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Lettre ouverte à Louis-Marie Horeau, journaliste au Canard Enchaîné.

Dans un article intitulé “Allah les bleus !” (cf. Annexe) et publié en Une du Canard Enchaîné le 21 novembre 2007, Louis-Marie Horeau s’en prendviolemment au “chauvinisme furieux” des supporters de l’équipe de football du Maroc, coupables à ses yeux d’avoir “copieusement sifflé La Marseillaise”, mais surtout d’avoir “sélectivement hué” les joueurs de l’équipe de France “selon leur origine et même selon leur préférence religieuse supposée” (“ont échappé à la bronca les présumés musulmans comme Benzema, Ben Harfa ou Nasri. Tout comme Ribery ou Anelka, paraît-il convertis à l’islam…”).

Le journaliste conclut son article en s’étonnant de la “discrétion” de la presse sur ces sifflets, et en déplorant que “ce racisme-là” soit “plus délicat à dénoncer – et à sanctionner – que les cris de singe entendus dans certaines tribunes pour saluer les joueurs africains”. Le texte qui suit est une réponse à cet article, qui en conteste le fond comme la forme.

Monsieur Horeau, je crois pouvoir vous parler en amie.

Mais là, je suis en colère.

Ma colère, comme la vôtre peut-être, a, bien entendu, tout le loisir de se nourrir et de vrombir à l’écoute des grands médias et aux contacts de la majorité des discours politiques, tout particulièrement à leur manière de parler des minorités, notamment ethniques. Mais, pour tout vous dire, je n’en attends désormais pas moins d’eux et j’ai, pour consoler ma colère, quelques sites internet, de bons bouquins et de très rares bons journaux papier, dont le Canard.

Dès lors, quand le coup part de ce camp-ci, j’en reste d’autant plus estomaquée.Surtout quand le coup s’affiche sous votre signature en Une du Canard. Allah les Bleus ! Ou comment se tromper de combat ! Ou comment, comme l’ont fait le public de « Marocains », aux dires de certains observateurs, se tromper d’adversaire.

Expliquons-nous. Bien que l’entreprise ne soit pas aisée. L’article s’échafaude sur une rhétorique un peu compliquée : présentation du contre-argument qu’on envoie valdinguer de manière péremptoire, rhétorique de la prétérition, agrémentée de modérateurs et d’ironie qui mettent particulièrement mal à l’aise. On ne sait pas ce qui est affirmé, ce qui ne l’est pas. C’est déstabilisant.

Déstabilisant et déplaisant. Surtout quand ça joue avec des attaques qu’on se prend quotidiennement dans la gueule lorsqu’on est issu-e- de l’immigration et de surcroît quand on est de culture musulmane. Commençons par le commencement.

Ça commence par des tapes au cul. « Des coups de pied dans les arrière-trains », plus précisément, qui n’auraient, justement, pas été données. Qu’on aurait quand même fait preuve d’indulgence. De quelle indulgence aurions-nous fait preuve, et envers qui ? J’y reviendrais, comme vous y revenez en fin d’article.

Bref, ça commence violent. Continuons.

« Peu importe », dites-vous, « que le stade ait été tout entier aux couleurs rouge et vert du drapeau marocain », ou que « l’équipe de France [ait] simplement l’impression de jouer à Casablanca ». Ça n’importe pas peu, ça n’importe en rien. Il est où le problème ? On n’est plus chez nous ? C’est ça ? Bien entendu, je sais que vous dites bien « peu importe », mais justement, cet enchaînement de prétéritions laisse planer l’idée que vous feriez presque preuve de générosité, que ça aurait pu importer ou qu’on aurait pu en faire une histoire, bien qu’on sache s’en abstenir.

Moi, j’en ai que foutre que le drapeau jaune ou vert à pois flotte sur le stade plutôt que le tricolore. Surtout dans cette France de 2007 qui a vu en pleine campagne présidentielle la candidate socialiste secouer, de meeting en meeting, sur fond de Marseillaise, le drapeau français, s’accordant avec l’élan nationaliste qui a emporté ces présidentielles jusqu’à la création d’un ministère de l’identité nationale.

