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L’existentialisme, un cas pratique “d’occidentalisme islamique”

L'existentialisme est sans conteste l'une des doctrines philosophiques occidentales qui a le plus suscité de commentaires, négatives comme positives. C'est d'ailleurs pourquoi son inventeur, Jean-Paul Sartre, voulant s'en justifier en répondant à ce qu'il considérait comme de mauvaises interprétations de sa propre pensée, accepta l'idée d'une conférence qu'il donna, au sortir de la Seconde guerre mondiale, en 1945 à Paris, devant le grand public.

C'est à partir de la retranscription écrite de ladite conférence (L'existentialisme est un humanisme, 1946) que cet article tentera de répondre à la question suivante : peut-on intégrer l'existentialisme dans une pensée islamique authentique ? Dans quelle mesure cela serait-il un exemple porteur pour l'occidentalisme islamique(1,2) ?Conscients que cela peut nous aider à trouver une méthode d'acculturation des doctrines occidentales dans le moule islamique de notre pensée, nous garderons tout de même à l'esprit que la conférence en elle-même ne fut qu'une synthèse "vulgarisatrice" de l'ouvrage de référence de l'existentialisme chez Sartre (Etre et Néant, 1943), et qu'elle ne saurait donc être la présentation totale et exhaustive d'une idée philosophique forcément complexe, rejoignant ainsi Arlette Elkaïm-Sartre dans la mise en garde qu'elle rédige, en ce sens, dans la préface de l'ouvrage reparu en chez Gallimard en 1996. D'autant plus que par souci de brièveté dans le cadre de cet article, nous nous sommes cantonnés à ne faire ce travail que sur les quelques énoncés de Sartre sélectionnés parmi tous ceux présents dans les quarante-huit premières pages de cet ouvrage qui en compte cent-neuf.

Précautions d'usage ou élaboration d'une méthode d'acculturation

L'un des buts de la philosophie est la recherche constante de ce que j'appelle le "vrai préexistant à soi". Utilisant la raison de l'homme, cette science est une quête perpétuelle, sans à priori, de ce qui est vrai. Elle est donc la mise au jour de ce qui est du domaine de la vérité, par soi, alors même que celle-ci n'a pas encore été pensée. De ce fait, toute croyance (ou absence de croyance) n'est pas, en soi, une justification de la philosophie lorsqu'elle procède de la raison pure.

Au contraire, si une foi (ou son absence) sera comme le vernis englobant la pensée de tout philosophe, elle est exclue de la raison universelle pure. Ou plutôt, parce qu'il est un fait indubitable que la croyance et la non croyance existent simultanément, en toute sincérité, sur terre, le domaine de la foi ou de son absence ne saurait être ce qui validerai, par la raison pure, tout ce qui sera découvert grâce à la réflexion.

Ainsi, ce n'est pas un mensonge que d'affirmer que tout énoncé philosophique est universellement vrai, en soi, si et seulement si, il ne découle pas d'un a priori.
C'est d'ailleurs ce que Sartre dit avec force dans sa conférence. Il prend notamment l'exemple de l'interprétation des signes comme marque de la liberté humaine (p.35 et p.40). En effet, si je crois et que je suis convaincu de l'existence de Dieu, tout ce que je verrai sur terre sera finalement l'œuvre d'un signe de mon Créateur, sur lequel je n'aurai aucun doute. Mais si je ne crois pas, je n'y verrai que l'action de la nature, ou du lien de cause à effet, ou encore du hasard. Cette vérité universelle de l'homme est d'ailleurs pointée par Dieu, avec l'exemple du moustique présent dans le Coran : "Certes, Allah ne se gêne point de citer en exemple n´importe quoi : un moustique ou quoi que ce soit au-dessus; quant aux croyants, ils savent bien qu´il s´agit de la vérité venant de la part de leur Seigneur; quant aux infidèles, ils se demandent qu´a voulu dire Allah par un tel exemple ?" (s. 2, v. 26) .

L'une des césures principales de l'humanité en ce monde réside précisément dans la croyance ou l'absence de la croyance, alors que la raison est universelle pour penser le monde. La raison est donc un lien indéniable entre les hommes, grâce à laquelle peuvent circuler librement les idées et concepts qui ensuite s’accultureront à un a priori assumé. Le nôtre est islamique. Il est donc une foi que l'on adjoint à une raison pure, pour produire une pensée islamique sur le monde.

