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L’évolution de la notion de vérité scientifique: de la vérité spirituelle à la vérité athéiste (1/4)

  1.  Introduction

Dans cet article, nous allons démontrer que la notion de vérité scientifique est d’origine religieuse et spirituelle et elle est demeurée en tant que tel jusqu’à Newton qui a fait reposer la cohérence et la consistance de son système physique et céleste sur Dieu. En cela, Kant avait mal compris Newton dans son élaboration de sa critique de la raison pure. C’est à partir de la réflexion de Kant au XVIIIe que la notion de vérité scientifique est devenue plus proche de l’athéisme que de la spiritualité.  Cette rupture devait permettre, selon Kant, de consacrer la toute puissance de l’entendement humain comme étant capable d’objectiver l’expérience à travers des catégories de pensée et sans l’aide d’aucune spiritualité. Or, cette critique a entraîné une rupture entre l’entendement humain est la réalité du monde qui dure jusqu’à aujourd’hui.  On va parcourir tout au long de cet article les conséquences de cette rupture.
Depuis cette époque la notion de vérité a pris plusieurs sens et a même évolué dans le temps en prenant des formes diverses. Mais le point de rupture se situe avec le kantisme qui a déplacé le centre de gravité de la notion de vérité de la spiritualité à autre chose de non spirituelle.

  1. La vérité scientifique et le but de la science : l’inévitabilité de la vérité spirituelle et critique des autres approches sur la vérité

La notion de vérité scientifique est appréciée selon les différents courants de pensée en histoire des sciences qui se séparent en quatre catégories en fonction de leurs buts ultimes, mais aussi de leur vision du monde.
La première catégorie qui vient à notre esprit en raison de ses liens avec la pensée kantienne pourrait être nommée « universaliste ». C’est un mouvement d’obédience conservatrice ou objectiviste qui considère la science comme un processus d’objectivation de la nature à travers l’élaboration des théories inductives et non à travers la simple observation des phénomènes.
Ces théories sont ensuite testées par l’expérimentation (Emmanuel Kant, William Whewell). Cette manière de penser les débuts de la science prétend avoir libéré l’esprit humain de la superstition, de la magie, de la sorcellerie et de l’alchimie. C’est pourquoi, on situe ses débuts aux grandes découvertes de Copernic, de Galilée et de Newton, des découvertes qui ont marqué la rupture avec la vision traditionnelle du Monde héritée de l’Église médiévale.
Comme on va le voir, ce courant est athéiste puisqu’il prétend affranchir l’esprit humain de tout lien avec la divinité.
L’autre courant rationaliste est d’obédience marxiste et lui aussi est athéiste. Il explique que la vérité scientifique n’est que le résultat de l’interaction des forces sociales qui incitent à la production des techniques et de la technologie comme des moyens pour dominer la Nature.
La domination de la Nature reflète les intérêts des classes dominantes au sein des sociétés durant les différentes périodes historiques. Le meilleur représentant de ce courant de pensée est J. D. Bernal[1] qui situe l’origine de la science à la naissance du capitalisme. Selon cet auteur, l’émergence de ce système de production et d’échange s’est accompagnée du développement de l’expérimentation et du calcul comme nouvelles méthodes de la science naturelle.
Selon cette vision, la transformation révolutionnaire des techniques a favorisé le développement de la science. Celle-ci a entraîné, à son tour, un essor rapide des techniques. L’effet combiné de ces deux phénomènes qui a été favorisé par les intérêts des classes dominantes durant le XVIe siècle a abouti finalement à la formation du complexe militaro-industriel.
Un troisième courant de pensée qui représente le couronnement des efforts de toute une génération d’historiens des sciences, a été inauguré par Thomas Kuhn, qui, dans son livre célèbre, « The Structure of Scientific Revolutions »[2] suggère la transition cyclique entre science normale et la crise puis à une autre science normale par le biais d’une « révolution » en postulant une irréversibilité du progrès scientifique, lequel ne peut agir sans l’apparition d’anomalies au sein des théories établies. La vérité scientifique, selon ce courant de pensée, est liée à la notion de paradigme qui réunit une communauté scientifique.