Qu’aurions-nous préféré ? Du sport pour le sport ? Que le sport soit un instrument idéologique, ça fait un bail qu’on n’en doute plus et on en doute encore moins au sortir de cette débectable coupe du monde de rugby pour laquelle on a tout fait pour nous faire comprendre que l’équipe de France était au service du « Ensemble tout est possible » sarkozyste et que nous étions tous appelés à l’union sacrée derrière notre chère nation.

Tout cela n’est peut-être pas d’ « une affligeante banalité ». Ce qui est assez affligeant et tout aussi banal, c’est de ne voir dans cette huée à la Marseillaise ou dans cette étendue de drapeaux marocains qu’un « chauvinisme furieux ». Peut-être que le Canard serait à même d’y voir autre chose dans cette France de Nicolas Sarkozy et du ministère de l’identité nationale.

Siffler cette France-là, son hymne et son drapeau, ce n’est pas comme siffler Bordeaux quand on habite Toulouse, ou Toulouse quand on habite Bordeaux. Siffler la Marseillaise quand on est d’origine maghrébine, c’est aussi siffler la France et son usage du drapeau et de la question de l’identité nationale en 2007.

On ne peut pas écrire en Une du Canard et oublier l’acharnement dont font preuve les médias et les politiques à l’égard de la population d’origine maghrébine. Cette population que vous désignez par une tournure toute particulière (« Marocains venus de toute la France ») dont je ne trouve pas l’intérêt tant je suis fatiguée par ces jeux de langage, d’une ironie douteuse, qu’on met régulièrement en pratique pour désigner les origines des groupes essentiellement issus de l’immigration post-coloniale.

En ce qui concerne les huées sélectives, je vais peut-être vous surprendre, mais au point de fatigue et d’écoeurement où je suis, j’aurais tendance à considérer les joueurs ayant échappé aux huées comme les bénéficiaires d’une discrimination positive. Car il s’agit bien là d’une discrimination mais en aucun cas d’une discrimination raciste comme vous l’entendez (« ce racisme-là »). Ce n’est pas du racisme, pas dans un pays où l’on stigmatise massivement, quotidiennement et systématiquement sur les musulmans.

D’ailleurs, je trouve plutôt déplacé de s’étonner que « les gazettes [aient] été d’une discrétion de violette sur ces débordements » : là, franchement, vous tombiez mal. S’étonner du silence des médias sur cette « affaire » tandis que depuis une dizaine de jours la presse fait mine de ne pas avoir entendu le « il y a trop de musulmans en Europe » de Sarkozy, relayé par Jean Quatremer sur son blog (il s’agit d’une « histoire qui se racontent dans les chancelleries européennes » : « Nicolas Sarkozy, recevant le Premier ministre irlandais, Bertie Ahern, le 21 septembre, puis suédois, Fredrik Reinfeldt, le 3 octobre, se serait livré à une véritable diatribe anti-musulmane devant ses invités ».) Ça, même le Canard n’en a pas dit un mot.

Pourtant, la diatribe raciste d’un président de la République ne méritait-elle pas la Une du Canard ? Le silence de la presse sur ce sujet ne méritait-il pas davantage d’être souligné par le Canard, bien plus que le silence sur ces sifflets sélectifs ? A moins que nous soyons nostalgiques du délire médiatique qui s’était fait autour du match France-Algérie d’octobre 2001.

Pouvez-vous vraiment dire, à la Une du Canard Enchaîné, qu’en France il serait plus « délicat » de « dénoncer » ou de « sanctionner » « ce racisme-là » que vous prêtez aux siffleurs ? Mais enfin, de quelle France parlons-nous ? Où voit-on, en France, que l’on fait preuve d’une indulgence particulière à l’encontre des musulmans et de l’Islam ? Où voyez-vous qu’on s’abstiendrait de défouler « une furieuse envie » de distribuer des coups de pieds « dans les arrière-trains » qu’on n’hésiterait pas à donner à d’autres ?