Distinguer le raisonnable de l'a priori

Cependant, si tout énoncé philosophique est vrai en soi tant qu'il est le résultat de la raison pure, c'est que nous devons dans un premier temps écarter tout autre assertion qui proviendrait de la foi (ou de son absence), et l'analyser précisément dans le moule islamique de notre pensée, avant de l'intégrer à notre propre réflexion.
Car, étant donné que nous considérons le Coran comme étant la Parole de Dieu, et si, simultanément, nous avons l'intuition que tout ce qui procède de la raison pure est la découverte de ce qui est le "vrai préexistant à soi", nous devons donc être convaincus que nous sommes légitimes en tant que philosophes, lorsque nous accolons le vernis de notre religion à notre propre pensée pure.

Vernis que nous souhaitons expliciter par une démonstration intelligible, à l'adresse des croyants, comme des non-croyants. Vernis que nous considérons valable dans un énoncé philosophique, tout simplement parce qu'il est notre a priori guidant notre propre pensée, auquel nous tenons, sans qu'il y ait forcément de preuve indubitable de sa vérité en tant que telle pour ceux qui engageraient leurs réflexions raisonnées à partir d'autres a priori de pensée non rationalisables en soi, mais dans lesquels ils trouvent leurs justifications et qui sont un athéisme ou une autre religion que l'islam.

Sartre lui-même, alors qu'il le dénonce lorsqu'il s'agit de faire procéder sa pensée d'une croyance religieuse, utilise son propre a priori (athée) pour en déduire un certain nombre d'énoncés qu'il présente comme vrais. Ainsi, dit-il, "si (…) Dieu n'existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite.(…) Nous sommes seuls, sans excuses.(…) l'homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu'il ne s'est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu'une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu'il fait" (p. 39-41). Cet énoncé se divise en deux plans : l'un est incontestablement un a priori (Dieu n'existe pas), duquel découle le second qui est une vérité philosophique résumée en le fait que "l'homme est condamné à être libre", car s'il ne
s'est pas créé lui-même (ce qui est vrai), il n'en demeure pas moins responsable de ce qu'il fait (ce qui est encore vrai).

Après avoir rejeté le préjugé sartrien de la non-croyance qui ne peut évidemment pas s’accommoder avec notre foi en l'existence de Dieu, nous pouvons nous attaquer à la deuxième partie de la démonstration, qui est la plus importante. Elle n'est pas à rejeter en soi car elle est le produit de la raison, celle de Sartre, et que celle-ci, lorsqu'elle est pure, ne cherche qu'à établir le "vrai préexistant à soi". Que dire donc du fait que l'homme est condamné à être libre ? Il l'est bien, en ce sens où, à la différence de tous les autres êtres vivants peuplant cette terre, il est le seul à jouir de la liberté de choix et d'action, à en être conscient, sans jamais avoir, justement, choisi de l'exercer puisque sa propre volonté n'est pas à la base de sa propre existence. Ainsi, avec Sartre, l'existence précède réellement l'essence, puisque l'être humain, qui était néant avant qu'il ne soit dans ce monde, connait ensuite une trajectoire libre de mouvements au sein des catégories de pensées et d'actions (les possibles sartriens, p.48) qu'il rencontrera le long de sa vie.

Condamné à être libre, l'homme fera donc le choix qui lui conviendra. Et pour nous, musulmans, ce choix est celui d'un "présent-être" continuel et spirituel, c'est-à-dire d'un état de croyance perpétuel en l'Unique, pour atteindre l'essence que l'on vise, par un mouvement d'âme qui, face à son destin, parvient à un état d'esprit conscientisant la présence de Dieu, auquel on s'abandonne librement en vue de la vie après la mort. Notre existence sert donc à atteindre l'essence, inexistante en début de vie, mais potentiellement palpable à l'heure de vérité, lorsque l'on basculera de ce monde-ci vers l'autre monde. Sartre a donc raison, selon notre propre conception islamique du monde, quand il dit que l'existence précède l'essence.

Et ceci est, d'ailleurs, confirmé par la partie suivante du verset du Coran : "Ils diront: "Notre Seigneur, Tu nous as fais mourir deux fois et redonné la vie deux fois: nous reconnaissons donc nos péchés. Y a-t-il un moyen d'en sortir?" (Coran, s. 40, v.11). La première mort est celle d'avant notre création, lorsque nous n'étions rien. Tandis que la seconde est celle dont on a conscience, celle qui imprime en l'homme le savoir de sa finitude terrestre, indépassable.

