- Épisode 7 :L’Interprétation contre la réalité ; vs22-27
Nous avons vu à l’épisode précédent les causes et raisons justifiant le contre-récit coranique relatif aux Compagnons de la caverne. En guise de conclusion de ce récit il est à présent mis en avant la capacité délétère des interprétations et les dérives spéculatives qui en découlent et qui ainsis’opposent à la saine raison et donc à une juste compréhension de la réalité.
Voici donc un extrait de notre Exégèse Littérale du Coran[1] quant aux six derniers versets du célèbre récit coranique dit des Compagnons de la caverne/aṣḥāb al–kahf. Nous aurons pu constater que la version coranique de cet évènement est fort différente de la légende chrétienne dite des Sept dormeurs d’Ephèse. Le texte en est donné selon notre Traduction Littérale du Coran[2] parue en 2024 :
Partie I : Apparences et réalités
Chap. I : Le récit des Compagnons de la caverne
- 1. Préambule
- 2. Narration : suite
- Ils diront: Ils étaient trois, et quatre avec le chien. Certains diront : Ils étaient cinq, et six avec le chien. – Ce n’est là que conjecture sur ce mystère ! D’autres diront : Ils étaient sept, et huit avec le chien. Tu répondras : Mon Seigneur sait absolument leur nombre… ne les connaissent que bien peu. Tu ne discuteras à leur sujet qu’en fonction de ce qui est apparent et tu ne consulteras aucun d’eux les concernant.
- Ne dis pas à propos de telle chose : « Je ferai cela le jour suivant
- à moins que Dieu ne le veuille point. » Souviens-toi de ton Seigneur s’il advient que tu oublies et dis : « Puisse mon Seigneur me guider pour que j’approche de cela droitement. »
- Ainsi, ils seraient restés dans la caverne trois cents ans, et ils ajoutèrent encore neuf ans !
- Réponds : Seul Dieu sait absolument combien ils demeurèrent ainsi, à Lui l’inapparent des Cieux et de la Terre. Comme Il voit et entend parfaitement ! Ils n’ont en dehors de Lui nul allié ; Il n’associe personne à Son jugement.
- – Suis ce dont il t’a été fait révélation du “Livre”de ton Seigneur ; rien ne saurait modifier Ses arrêtés. Tu ne trouveras en dehors de Lui nul lieu d’isolement.
سَيَقُولُونَ ثَلَاثَةٌ رَابِعُهُمْ كَلْبُهُمْ وَيَقُولُونَ خَمْسَةٌ سَادِسُهُمْ كَلْبُهُمْ رَجْمًا بِالْغَيْبِ وَيَقُولُونَ سَبْعَةٌ وَثَامِنُهُمْ كَلْبُهُمْ قُلْ رَبِّي أَعْلَمُ بِعِدَّتِهِمْ مَا يَعْلَمُهُمْ إِلَّا قَلِيلٌ فَلَا تُمَارِ فِيهِمْ إِلَّا مِرَاءً ظَاهِرًا وَلَا تَسْتَفْتِ فِيهِمْ مِنْهُمْ أَحَدًا (22) وَلَا تَقُولَنَّ لِشَيْءٍ إِنِّي فَاعِلٌ ذَلِكَ غَدًا (23) إِلَّا أَنْ يَشَاءَ اللَّهُ وَاذْكُرْ رَبَّكَ إِذَا نَسِيتَ وَقُلْ عَسَى أَنْ يَهْدِيَنِ رَبِّي لِأَقْرَبَ مِنْ هَذَا رَشَدًا (24) وَلَبِثُوا فِي كَهْفِهِمْ ثَلَاثَ مِئَةٍ سِنِينَ وَازْدَادُوا تِسْعًا (25) قُلِ اللَّهُ أَعْلَمُ بِمَا لَبِثُوا لَهُ غَيْبُ السَّمَاوَاتِ وَالْأَرْضِ أَبْصِرْ بِهِ وَأَسْمِعْ مَا لَهُمْ مِنْ دُونِهِ مِنْ وَلِيٍّ وَلَا يُشْرِكُ فِي حُكْمِهِ أَحَدًا (26) وَاتْلُ مَا أُوحِيَ إِلَيْكَ مِنْ كِتَابِ رَبِّكَ لَا مُبَدِّلَ لِكَلِمَاتِهِ وَلَنْ تَجِدَ مِنْ دُونِهِ مُلْتَحَدًا (27)
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– « Ils diront: Ils étaient trois, et quatre avec le chien. Certains diront : Ils étaient cinq, et six avec le chien. – Ce n’est là que conjecture sur ce mystère ! D’autres diront : Ils étaient sept, et huit avec le chien. Tu répondras : Mon Seigneur sait absolument leur nombre… ne les connaissent que bien peu. Tu ne discuteras à leur sujet qu’en fonction de ce qui est apparent et tu ne consulteras aucun d’eux les concernant.», v22.