Ce que j’aime dans le Canard, c’est que, sans se départir de son anticléricalisme, il ne tombe pas dans l’ islamophobie dans laquelle s’est vautré et se vautre le Charlie Hebdo de Philippe Val. J’avais, entre autres, noté la distance critique que votre journal avait tenue dans l’affaire Redeker.

Prenons en exemple cette même affaire où, au nom d’une pseudo liberté d’expression, des journalistes et des intellectuels ont massivement et partialement soutenu des propos racistes qui attaquaient tous les musulmans (« Haine et violence habitent le livre dans lequel tout musulman est élevé : le Coran. »), reléguant le moindre contradicteur dans le camp des « ennemis de la liberté d’expression ».

Je vous le répète, de quelle indulgence faisons-nous preuve envers les musulmans ?

Quelle « délicatesse » pèse sur notre capacité à « dénoncer » ou à « sanctionner » ce « marocain » venu de quelque part en France siffler sélectivement des joueurs de foot ?

A quels coups de pied au cul a-t-il échappé ce supporter français d’origine marocaine ?

N’ayez crainte, les coups de pied dans le cul lui ont tellement bousillé l’arrière-train qu’il ne sait plus où s’asseoir, quelle posture adopter ou quelle place prendre.

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Coup de pied dans le cul de la part des Ni Pute Ni Soumise avec leur discours si flatteur pour la France blanche : tout va bien pour les femmes en France, sauf dans nos quartiers à cause de nos frères violents et de nos traditions arriérées.

Coup de pied au cul de la part de pseudos féministes qui les désignent comme des hétérosexuels brutaux.

Coup de pied dans le cul de la part de pseudo laïques qui les pensent juste bons à voiler leurs sœurs et leurs femmes, et puis que ça serait pas mal que leur islam il le modère, parce que merde, la religion c’est dans le cœur, sois pas si ostentatoire !

Coups de pied au cul à l’embauche, à l’entrée de boîtes de nuit ou quand il s’agit de trouver un logement. Coup de pied au cul historique : « œuvre positive » de la colonisation, « Assez de repentance ! »

Coups de pied dans le cul médiatiques : distribution de tatanes collective dès que l’un d’entre eux fait preuve d’un comportement sexiste, délinquant, fanatique, antisémite, etc.

Et quand ils ne les reçoivent pas ces coups de pied au cul, faut qu’ils se les mettent tout seul : « Une intelligentsia beur est en train d’émerger, ce qui prouve que dans notre République on peut s’en sortir quand on est issu de l’immigration, à condition de se mettre des coups de pied au cul » (Elisabeth Badinter, meeting des Ni Putes Ni Soumises de Fontenay-sous-Bois, 4 mars 2004).

Comme vous M. Horeau, je n’ai pas spécialement la fibre nationaliste. Mais tous les nationalismes ne se valent pas. Vous renvoyez dos à dos un nationalisme de dominant et un nationalisme de dominé. Ne comprenez-vous pas ce besoin chez l’enfant de colonisé d’un sentiment d’appartenance et de fierté ? Cette furie que vous dénoncez (« chauvinisme furieux ») est aussi la réponse à un rejet et à une dévalorisation permanente.

Il ne s’agit pas de dire qu’on n’aurait pas le droit d’être vigilant ou critique, mais il s’agirait de ne pas nier la réalité des rapports de domination.

La comparaison de ces huées sélectives avec « les cris de singe entendus dans certaines tribunes pour saluer les joueurs africains » n’a pas du tout lieu d’être. Les cris de singe sont l’expression du racisme pur et dur de celui qui s’affirme supérieur, comme l’espèce humaine est supérieure à la race des singes, alors qu’un musulman qui sifflerait des joueurs en fonction de leur préférence religieuse supposée fait preuve d’une hostilité sans doute critiquable mais n’est pas de ce mépris tranquille adossé à tout un système de domination dans lequel le musulman serait l’oppresseur des non-musulmans qui se verraient placés en position systémique de dominés.

Le ressentiment du dominé prend certes des formes critiquables intellectuellement, éthiquement, politiquement, mais il est malgré tout très différent du sentiment de supériorité, profond et tranquille, du dominant.