Toutefois, si on étudie minutieusement l’évolution de la science, on peut voir de près que les théories ont été parfois attaquées sans qu’il y ait anomalie, pour des raisons de conformisme, d’esthétique, de réalisme. Il n’est donc pas nécessaire que le passage d’un « paradigme » à un autre soit conditionné par l’apparition d’une anomalie.
Comme l’a évoqué à juste titre Gaston Bachelard, le passage entre la théorie newtonienne et la théorie de la Relativité générale n’est pas une transition, mais une « induction transcendante », puisque la théorie relativiste s’est attaquée à la « primitivité » de la notion de « simultanéité » et non pas au cadre strict de la théorie newtonienne.
C’est le même cas pour la géométrie non euclidienne, car Lobatchevski s’est attaqué à la primitivité de la notion de  « parallèles »[3].
L’histoire de l’optique ne reflète pas de même une transition unique et irrémédiable entre deux visions du monde antagonistes, ou, pour reprendre les mots du philosophe américain, une « incommensurabilité » entre la théorie ondulatoire et la théorie de l’émission, mais plutôt un processus complexe de rivalité sans répit entre les deux théories aboutissant successivement à des succès et à des échecs récurrents.
La théorie de l’émission était connue depuis Descartes et Gassendi, puis elle fut reprise par Newton alors même que la théorie ondulatoire était née avec Huygens grâce à l’expérience de l’astronome danois Rõmer. Puis celle-ci fut rejetée par Newton et Laplace. La théorie ondulatoire devait plus tard reprendre son essor avec les travaux de Young et de Fresnel.
Au début du XXe siècle, on assiste de nouveau à la juxtaposition des deux théories jusqu’à la « synthèse quantique », qui sera marquée par des découvertes inattendues, comme celle des photons par Einstein. La même situation se reproduit aujourd’hui en physique des particules avec la concurrence contemporaine entre le modèle standard et la théorie des super-cordes.
En fait, les savants n’attendent pas l’apparition d’anomalies dans les théories traditionnelles pour formuler de nouvelles théories. Kuhn nous propose un modèle de développement de la science qui pèche par son déterminisme et par son côté processuel, alors qu’en fait un tel progrès passe souvent par des voies inattendues, imprévisibles et originales.
De même, le concept d’« incommensurabilité» des paradigmes ne reflète pas nécessairement un trait authentique de la science. Un exemple suffit à le démontrer et il se réfère à un moment critique dans les débuts de l’astronomie moderne : contrairement à ce que certains milieux philosophiques professent, auquel appartient d’ailleurs Kuhn lui-même,[4] le système de Copernic ne transforme nullement la vision du monde à l’époque et ne se place pas, à première vue, en rupture avec le système de Ptolémée au double point de vue épistémologique et psychologique.
Du moins, le système de Copernic ne renferme pas une vision du monde nouvelle et irréductible à l’ancienne astronomie[5]. Il se distingue néanmoins grâce à une meilleure explication de certains phénomènes astronomiques (mouvement apparent de Mercure, Venus et Mars) ainsi qu’à un ordre plus systématique et simple des orbites des planètes.
Alexandre Koyré dans un travail remarquable sur Copernic[6] affirme que le savant polonais ne fut même pas un moderne. Pour être un peu paradoxal, ce dernier n’est donc pas « copernicien », son Univers n’est pas l’espace infini de la physique classique et il part des limites connues dans l’univers aristotélicien. Dans son système, le Soleil et au centre et autour du Soleil, il y a des sphères soutenant et portant les planètes et ces sphères sont réelles, exactement comme les sphères de cristal de la cosmologie médiévale[7].
L’auteur affine son analyse en parlant même d’un certain « Ptolémaisme » de Copernic : « … Mis à part sa rupture avec Ptolémée dans deux aspects (le rejet du géocentrisme et des équants), Copernic est resté, tout de même, imbu de concepts ptolémaïques et pourrait même être considéré comme le continuateur – le plus grand continuateur – de l’astronomie grecque. …Ceci est le verdict de Kepler qui, d’une part, dans son Mysterium Cosmographicum, défend Copernic contre ceux qui accusaient ce dernier d’avoir, sans justification, abandonné la vérité des Anciens…. D’autre part, dans son Astronomia Nova, il lui reprochera d’avoir servilement suivi Ptolémée en ayant été d’accord avec lui contre la préférence pour la nature [8]».