De ces mots : « ils diront: Ils étaient trois, et quatre avec le chien, etc.».En fonction de la version coranique que nous avons exhumée de sous les multiples strates exégétiques entremêlées et sédimentées, les sujets de « ils te diront» sont les idolâtres polythéistes mecquois.Présentement, après que le Prophète du v4 au v21leur a transmis la réalité des faits tels que Dieu les lui a révélés ces qurayshites essayent de reprendre le dessus en abordant un point que cette révélation coranique leur semblait avoir négligé : le nombre de personnes concernées par ce récit. Le premier verbe étant au futur avéré : « ils diront/sa-yaqūlūna », ce propos est une annonce à venir imposant de tout comprendre et traduire au futur, c.-à-d. en anticipation de la réaction de Quraysh face à la déconstruction du récit réalisée par la Révélation. Ce qui est rappelé est encore d’ordre rationnel, car d’un point de vue historique il est impossible sans source écrite de savoir quel fut lenombre de ces jeunes gens de la Caverneet quelle durée de temps ils demeurèrent ainsi ; par conséquent, seul « Mon Seigneur sait absolument leur nombre». Il est à noter qu’avec une curieuse unanimité chez les traducteurs il est ensuite transcrit « ne connaissent leur nombre que bien peu de gens » ou autres formulations équivalentes alors qu’il est textuellement écrit « ne les/hum connaissent que bien peu». Ce qui signifie que ce qui est fort mal connu est l’histoire réelle de ces jeunes gens, laquelle a été noyée sous une avalanche de légendes et de détails et qu’ainsi Dieu ne se prononcera pas sur un point qu’Il considère aussi futile qu’inutile. Nous retrouvons ici le thème de la sourate, apparences et de la réalité, les Hommes par leur activité interprétative et spéculative s’éloignent d’autant plus de la réalité des faits, l’interprétation comme coefficient de dérivation. Ceci explique que Dieu dise à Son prophète : « tu ne discuteras à leur sujet qu’en fonction de ce qui est apparent/ẓāhiran», c.-à-d. tiens-toi à la réalité des faits, en l’occurrence celle que Je t’ai révélée à ce sujet et, par conséquent : « tu ne consulteras aucun d’eux les concernant [lesdits Compagnons de la caverne] ». Ceci confirme que s’agissant d’une information révélée le fait apparent et le fait réel sont identiques, ce qui renvoie au thème sous-jacent de l’intention de l’Auteur et de l’intention du Texte tel que nous l’avons mis en évidence en commentaire du v1.
– «Ne dis pas à propos de telle chose : « Je ferai cela le jour suivant [23] à moins que Dieu ne le veuille point. » Souviens-toi de ton Seigneur s’il advient que tu oublies et dis : Puisse mon Seigneur me guider pour que j’approche de cela droitement. [24] »,vs 23-24.
S’agissant des vs23-24 et tout particulièrement du segment : « je ferai cela le jour suivant à moins que Dieu ne le veuille point »,il convient d’observer en premier lieu que la césure du v23 réalisée au mot demain/ghadan/le jour suivant a conduit à comprendre le v24 de manière quasi indépendante.Ainsi bien des traductions mettent un point final à la fin du v23 et commence une nouvelle phrase au v24. Or, cette opération s’apparente à une manœuvre exégétique afin de modifier la perception de la signification de ce qui constitue en réalité uneseule et même phrase : « je ferai cela le jour suivant à moins que Dieu ne le veuille point ».