L'existentialisme est un humanisme islamique

Le principe le plus important de l'existentialisme, déjà abordé ci-dessus, procède de l'idée que "l'existence précède l'essence" (p. 26). Or, encore une fois, Sartre fait découler cet énoncé de la non-existence de Dieu. Puisque Dieu n'existe pas, il n'y a pas de concept définissant l'homme lors de son apparition dans le monde. Il n'acquerra l'essence qu'ensuite, en fonction de ses choix le long de sa vie. Peut-on dire, si nous croyons en Dieu, que l'existence précède l'essence ? Si c'est pour en déduire que Dieu n'existe pas, nous devons impérativement repousser cette idée. Même s'il est possible que l'intuition sartrienne du préalable de l'existence soit née dans l'esprit de son inventeur indépendamment de son athéisme, dont il se serait ensuite servi, peut-être inconsciemment, en tant que justification ?

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Cependant, il est clair que la doctrine islamique de l'homme prévient chacun y adhérant que l'être cherche à atteindre une plénitude ici-bas, pour "gagner" son paradis. C'est pourquoi nous pouvons très bien affirmer, à ce stade et dans cette perspective, que l'existence précède l'essence.

Mais comme Dieu est à la base de notre création, n'y-a-t-il pas une essence déjà existante en nous au moment de notre création ? Pour répondre, il convient de définir d'abord ce qu'est l'essence. Il s'agit de ce qui définit l'homme en tant que tel, indépendamment du mouvement qui s'impulse en lui par son existence. L'essence est ce qui est universellement en l'homme. La finitude de l'être humain est, par exemple, une essence partagée par tous, comprise immédiatement sans nul besoin de se répéter que nous sommes tous mortels. En cela, à rebours de Sartre, l'essence précède l'existence. Elle est la condition pure, sine qua non, des modes d'existence. Sans elle, il n'y aurait rien de ce que l'on connait constituant l'humain. Et c'est en fonction de cela que nous pouvons dire que Dieu nous crée avec une essence universellement partagée, même entre ceux qui vont devenir croyants et ceux qui ne le seront pas.

Mais l'essence n'est pas la substance, c'est-à-dire qu'elle ne rend pas efficacement compte de la nature invariante de l'homme, malgré les accidents de la vie (qui sont des changements de son apparence physique et de sa moralité, envers lui et envers les autres). Or, l'homme vit et meurt, et pendant ce processus d'existence, atteint ou n'atteint pas une essence spirituelle qui n'existe pas au préalable. Et comme nous sommes convaincus du fait que l'homme est ici pour adorer son Seigneur, et que par cet acte-là, il gagnera un état lui permettant d'entrer au paradis, nous pouvons être d'accord avec l'énoncé sartrien disant que l'existence précède l'essence.

C'est parce que j'existe, sans l'avoir voulu, au fond, que je suis à même d'acquérir une essence que je me choisirai. Et en tant que musulman, cette essence, à cause de l'évolution inéluctable de la vie qui dirige tout être vers la mort, je la trouve dans une foi que je vivifie continuellement, dans mes actes envers moi-même comme dans ceux envers le monde. Mon existence, si elle précède l'essence, c'est parce que je suis libre de choisir ce que je serai. Et si je choisis la voie islamique, je donnerai raison à Sartre en disant que l'existence précède l'essence, seulement en ce sens que c'est à l'heure de ma mort que se décidera mon sort dans l'au-delà. Et puisque je ne connais pas l'heure de ma mort, je dois privilégier, comme dit plus haut, un "présent-être" continuel et spirituel, cherchant, par là, à acquérir une essence islamique de mon existence.

L'un des principes découlant de l'existentialisme affirme que l'homme est "responsable de tous les hommes". Puisque l'homme ne peut absolument pas dépasser le subjectivité humaine, lorsqu'il se choisit une existence en toute liberté, il la choisit obligatoirement pour tous les hommes. En effet, et par notre seule raison pure, indépendamment de notre foi, nous pouvons rejoindre Sartre, qua
nd il dit que l'homme est en une sorte de représentation de lui-même. Ce qu'il choisit d'être, il pense que cela est le bien pour tous. "Il n'est pas un de nos actes, en créant l'homme que nous voulons être, qui ne crée en même temps une image de l'homme tel que nous estimons qu'il doit être" (p.31-32). C'est pourquoi nous devons affirmer, en tant que musulman, que ce que nous choisissons pour nous-mêmes découle d'un acte de foi.

Il est donc, pour nous, le bien, en soi. Et nous souhaitons le partager à l'univers tout entier, sans que cela soit de l'ordre du dogmatisme ou de l'imposition puisque l'homme est libre de se choisir et donc de dire ce qui est bien pour les autres, qu'il soit musulman ou pas. Notre subjectivité musulmane doit se penser au service du monde, et non supérieure au monde.