Voilà donc un témoignage intéressant qui récuse complètement la transformation révolutionnaire du monde attribuée à tort à la théorie copernicienne. Bien plus important, cette théorie n’est point          « incommensurable»  à l’astronomie de Ptolémée.
Une chose attire l’attention en examinant ces courants de pensée : c’est leur propension à différencier la vérité scientifique de quelque chose de différent, de « barbare» parce que cette vérité est entendue comme « absolue ».
L’approche objectiviste ou universaliste voit la science, comme une sorte de rupture avec le finalisme qui est connu dans les anciennes croyances magiques, alchimiques et astrologiques. Quant à Bernal, il réduit la vérité scientifique à sa dimension purement économique. Il y a quelque chose d’« idéologique » qui sous-tend tous ces courants de pensée. Quant à Kuhn, il explique la science normale par cette notion ambiguë et vague de paradigme. S’il n’y a pas de paradigme, la science ne peut progresser.
Au-delà de cette approche, il y a comme une rupture entre la raison et le monde. En laissant l’homme seul avec sa conscience et ses connaissances, il devient isolé et séparé et ne peut comprendre l’intelligibilité du monde.
Mais en reconnaissant que sa connaissance sur le plan subjectif et même les objets de sa connaissance sont d’origine divine, son intelligence renoue avec son origine et son essence et il n’y a plus aucune raison à cette spectaculaire et redondante rupture entre sa raison et le monde. Au lieu d’une telle rupture, on suggère que l’homme se réconcilie avec lui-même même s’il ne pourra jamais être certain que ses idées reflètent ce qu’il y a dans le monde. Cependant, il est confiant en ce que ces idées proviennent de son créateur qui l’a crée et a crée le monde. L’unité de la pensée humaine ne peut reposer que sur l’unité du divin.
Se situant en droite ligne avec cette vision, Alfred North Whitehead, dans son célèbre ouvrage « Science and the Modern World »[9] (1926), considère la science comme un moyen de révéler l’œuvre du Divin dans les phénomènes de la Nature. La foi en l’existence d’un ordre de la Nature et dans la Raison, qui sont des dons du Créateur et qui peuvent affranchir l’esprit humain de l’arbitraire, sont, selon lui, les puissantes forces qui sont à l’origine de la science.
En l’absence de ces puissantes forces, le monde et la nature ne seraient, selon lui, qu’un chaos de phénomènes fragmentaires et inintelligibles. C’est pour cette raison qu’il attribue à l’Église catholique un rôle important dans le mûrissement des idées scientifiques.
Dans l’histoire de l’Islam un phénomène analogue s’est produit. Le Coran révélé a incité les Musulmans à réfléchir sur des questions nouvelles comme le déterminisme, le libre arbitre, la relation de Dieu avec le monde. Cette soif de connaissances a incité les érudits à absorber les connaissances des Anciens (Indiens, Grecs et Latins), ce qui a donné naissance à la philosophie, à Ilm al Kalâm, au rationalisme des Mutazilites et aux sciences.
Les Musulmans entendaient la vérité scientifique comme étant d’essence divine comme il est révélé dans le Coran. Ce n’est donc pas par hasard que les pays d’Islam ont atteint un haut degré dans les mathématiques et l’astronomie.
Bien que plus que cela, la naissance de l’algèbre et les premiers éléments de la trigonométrie qui sont les fruits de leur labeur, auraient pu conduire à une physique mathématique. Mais les Musulmans du Moyen Age n’ont pas eu le temps de le faire.  Néanmoins, le développement de la science dans les pays d’Islam confirme le schéma de Whitehead puisque les philosophes et les scientifiques musulmans considéraient eux-aussi la science comme un moyen de découvrir l’œuvre du Divin dans le monde. La vérité scientifique pour eux était véritablement un acte de foi.
