwa est un processus de conscientisation. Prendre conscience, s’éveiller, c’est se dresser vers Dieu ! Mais cette attitude aristocratique (au sens noble du terme), car récusant la posture victimaire dont nous parlions précédemment, est exigence et effort. L’entrée dans la futuwwa, en vue de la réalisation spirituelle, de la justice sociale, de l’anoblissement des qualités de l’âme, entrée dans l’Hégire…

Entrer dans la futuwwa c’est donc faire la hijra, l’expatriement vers l’Un, non pas de soi à Dieu, mais soi à Dieu par le Monde. La futuwwa n’est pas une voie a-sociale, ni une fuite de la réalité. Bien au contraire, elle est la plus haute conscience de cette réalité et la plus haute possibilité de la vivre dans ce qu’elle nous offre de créativité, de liberté, de joie, et de la dépasser dans ses injustices et ses adhérences inessentielles. Ecoutons encore Sulami :

« La Futuwwah consiste à prendre conscience de la valeur de la situation où l’on se trouve à chaque moment. On nous a rapporté que Junayd a dit : « Les meilleurs œuvres consistent à agir selon les convenances de la situation où l’on se trouve ; que l’on ait en vue ses propres limites, les exigences de l’instant où l’on se trouve et la pleine conformité à son Seigneur.

Muhammed Ibn’Ali al Tirmidhi a dit : « Il n’est personne qui ait su agir selon les convenances de la situation où il se trouve à chaque instant et dans tous les états, que al Mustafa disant en ce monde : « Je T’ai soumis mon âme, je T’ai remis tout ce qui me concerne entre tes mains et je me suis abandonné à Toi. » Et il a dit aussi : « Je m’en remets à Toi de Toi-même »

Et lorsqu’il se trouve dans la présence divine, Dieu – exalté soit-Il ! – a rapporté à son propos ce verset où il fait son éloge et qui fut pour lui la meilleure des parures : « Tu es vraiment d’une grande noblesse de caractère » (LXVIII/4) » (idem, p. 108)

La futuwwa est donc conscience vive de l’instant, afin d’en actualiser ses potentialités créatrices. Cette actualisation n’est possible que si nous entrons dans la Présence divine. Or, celle-ci n’est pas autre chose que le Monde dans sa profondeur qualitative. Lorsque nous contemplons le Monde dans ses images archétypales, ses beautés, nous contemplons l’Un qui se donne à nous à travers ses Noms et Attributs qui irradient l’Univers, qui font qu’il est cosmos et non chaos. Nous parlions d’une écologie spirituelle à propos de l’élan hégirien et c’est justement à travers elle, grâce à elle, que la Présence divine se manifeste. Notre jeunesse musulmane est appelée à cette écologie spirituelle. C’est l’un des signes de la futuwwa du IIIème  Millénaire.

La futuwwa d’aujourd’hui prendra son essor selon des formes inédites, et dans des contextes improbables. Nous ne croyons pas que la vie associative actuelle de notre communauté musulmane soit de nature à générer une telle dynamique chevaleresque. Ses mouvements de jeunesse ne sont encore que des mouvements de résistance et insuffisamment des espaces de réenchantement du monde et de liberté créatrice. Certes, la résistance est d’une importance cruciale en cette période et les coups que cette communauté reçoit, par exemple en France, de la part d’une société post-coloniale qui prolonge la logique coloniale d’antan, méritent une réponse ferme et non un repli ou une fuite ou, pire, un renoncement.

Le fata-chevalier assume ses responsabilités : maintenir et déployer dans la oumma et dans la vie en général les qualités chevaleresques dont il est dépositaire. Mais il est des résistances, légitimes, qui peuvent conduire à des impasses quand elles apparaissent comme résistances victimaires.

Avant d’être des victimes du racisme, des discriminations, des politiques coloniales/néocoloniales/postcoloniales, les Arabes et les Musulmans d’Europe sont les héritiers de l’une des plus grandes et des plus belles aventure historique qui, pendant au moins un bon millénaire, a irrigué l’humanité elle-même, y compris l’Europe. On se souvient du livre de cette historienne allemande, Sigrid Hunk, Le soleil d’Allah brille sur l’Occident. La futuwwa du IIIème  Millénaire devrait même assumer les nombreux héritages civilisationnels – avant même l’islam historique -, ne serait que pour contrer leurs captations/déformation occidentale (illustrées par les phénomènes du berbérisme latin en Algérie et au Maroc, du phénicianisme maronite au Liban). Le regretté Edward Saïd, figure illustre de l’intellectualité palestinienne, arabe et universelle, a écrit une belle œuvre sur cette question avec L’Orientalisme. L’Orient crée par l’Occident.