Cette responsabilité est angoissante, selon Sartre (p.37). Elle l'est effectivement, quand on sait l'impact involontaire que toutes nos actions provoquent. Mais nous n'avons pas le choix. Nous sommes tous des êtres sociaux, amenés à prendre une série de décisions qui n'engage pas seulement que notre propre individualité, mais aussi l'humanité tout entière. Aussi, si je crois en Dieu, j'agis en me remettant à Lui. Mais j'agis tout de même. Je prends une responsabilité. Et par là, j'impulse un mouvement à l'Histoire. Ma conscience est libre. Et elle est conséquente puisque d'elle découle une évolution terrestre. Mais grâce à ma confiance en Dieu, je ne dois pas en être angoissé outre-mesure. Ma foi, qui n'est pas mauvaise selon ce que j'en pense, me fera alors dire ce que le Grand Senoussi disait à la suite de sa décision, désastreuse pour les siens, d'avoir engagé la lutte au nom du calife de l'islam contre les Britanniques en 1915 alors que ses partisans se battaient déjà sur deux fronts tenus par les Italiens et les Français : "Mais qui, Dieu excepté, peut dire si un homme a raison ou tort lorsqu'il obéit à sa conscience ?" (Le chemin de La Mecque, Muhammad Assad, 1976, p. 314).

Le délaissement, un autre des grands principes façonnés par l'existentialisme, est déduit du fait qu'aucune valeur, en soi, n'indique à l'homme ce qu'il doit choisir, puisque l'existence précède l'essence (p.41). L'une des justifications en est l'inexistence de Dieu, et donc de la nature humaine au commencement d'une existence. Comme toujours, si nous voulons connaître la pertinence de ce concept, nous devons mettre de côté la justification athéiste pour ne juger, en raison, que le principe philosophique.

Qu'est ce que le délaissement ? C'est l'état de l'homme qui est absolument libre, en soi. Ayant le choix entre de multiples possibilités, celles-ci se valent toutes, pourvu qu'elles soient choisies par l'homme, même si elles sont mauvaises. La liberté étant la condition préalable au principe de délaissement, ce dernier n'est pas incompatible avec notre propre conception islamique du monde. En effet, puisque c'est à moi que revient, en conscience, la liberté de choisir ce que sera ma vie, je peux très bien, parmi toutes les options qui s'offrent à moi, la projeter dans l'islam. Et seule ma conscience sera, in fine, le guide de mon choix, si elle se veut sincère.

Or, comme c'est en sincérité que devons croire selon l'islam, je peux dire que Dieu a laissé à l'homme la liberté dans le délaissement. Il l'a responsabilisé pour qu'il devienne ce qu'il veut devenir. Il lui a donné la faculté de choisir entre le bien et le mal, entre la croyance et la non-croyance.

Ainsi, si nous sommes délaissés sur terre, c'est pour que nos actes confirment nos sentiments, dont la logique ne peut ni se trouver en soi dans sa conscience, ni même se définir de manière absolue dans une morale prédéfinie (p.45). Et le sentiment le plus haut qui soit pour un musulman, c'est l'adoration de Son Créateur, Allah. Il doit donc sans cesse privilégier un "présent-être" spirituel, qui se construit pas des pratiques cultuelles (les actes) et par des réflexions sur la grandeur du monde et, comparativement, sur sa petitesse.

S'il est délaissé dans sa conscience, c'est pour qu'il se rende compte de la miséricorde de Dieu dans le fait même qu'il vive et qu'il existe, alors qu'il ne l'a pas décidé pour lui-même. Je suis en quête de l'adoration d'Allah, et pour confirmer ce sentiment, je dois agir de moi-même, en toute liberté, en me tenant debout dans le monde et en faisant face à l'avenir sans que je puisse le connaître, mais qui, indéniablement, me tendra un certain nombre de choix décisifs que j'aurai à faire, qui seront ce qu'on appelle dans la terminologie islamique de l'existence, des épreuves…

Conclusion

Ainsi donc, en reprenant succinctement quelques-uns des principes de l'existentialisme de Jean-Paul Sartre, nous pouvons dire qu'ils sont acculturables à notre propre vision islamique du monde. Cet exercice d'occidentalisme islamique, même s'il n'a pas été exhaustif, doit servir au moins à une chose : fixer notre relation à la pensée occidentale, afin de comprendre l'essence même des sociétés qui en ont découlé. Car si l'existence des sociétés occidentales précède leur essence, cette dernière se capte et se saisit dans l'effectivité desdites sociétés. Et puisque nous sommes aujourd'hui des musulmans occidentaux, l'Histoire occidentale peut nous aider à nous diriger vers l'essence que nous visons dans ce monde-ci, et qui est proprement islamique.

 

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