On va voir maintenant comment la science européenne à ses débuts s’est appuyée sur la vérité spirituelle et divine en tenant compte de la disponibilité des sources.

  1. A l’origine de la science et jusqu’à Newton, il n’y avait qu’une vérité spirituelle
  •  Les caractéristiques principales de la vérité scientifique spirituelle

Avant l’apparition de véritables communautés scientifiques, les scientifiques comme Galilée, Kepler et Newton ont développé des théories scientifiques en recourant à leur puissante imagination et à leur intelligence.  Ces savants étaient également très croyants. Par conséquent, la vérité scientifique avait pour eux une signification particulière.
Je lance l’idée que ces savants étaient convaincus qu’il n’était pas possible pour eux d’accéder à la réalité physique et cosmique en raison de leur essence divine et que la vérité scientifique n’était qu’un résultat du sauvetage des phénomènes. La réalité intime des phénomènes, la chose en soi étaient éternellement inaccessibles. Toutefois, leur interrogation du monde était «eschatologique » et sacrée.
Dans son « Harmonie Cosmique », Kepler dit : « Je te remercie mon Dieu, notre créateur, de m’avoir laissé voir la beauté de ta création et je me réjouis des œuvres de tes mains. Vois, j’ai achevé l’œuvre à laquelle je me suis senti appelé, j’ai fait valoir le talent que tu m’as donné; j’ai annoncé aux hommes la splendeur de tes œuvres[10]».
La nature profonde de la vérité scientifique pour Kepler n’est autre que la spiritualité. C’est autre chose qu’une simple survivance de la grande et puissante religiosité du Moyen âge.
Mais c’est beaucoup plus qu’une vérité simplement métaphysique. Kepler voyait l’Univers comme une manifestation de l’œuvre du Divin. La vérité éternelle du monde appartient donc au Divin et les hommes ont accès à cette œuvre par la grâce divine. Par conséquent, la vérité scientifique n’est pas séparée d’une telle spiritualité.
Ce sont des croyances similaires à ce qu’on pourrait appeler les « vérités éternelles et immuables» qui ont conduit Copernic à prendre comme référence géométrique «le cercle parfait» en dépit du fait que le cercle reflétait assez mal les observations les plus précises des mouvements des corps célestes. Nous pouvons dans le même sillage expliquer l’attachement obsessionnel de Newton à des concepts très peu intuitifs et qui n’étaient pas cohérents avec des expériences très familières, à l’instar de l’espace et du temps absolus.
L’« unification des cieux et de la terre » par rapport aux trois lois de Newton est également le résultat de cette croyance en une vérité transcendantale et éternelle à l’échelle de l’univers. Au-delà de ce fait, ses trois lois constitueraient des théories différentes sur le plan épistémologique[11].
Il y a lieu de préciser que ce système de croyances eschatologiques en des            « vérités éternelles et immuables » permet de faire l’économie d’une connaissance intime de la réalité des phénomènes. Les vérités éternelles, en tant que vérités garantes de l’universalité du monde, se substituent à la  réalité intime et sous-jacente de l’univers. Newton, par exemple, pouvait suspendre son jugement sur la nature de la gravitation et l’origine de l’espace absolu en recourant à la toute puissance divine comme on va le voir. Ce dernier n’a donné aucune description de ce que pouvait être la force de gravitation, parce qu’il a renoncé à étudier ce qu’il croyait être d’essence nouménale et eschatologique, pour ne pas dire sacrée.
Même  les Grecs n’étaient pas dépourvus de spiritualité. Ils ont, par exemple, développé le concept de « cinquième élément » dont sont composés les astres, qui est réputé inexistant dans le cercle sublunaire.
De telles croyances se sont maintenues jusqu’à la Renaissance chez Copernic et Kepler. Certains historiens des sciences donnent à ce processus intellectuel le nom trompeur de positivisme.
En comparant certaines connaissances astronomiques grecques et la nouvelle science Galileo-newtonienne, Koyré affirme que le positivisme grec n’est qu’« un sauvetage des phénomènes », alors que la nouvelle science est à la base d’une description de la « réalité intime des phénomènes ».