Là, la futuwwa rencontre et intègre la fantastique transcendantale (pour reprendre la belle expression du romantique Novalis) de toute une histoire : des poèmes des Mou’alaqat à ceux d’al-Moutannabi, de la hikma (sagesse) de ce fou de Louqman à la falsafa d’al-Kindi, de l’apophase des ces transcendantalistes qu’étaient les Néopythagoriciens et Néoplatoniciens de Syrie (de Jamblique à Syrianus, en passant par Damascius) et du harân à la fameuse école des Frères de la Pureté, ikhwan as-Safa. Bayt al-Hikma (Maison de la Sagesse) fut l’un des symboles de cette grandiose aventure humaine et spirituelle. Bagdad, en enfantant et en abritant cette institution transdisciplinaire, offrait au monde arabe, au dâr al-islam (Maison de l’Islam) et à l’humanité, une précieuse contribution. Des dizaines de traducteurs, de scribes, de philosophes, de scientifiques sauvegardaient et valorisaient les patrimoines antiques. Les jeunes Arabes et Musulmans sont les enfants de bayt al-hikma. D’ailleurs, c’est à Bagdad que le Calife Al Nasir li-Din Allah institua la futuwwa comme structure même de l’Empire arabo-musulman, en recevant, dans la grande tradition chevaleresque, l’investiture des mains du cheikh ‘abd al-Jabbar, représentant de l’Ordre de chevalerie dans la capitale abbasside.

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Il nous semble, et cela est une intuition, que la futuwwa re-naîtra de la rencontre entre des personnalités libres, jeunes hommes et jeunes femmes, personnalités non pas au sens social du terme, mais comme individualités qualitatives. Les critères, ici, ne sont pas les marques de la reconnaissance sociale, mais les qualités de l’âme, du dévouement dans l’Invisible, de la Claire-conscience. Sans nul doute, et avec l’aide de Dieu, ils se reconnaîtront, sur les chemins parcourus. Cela ne signifie pas que cette futuwwa ne soit liée qu’à une histoire d’individus. Cela serait remettre en cause sa dimension holistique et globale. En fait, le mouvement social, les actes de résistances, l’effervescence associative sont des conditions nécessaires, des conditions objectives. C’est souvent en situation de crise que des tempéraments chevaleresques se révèlent. A nous tous d’être attentifs.

Sous le signe de l’Araignée

Dans cette aventure que fut la traversée du désert entre La Mecque et Yathrib – traversée qui était comme la trace matérielle de l’Hégire, son déclencheur dans le temps de l’islam historique -, il y a un épisode qui nous a particulièrement parlé. A un moment, les marchands mecquois qui pourchassent le Prophète Mohammed et son compagnon Abû Bakr (que la paix soi sur eux) sont près de les saisir. Ceux-ci ont la vie sauve car, non seulement ils se cachent dans une grotte, mais aussi parce qu’une araignée, d’une façon toute miraculeuse, tisse une toile devant son entrée. Les mecquois font dès lors demi-tour : jamais le prophète n’aurait pu entrer dans cette grotte sans déchirer la toile !

Intervention divine, certes ! Mais O combien porteuse de significations singulières. La grotte est, dans de nombreuses cultures humaines, un lieu de concentration de grandes énergies, lieu tellurique par excellence ; elle est l’un des espaces de la puissance, de la générosité de la Terre. Dans l’imagerie des peuples du monde, on parle à son propos de la Vouivre, de Tarasque, du dragon. L’imaginaire arabo-musulman porte les traces de cette conception subtile de la Nature vivante. D’ailleurs, n’est-il pas significatif que ce soit dans une autre grotte, près de La Mecque, que ce même Prophète reçu de la part de l’Ange la première révélation, douze ans auparavant ? L’araignée, ici, dans le contexte, figure cette énergie de la Terre qui protège, sur ordre céleste, le Messager. De la grotte de la révélation à celle de l’araignée, nous avons une itinérance à la fois intérieure et extérieure sur les chemins de la Vouivre. La tradition arabo-musulmane possède la conscience de cette véritable géobiologie, de cette science spirituelle des lieux, aussi bien des centres de passage que des points reculés. On se souvient, toujours dans notre contexte hégirien, qu’à son arrivée à Yathrib, voulant ériger une mosquée, il se posa la question de son site. Le Prophète demande à un….. animal, une chamelle de trouver le lieu adéquat ! Comme si les humains, pour diverses raisons, n’étaient plus en lien subtil avec les lieux subtils. Quoiqu’il en soit, la chamelle trouva ce point d’énergie, lieu de reliance entre terre et ciel. Devenant Médine, la ville du Prophète, point d’arrivée de l’Hégire, se donnait à l’humanité comme lieu saint, lieu de pèlerinage.