– Par ailleurs, cette phrase a été détachée de son contexte afin de fournir la référence-clef à l’une des pratiques de vie des plus connues des musulmans : ne jamais oublier de prononcer la formule in shā’a–llāh lorsqu’on évoque une action que l’on envisage de réaliser le lendemain ou plus tard. Autrement dit, exprimer par ce biais la croyance en la Prédestination. Cette attitude mentale, quand ce n’est pas un tic de langage, est conforme au paradigme islamique de la prédestination de toute éternité par Dieu de toutes choses. Or, nous avons démontré que cette croyance islamique s’oppose au paradigme coranique du Libre arbitre ;sur ce point voir notre analyse de S2.V272 etS2.V284 ou sur notre site Destin et Libre selon le Coran et l’Islam : https://www.alajami.fr/2018/08/15/destin-et-libre-arbitre/ ainsi que sur Oumma.comenhttps://oumma.com/pardon-et-chatiment/
– D’une part, la formulation in shā’a–llāh n’apparaît pas sous cette forme exacte en ces deux versets, nous la rencontrerons et l’étudierons au v69. D’autre part, nous ne devons pas perdre de vue que ces deux versets sont parfaitement inclus dans un contexte particulier : enseigner que plus nous spéculons sur les apparences et plus nous nous éloignons de la compréhension de la réalité. Ceci étant, les termes exacts employés par le Coran sont illā an yashā’a–llāh où illāse décompose en in plus la négation lā, ce qui se traduit très littéralement par : si/in Dieu/allāh veut/yashā’ pas/lā » avec pour sens « à moins que Dieu ne le veuille point » et non « si Dieu le veut » et autres équivalents. Cette phrase exprime ainsi une supposition négative selon laquelle il est enseigné à l’occasion au nom du Prophète qu’il n’a pas à dire : « je ferai cela le jour suivant à moins que Dieu ne le veuille point ». Aussi, à l’inverse de ce que l’Islam en déduit, cette phrase signifie que l’Homme n’a pas à relativiser son engagement à réaliser telle ou telle chose en supposant qu’il se pourrait que Dieu ne le veuille pas. Au contraire, il doit mobiliser toute son attention et toute son énergie pour accomplir ce qu’il s’est fixé en écartant de lui l’idée que Dieu aurait prédestiné son empêchement ou son échec programmé ou, au contraire, qu’il ne pourrait l’accomplir que si Dieu l’avait destiné. À bien comprendre le Coran et ici cette phrase-clef, l’Homme est ainsi pleinement responsable de ses actes et la prédestination divine n’a pas à être considérée comme une entrave négative à cette liberté d’entreprendre.Cette conception coranique propose ainsi une dynamique d’action en opposition au fatalisme.
– Contextuellement, l’on peut donc supposer que Muhammad aurait pensé dire aux qurayshites : « Je demanderai demain à mon Seigneur de me renseigner sur le nombre des dormeurs, à moins que Dieu ne le veuille point. » Le Prophète est donc repris par Dieu quant à cette réserve négative : « à moins que Dieu ne le veuille point », laquelle ne convient pas à l’attitude positive que tout homme doit adopter : l’on doit avoir l’intention de faire « telle chose » ou ne pas l’avoir. Des suppositions, sans que nous puissions en avoir science aucune au sujet de la Volonté de Dieu, n’ont pas à intervenir et peser sur notre liberté d’initiative. Le cas présent, la conclusion du v22 indique qu’il est malgré tout clairement répondu au Prophète que Dieu n’entrera pas dans ces spéculations numériques aussi vaines que mal intentionnées : « tu ne discuteras à leur sujet qu’en fonction de ce qui est apparent et tu ne consulteras aucun d’eux les concernant». Mais il y a plus, et c’est ce qui justifie réellement cet aparté divin à l’adresse du Prophète. En effet, le Prophète en tant que récepteur de la Révélation n’a pas à outrepasser sa fonction, ne serait-ce qu’en songeant à demander à Dieu de lui faire une révélation pour l’aider ici face à cette controverse générée par Quraysh. Dieu est le seul maître de quand et pourquoi Il lui communique Sa révélation et celle-ci n’est nullement tributaire des évènements circonstanciés d’ici-bas, sur ce point, voir notre critique en :asbāb an–nuzūl :circonstances de révélation ou révélations de circonstance ? Ce rappel à l’ordre explique ce qui en conséquence est conseillé au Prophète : « souviens-toi de ton Seigneur[qui est le seul à décider de ce qu’Il te révélera ou non]et s’il advient que tu oublies[à nouveau ce point capital de Sa relation avec toi]dis : « Puisse mon Seigneur me guider pour que j’approche de cela droitement. » Nous aurons compris que ceci n’a donc aucun rapport avec une sorte de parole de rattrapage qu’il faudrait prononcer dans le cas où l’on aurait oublié de dire in shā’a–llāh. Nous verrons au v69 le sens réel et la portée de cette célèbre locution.
– « Ainsi, ils seraient restés dans la caverne trois cents ans, et ils ajoutèrent encore neuf ans ! », v25.
Ce verset doit être lu avec précaution.Pour les exégètes, ce verset donnerait selon Dieu la durée exacte du séjour des “dormeurs” : 309 ans. En cela ils se basent en réalité sur des affirmations contenues dans diverses mentions de la légende chrétienne des Sept Dormants d’Éphèse, lesquelles en réalité ont été réaménagées à partir de la connaissance de la version du récit coranique et de ce supposé chiffrage donné par le Coran. L’Exégèse recycle donc une donnée postérieure au Coran lui ayant été empruntée par les auteurs chrétiens, mais selon une réinterprétation conforme aux perspectives de la version chrétienne pour qui les ressuscités d’Éphèse avaient séjourné quelques siècles dans leur caverne ; la circularité est totale.