Il affirme : « Le positivisme est fils de l’échec et du renoncement. Il est né de l’astronomie grecque et sa meilleure expression est le système de Ptolémée ….(les astronomes grecs)… se trouvèrent dans l’incapacité de pénétrer le mystère des mouvements vrais des corps célestes et qui, en conséquence, limitèrent leur ambition à un sauvetage des phénomènes, c’est-à- dire à un traitement purement formel des données de l’observation[12] ».
D’abord, il est important de préciser que cette attitude des scientifiques de l’époque de la Renaissance n’est ni résignation désespérée, ni fatuité gratuite, ni renoncement devant l’échec. Il s’agit plutôt d’un renoncement volontaire à percer la nature intime des phénomènes célestes en raison d’une croyance en l’existence de vérités éternelles, immuables et transcendantales. Il est inévitable qu’une telle croyance confère, non seulement, une certitude en l’existence d’une « universalité » des phénomènes de la nature, qui, à défaut, ne saurait être qu’une « spéculation mythologique », une universalité garantie par la puissance divine, mais provoque une attitude de renoncement vis-à-vis d’une connaissance de la nature intime et sous-jacente des phénomènes de la nature qui sont des œuvres divines.
Ensuite, ce que Koyré appelle la révolte de la science moderne, celle de Copernic, de Galilée et de Newton contre ce positivisme, et qui est basée sur la conviction profonde que les mathématiques sont plus qu’un moyen formel d’ordonner les faits et sont la clef même de la compréhension de la Nature[13], n’est en fait qu’une autre manière de célébrer la nature eschatologique des vérités éternelles en considérant que ces mathématiques ne sont possibles que grâce à l’ordre de la nature qui est d’essence divine. Galilée parle d’une lecture dans le livre mathématique de la nature.
Lorsque Galilée a utilisé dans ses théories mathématiques des concepts dont aucun exemple n’avait été ou ne pouvait être observé comme le plan absolument parfait et un corps isolé se mouvant dans un espace euclidien vide et infini, il croyait que ces concepts étaient des vérités éternelles grâce à l’ordre divin de la nature. C’est à partir de ces concepts que Galilée a élaboré la théorie de l’Inertie au XVIIe siècle[14].
Comme preuve de cette situation, ce principe d’inertie n’est pas seulement déduit de concepts inobservables, mais c’est radicalement un principe qui ne peut être expérimenté, dans la mesure où il n’existe pas d’espace non soumis à une force gravitationnelle si faible soit-elle. Ceci montre que les savants de cette époque regardaient le ciel avec une vision mystique. D’ailleurs, la simple observation séculaire à l’œil nu des mouvements des corps célestes dans le firmament suggère que c’est plutôt le repos qu’il fallait expliquer et non pas le mouvement, puisque les corps célestes sont en perpétuel mouvement et on n’avait donc pas vraiment besoin d’en expliquer la cause.
C’est peut-être pour cette raison que Galilée ne pouvait imaginer l’existence d’une loi générale de gravitation, puisque la gravitation est une force qui, en accélérant ou en décélérant le corps céleste en mouvement, constitue la cause des mouvements de ces mêmes astres. Galilée, repris par Newton, considérait la recherche d’une cause au mouvement d’un corps comme un faux problème ou, à proprement parler, comme un problème impossible à résoudre.
Selon eux, il n’y a nul besoin de chercher d’explication au fait qu’un objet est animé d’un mouvement rectiligne et uniforme. C’est au contraire quand un objet ralentit et s’arrête qu’il faut se poser des questions. En d’autres termes, Galilée admettait l’existence d’un mouvement éternel et perpétuel qu’il ne faudrait pas expliquer. Ceci  fut l’origine du principe d’inertie.
Il y avait, par ailleurs, comme un « idéal » partagé par ces savants de l’époque de la renaissance : on ne plus prétendre percer le naturae rerum, la réalité propre de chaque chose de la nature et le secret des mouvements des corps célestes, car on ne peut jamais percer l’«éternité » et « l’infini».