Grotte, géobiologie, lieu saint, araignée… Nous pourrions également évoquer une autre itinérance, une autre traversée des lieux, mais cette fois elle n’est plus tellurique mais cosmique, le Voyage nocture, le mir’aj, au cours duquel le Prophète reçut des enseignement divins. Significatif est le fait que le Prophète monta de ciel en ciel sur le dos d’une créature éminemment cosmique et magique, une jument ailée avec une tête de femme du nom d’al-bouraq. Reprenons le mot de Novalis : nous sommes en présence d’une véritable fantastique transcendantale qui nous ouvre la porte de cette écologie spirituelle à laquelle nous sommes conviés.

Le cheminement du fata-chevalier se fait dans une Nature vivante qui invite à la transcendance divine. En fait, cette Nature est l’immanence divine elle-même, la Présence, hadra, de Dieu nous parlions, une présence composée d’une infinité d’images, de couleurs, de visages, de sons, de parfums, qui sont autant d’éclats matérialisés de l’Un. Le grand spirituel Dhû l-Nûn al-Misrî s’exclame ainsi :

« O Dieu, je n’ai jamais  prêté l’oreille au cri des bêtes sauvages ni au bruissement des arbres, au clapotement des eaux ni aux chants des oiseaux, au sifflement du vent ni au roulement du tonnerre sans percevoir en eux en témoignage de Ton unité – wahdânîya – et une preuve de Ton caractère incomparable » (cité dans Anthologie du soufisme, Paris, éd. Albin Michel, 1995, p. 198)

La futuwwa est un chemin initiatique à travers le Monde, ses lieux, ses points d’énergie, et le jeune chevalier est un itinérant. Cela ne signifie nullement qu’il doive quitter ses points de repères. Au contraire, dans le désert, le chamelier est en quête de ces points, qui, souvent, sont dans le Ciel, à travers les étoiles. Le Ciel est aussi lieu de la Présence divine. Le Coran ne dit-il pas que Dieu est le Seigneur de Sirius ? En fait, être un itinérant de l’âme, avoir l’âme hégirienne, c’est ne pas se satisfaire des acquis, c’est se défaire des habitudes, des imitations (taqlid), des idées fixes, des idées toutes faites, et même de cette pseudo-pensée spirituelle – constituée d’une suite d’idée-fixes se donnant l’apparence d’une pensée fluide, vivante, mouvante –  qui pollue notre jeunesse (nous faisons allusion aussi bien à cet « islam » à la française, « libéral », « moderne », « républicain », assimilé qu’à cet « islam » juridico-moraliste, castrateur, apocalyptique, culpabilisant et bigot).

Dans la littérature traditionnelle arabe, al-adab, il est coutumier de célébrer les hautes figures de la civilisation. A propos de la futuwwa, Laila Khalifa souligne que trois noms se dégagent et qui se situent dans une période antérieure à la naissance de l’islam historique, trois figures archétypiques : Imru’ al-Qays, ‘Urwa Ibn al-Ward et Hatim al-Ta’i. Elle nous dit que le premier est le prince héros, le deuxième, le héros vagabond et, enfin, le troisième, le maître généreux. Plus tard, c’est ‘Ali qui se verra désigner comme le fata par excellence, et cela par le Prophète lui-même : « La fatâ illâ ‘Ali wa lâ sayf illâ dhû al-fiqâr  » (Il n’y a pas d’autre fata-chevalier que ‘Ali et il n’y pas d’autre chevalerie que dhû al-fiqâr  (nom de l’épée de du Prophète) (pp. 128-145). Nous avons là des figures exemplaires, des paradigmes, des archétypes.

Notre jeunesse musulmane en Europe, comme toutes les jeunesses du monde, dispose de toutes les qualités pour se dresser vers le Ciel, pour explorer la Terre, pour incarner ces vertus précieuses que sont la générosité, la vaillance et la joie. Comme nous le disions, c’est à nous tous et toutes d’être attentifs à ces nouvelles figures de la futuwwa d’aujourd’hui. Elles sont notre espérance.

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