Comme vous, je suis une farouche anti-calotarde. Mais cette fierté d’être musulman, brandie, sifflée, ostentatoire, me rappelle d’autres postures chez d’autres minorités.

Concernant la Gay Pride, on a déjà entendu de rustres hétéros nous la jouer « Est-ce que moi je descends dans la rue y crier ma fierté d’être hétéro ? ». S’il n’est pas comparable de crier sa fierté d’être hétéro et d’assumer fièrement son homosexualité, on comprend bien que c’est parce qu’il s’agit pour l’homosexuel, pour la minorité, en même temps que de les dénoncer, de sortir de sa honte et de l’oppression exercée par le modèle dominant. Si on veut bien entendre qu’une Gay Pride et une Hetero Pride ne sont pas équivalentes ou qu’un « Black is beautiful » ne vaut pas un « White is beautiful », on comprendra que des sifflets sélectifs ne valent pas des cris de singes.

Je voudrais finir en évoquant Alexis Violet, grand militant libertaire (celui-là même qui, en octobre 1961, inscrivit sur les quais de la scène « ICI ON NOIE LES ALGERIENS »). Défilant lors de la manifestation d’Une Ecole pour Tou-te-s, pour s’opposer à la stigmatisation des élèves voilées et aux mesures prohibitionnistes dont on les accablait, il confia : « Si j’avais pu imaginer qu’un jour je défilerai avec des religieux…mais aujourd’hui, c’est là qu’il faut être ».

M. Horeau, je sais que le matraquage médiatique ne nous laisse pas de trêve et qu’il nous faut non seulement se départir de rapports et de situations complexes mais aussi repenser des concepts qui nous étaient chers, mais, s’il vous plaît, ne vous trompez pas de camp.

Amicalement

Annexe

« Allah les Bleus ! »

Louis-Marie Horeau, Canard Enchaîné du 21 novembre 2007

Le stade de France était plein, il faisait froid mais beau, les équipes n’ont pas mal joué, le score final, deux partout, a de quoi satisfaire tout le monde. Le match amical France-Maroc du 16 novembre aurait pu réchauffer le cœur de tous les footeux. Il aura, au contraire, laissé traîner un déplaisant fumet et donné à quelques observateurs des fourmis dans les pieds. Signe d’une furieuse envie de distribuer des coups de pied, non pas dans le ballon, mais plutôt dans les arrière-trains.

Peu importe que le stade ait été tout entier aux couleurs rouge et vert du drapeau marocain. L’équipe de France avait simplement l’impression de jouer à Casablanca. Elle en a vu d’autres. Pas de quoi faire une histoire parce que « La Marseillaise », chantée par une chorale de gamins, a été copieusement sifflée.

Cela prouve seulement la grande capacité dissuasive de la nouvelle loi qui punit de 6 mois de prison de telles manifestations. Il est permis de se désoler du chauvinisme furieux d’un public de Marocains venus de toute la France pour encourager son équipe préférée et siffler l’adversaire. Mais ce spectacle est, jusque-là, d’une affligeante banalité.

En revanche, on change de registre lorsque les joueurs de l’équipe de France sont sélectivement hués selon leur origine et même selon leur préférence religieuse supposée. Les vociférations se faisaient particulièrement vigoureuses lorsqu’un joueur comme Thuram touchait le ballon. Mais on échappé au contraire à la bronca les présumés musulmans comme Benzema, Ben Harfa ou Nasri. Tout comme Ribery ou Anelka, paraît-il convertis à l’islam…

Les gazettes ont été d’une discrétion de violette sur ces débordements. Comme si ce racisme-là était plus délicat à dénoncer – et à sanctionner – que les cris de singe entendus dans certaines tribunes pour saluer les joueurs africains. Le nouveau secrétaire d’Etat aux Sports, Bernard Laporte, qui a assisté au match, n’a rien remarqué. Questionné par « L’Equipe » à propos de sifflets pendant « La Marseillaise », il a répondu qu’il était arrivé en retard : « Je n’étais pas là. »

Le reste du spectacle a dû lui plaire. De toute façon, il comprend encore moins le football que le rugby.

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