Chez Newton, les difficultés intellectuelles engendrées par les concepts d’espace et de temps absolus ont amené ce dernier à insérer un chapitre spécial – le fameux General Scholium – à la fin de ses Principia, dont voici un extrait :
« Le Dieu suprême est un Être éternel et infini, omnipotent et omniscient ; sa durée va de l’éternité à l’éternité ; sa présence de l’infini à l’infini ; il gouverne toutes choses et connaît toutes choses qui sont ou peuvent être créées. Il n’est pas l’éternité ou l’infinité, mais il est éternel et infini ; il n’est pas la durée ou l’espace, mais il dure et il est présent ; il dure pour toujours et il est présent partout et, du fait qu’il existe toujours et partout, il constitue la durée et l’espace. Dieu ne subit rien du mouvement des corps, les corps n’éprouvent aucune résistance de la part de l’omniprésence de Dieu[15]
Lorsque Newton décrivit l’espace absolu comme le système sensoriel de Dieu, il ne faisait que renoncer à la connaissance de ce que pouvait être « réellement » ce concept qui devient une vérité spirituelle.
L’espace absolu newtonien présente tous les aspects d’un principe eschatologique d’unité universelle et de vérité éternelle. Confronté au problème de la relativité du mouvement, Newton devait révéler une conviction quasi théologique pour justifier l’existence d’un espace absolu – concept traduisant par excellence l’existence d’une vérité éternelle et immuable.
Abordant maintenant le cas de Copernic : des historiens des sciences comme A. Crombie[16] cherchent à montrer que sa théorie héliocentrique répond à une exigence : « C’était la Nature elle-même qui ne fait pas par de causes nombreuses ce qu’elle peut faire par peu, la Nature elle-même qui ordonnait d’approuver le système de Copernic[17] ».
Ce que cet auteur veut dire et que la théorie de Copernic sauve les phénomènes célestes mieux que les théories de Ptolémée et de ses successeurs. Or, nous pensons qu’à l’instar de Galilée et de Newton, Copernic a eu recours à des vérités éternelles comme le « mouvement circulaire » et le «cercle parfait » sans compter les idées professées depuis le Moyen Age en lui ajoutant juste cette « transformation institutionnelle » en détrônant la Terre de sa position au centre de l’Univers[18].
D’ailleurs, la théorie des mouvements planétaires ne part pas de la loi de gravitation qui relève d’un ordre logique. Si la science sauve les phénomènes et décrit la réalité physique sous-jacente, elle doit alors obéir à un ordre logique comme l’aurait espéré Bertrand Russel[19]. Un ordre qui explique les causes des phénomènes. Or, c’est le contraire qui s’est produit.
Il est difficile de remonter aux origines de l’astronomie. Mais il est clair que des vérités spirituelles ont guidé les astronomes depuis le début de l’astronomie. Copernic a adopté le cercle parfait et a attribué au Soleil une dignité céleste. Galilée croyait à un ordre mathématique dans le monde d’origine divine. Kepler regardait les mouvements des planètes comme des œuvres divines et a introduit dans sa troisième théorie la constante qui reflète, selon lui, l’harmonie que Dieu a instaurée dans l’Univers. Newton a intégré l’espace et le temps absolus qui n’avaient aucune signification autre que spirituelles bien qu’ils étaient nécessaires à sa mécanique. Se sont vraiment des témoignages de sa croyance en Dieu. A défaut de ces concepts, sa mécanique céleste s’effondrait. Il a renoncé également à connaître la nature de la gravitation en tant qu’action à distance.
Pourquoi donc un tel renoncement, qui d’ailleurs ne l’a pas empêché d’avoir une connaissance plus profonde et inédite de la Nature ? En fait – pour user ici d’une expression kantienne –, ces deux savants s’interdisaient de connaître la chose en soi. Pour eux, ce qui se cache derrière la « naturalité », la régularité, la légalité et la permanence de phénomènes comme la gravitation ne pouvait faire l’objet de cette même connaissance. Pour lui, il y a des vérités éternelles et infinies qu’on ne peut comprendre parce qu’elles relèvent du Divin.
Il ne faudrait pas également sous-estimer la juxtaposition de deux situations irréductibles: la survivance des idées héritées du Moyen Âge, principalement le théocentrisme et la destruction du système aristotélicien qui a été adopté par l’Église.
Voilà qui, à notre avis, donne une unité d’explication à toute la genèse de la science. Il existe, sans que cela soit directement visible dans leurs travaux, des vérités à la fois authentiques et extérieures à leur connaissance immédiate. Mais qui permettaient de comprendre le monde.
Nous qui voyons aujourd’hui le monde à travers le prisme de la rationalité moderne, avons ignoré cette croyance. Cette situation particulière devait entretenir par la suite une opposition doctrinaire entre la science, la métaphysique et la théologie.
Peut-on considérer Kepler, Galilée et Newton comme des mystiques ou des religieux, sachant bien que le qualificatif de scientifique ne fut nullement pertinent à l’époque ?
Si Galilée s’est heurté à l’hostilité des tenants de la théologie officielle, ce ne fut pas parce qu’on lui reprochait de vouloir substituer une «vérité objective» à la «vérité théologique», mais à cause d’une vision spirituelle entretenu par le savant florentin qui était novatrice.  Or, ce n’était pas la première fois qu’une telle situation se produisit[20].
Sans pour autant entrer dans un débat d’ordre théologique ou doctrinaire qui n’a pas sa place dans cet article, il convient juste de souligner que l’introduction d’une vérité transcendantale fondamentalement omniprésente et extérieure explique naturellement pourquoi la description des phénomènes de la Nature ne pouvait être justiciable d’une connaissance de la substance de ces mêmes phénomènes en tant que telle.
Même s’il ne faudrait pas exagérer le rôle de l’alchimie newtonienne[21] dans la genèse de la théorie de la gravitation universelle, la réflexion de ces trois fondateurs de la science moderne, doit être intégrée dans un système de pensée qui est plus universel qu’on ne le pense et dont la mystique newtonienne basée sur l’unicité de l’univers n’est qu’un aspect.
Les vérités éternelles et immuables de Copernic, de Kepler, de Galilée et de Newton, découle d’une certaine authenticité des lois. Cette authenticité découle indirectement et en partie de la simplicité des concepts, simplicité elle-même inhérente à l’unicité de l’Univers qui est un concept eschatologique par excellence.
Le philosophe qui a très compris la nature de la vérité spirituelle qui est sous-jacente aux travaux scientifiques de Galilée, Kepler et Newton est René Descartes. Après avoir acquis la certitude de l’existence de Dieu dans sa troisième méditation, il ne trouve aucun autre moyen de distinguer la vérité de l’erreur hormis la bénédiction divine.
« Aussi longtemps que je pense seulement à Dieu en dirigeant toute mon attention sur lui, je ne peux discerner aucune cause à l’erreur et à la fausseté. Mais quand je me tourne à moi-même, je deviens conscient que je suis sujet à d’innombrables erreurs[22] ».
Mais c’est dans l’introduction d’Alexandre Koyré à ce livre dédié aux écrits philosophiques de Descartes que nous mesurons la convergence des croyances sur les vérités éternelles d’origine divine qui sont sous-jacentes au savoir scientifique de l’époque. Voici ce qu’il en dit
 « En sachant que Dieu existe et que nous avions été crées par lui, nous pouvons aussi bien expliquer la présence dans notre âme d’idées claires et distinctes et justifier notre assurance sur leur validité : c’est Dieu qui nous a attribué ces idées ; c’est par conséquent, Dieu qui nous garanti leur vérité, c’est-à-dire leur conformité avec le monde réel crée par lui. Par conséquent, la véracité de Dieu est la fondation ultime de notre raison, du droit que nous avons de conclure à partir de l’idée un jugement sur les choses qui sont représentées par elle, d’affirmer par exemple, l’existence réelle de l’extension et du mouvement et la validité des sciences mathématiques et de la physique qui est basée sur elles[23] »
Dans la deuxième partie de cet article nous allons poursuivre notre examen des vérités éternelles et immuables en rappelant les autres caractéristiques de la vérité scientifique spirituelle que sont l’universalité, le mysticisme des savants et l’esprit de précision
 
 
[1] J. D. Bernal, Science in History, vol. 2: The Scientific and Industrial Revolutions, the MIT Press, Cambridge, Massachusetts, 1954. p. 379.
[2] Thomas Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, Third Edition, The University of Chicago Press.
[3]  Gaston Bachelard, Le Nouvel Esprit Scientique, ENAG édition, 2e édition, Alger, 1994, p. 56.
[4] Thomas Kuhn, The Copernican Revolution, Harvard University Press, 1985.
[5] Celle-ci devait intervenir bien plus tard et de manière inattendue grâce aux travaux de Galilée, mais surtout aux spéculations métaphysiques et mystiques de Giordano Bruno sur l’infinité de l’univers.
[6] Alexandre Koyré, The Astronomical Revolution, Dover Publication Inc., New York, 1992, p.66.
[7] Ibid.
[8] Ibid., notes du chapitre II, p. 92.
[9] Alfred North Whitehead, Science and the Modern World, Free Press Paperback Edition, 1967. Voir chapitre : The Origin of modern science, p. 1-18.
[10] Alexandre Koyré Etudes d’Histoire de la Pensée Scientifique, Gallimard 1973.
[11] L’existence de trois théories simultanées de Newton celle du mouvement uniforme, de la dynamique des forces et de la loi généralisée de la gravitation au lieu d’une seule pourrait être démontrée sur la base du principe de divisibilité de toute théorie scientifique en propositions différentes aussi bien en nature qu’en logique.
[12] Op.cit. Koyré, p.81.
[13] Ibid.
[14] Ibid., p. 83.
[15] Cet extrait du General Scholium est tiré de Van Banesh Hoffmann, Histoire d’une grande idée, la Relativité, Éditions Belin, 1985, p. 54.
[16] A.C.Crombie Histoire des Sciences de Saint Augustin à Galilée (400-1650), PUF, 1959.
[17]Op.cit. Koyré, p.82.
[18] Si cette théorie prétend « sauver les phénomènes », au lieu de « sauver leurs apparences», elle devra alors nous expliquer si le Soleil lui-même, en tant que centre du système solaire, tourne lui aussi autour d’un autre centre extérieur ou s’il est immobile. Si un observateur extragalactique pouvait effectivement observer notre Voie Lactée dans ses moindres détails, il pourrait répondre à cette question, De nos jours, cette question fait l’objet de polémiques entre astronomes. Les uns soutenant qu’elle tourne autour du centre de notre Galaxie, tandis que d’autres affirment qu’elle est plutôt attirée par un immense trou noir situé quelque part au sein de la Galaxie.
D’ailleurs, la relativité de tout mouvement nous montre à quel point il serait absurde pour un tel observateur extragalactique de savoir si c’est le Soleil qui tourne autour de la Terre ou plutôt la Terre et d’autres planètes qui tournent autour du Soleil. Ce n’est donc point la Nature elle-même qui ordonne d’approuver l’héliocentrisme, encore moins l’héliostatique de Copernic, mais plutôt un jeu relatif d’observations en fonction des positions de référence sur Terre et dans le système solaire. Pour un observateur extragalactique, ce jeu serait futile en raison du mouvement relatif. D’ailleurs, les calculs mathématiques et les résultats des observations sont équivalents si on prend comme référence la position de l’orbite terrestre (en tenant compte de l’héliocentrisme) ou celle de l’orbite solaire (en supposant que la Terre est le centre du système solaire).
[19] Bertrand Russel Signification et Vérité, Editions Flammarion, p.25.
[20] Les scientifiques musulmans du haut Moyen âge auraient fait face à la même opposition de la part des tenants de l’orthodoxie officielle. Même les penseurs grecs ont été persécutés par les défenseurs du panthéon athénien au Ve siècle av. J.C.
[21] Daniel Andler, Anne Fagot-Largeault et Bertrand Saint-Sernin, Philosophie des sciences, I, Gallimard, 2002, p. 46.
[22] René Descartes Meditation on First Philosophy « Philosophical Writings », Traduction à l’anglais par Elizabeth Anscombe et Peter Thomas Geach avec une introduction d’Alexandre Koyré, Prentice Hall, 1971, p.93.
[23] Ibid. p. xlii.

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