– Or, il n’est pas possible de comprendre en ce v25 que Dieu énoncerait la durée réelle de leur séjour d’autant plus que le v26 contredit cela expressément : « seul Dieu sait absolument combien ils demeurèrent ainsi». En d’autres termes, vous n’avez pas à le savoir, car cela n’a aucune sorte d’importance. Quoi qu’il en soit, cette phrase ne peut donc signifier que Dieu aurait indiqué qu’ils demeurèrent 309 ans en cet état dans la caverne puisque les versets précédents rejettent l’intérêt de cette démarche spéculative et que les indications coraniques des vs11 et 17-19 fournissent une fourchette de quelque mois au maximum. Au contraire, ce verset ne fait que reproduire en mode indirect un propos de nos qurayshites en indiquant de la sortequ’une telle affirmation de durée est catégoriquement erronée. Le ton est sarcastique : Quoi ! Alors même que vous ne savez pas s’ils étaient au nombre de trois, cinq ou sept comment pouvez-vous savoir qu’ils restèrent dans la caverne 300 ans et encore il y en a qui ajoutent neuf ans de plus ! Accessoirement, ceux qui avaient imaginé que par 330 + 9 était exprimée la compensation du décalage entre le calendrier lunaire et solaire [3 années tous les cent ans] nous permettrons d’éviter de penser que Dieu s’intéresse à nos diverses manières de compter le temps et à la mise à jour de nos calendriers…
– « Suis ce dont il t’a été fait révélation du “Livre” de ton Seigneur ; rien ne saurait modifier Ses arrêtés. Tu ne trouveras en dehors de Lui nul lieu d’isolement.», v27.
Ce verset est d’une grande importance pour l’analyse structurelle et compositionnelle de la Sourate 18. En effet, il forme la première des cinq conclusions qui soulignent la fin de chaque propos déterminant ainsi une unité narrative indépendante au sein de cette sourate tout en restant en prise avec le thème de chaque partie, ici : apparences et réalité. Ce constat structurel aura de l’importance pour la détermination du personnage nommé Dhū–l–Qarnayn, v83. S’agissant de la révélation et des récits qui sont rapportés dans le Coran il ne faut donc pas dissocier le sens apparent de sa réalité littérale en se livrant à l’interprétation, d’où : «suis ce dont il t’a été fait révélation du “Livre”de ton Seigneur ». Autrement dit, ne suis pas les spéculations des qurayshites et d’autres quant à cette Légende des Sept Dormants d’Éphèse pour laquelle la vérité, les faits réels, ont été perdus sous l’amoncellement d’interprétations spéculatives. La formulation « suis/talā ce dont il t’a été fait révélation du Livre de ton Seigneur » implique que le « “Livre” » soit ici le Livre matriciel/umm al–kitāb ; sur ce concept coranique, voir : S2.V2 ; S2.V101 ; S2.V106 et aussi notre étude : Le termekitābselon le Coran. Le processus proprement dit de transfert donnant lieu à une révélation à partir du “Livre” matriciel est étudié en notre Théorie de la Révélation selon le Coran. Le verbe talāest présentement employé transitivement, il ne signifie donc pas transmettre, comme le plus souvent dans le Coran, mais conserve son sens premier de suivre. Ainsi, le thème étant contextuellement apparences et réalité, ce verset rappelle en conclusion qu’au-delà de toutes les interprétations, les « arrêtés/kalimāt » de Dieu ayant été à l’origine de cet évènement particulier demeureront quant à eux inchangés.C’est dire que les interprétations produites par les Hommes ne les modifient en rien, ce ne sont que des apparences : «rien/lāne saurait modifier/mubaddilaSes arrêtés/kalimāt ». Pour les différentes significations du mot kalima dans le Coran, voir S18.V109. Notons qu’en ce verset compris contextuellement, le segment «rien ne saurait modifier Ses arrêtés » ne peut être retenu comme argument s’opposant au concept exégétique d’abrogation. Ceci ne retire en rien au fait que le principe de l’abrogeant et de l’abrogé soit coraniquement impensable ; sur ce point voir S2.V106 ainsi que notre analyse critique du sujet en L’Abrogation selon le Coran et en Islam.
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Dr al Ajamî
[1]Pour notre Exégèse Littérale du Coran, cf. https://www.alajami.fr/ouvrages/
[2]Pour notre Traduction littérale du Coran, cf. https://www.alajami.fr/produit/le-coran-le-message-a-lorigine/
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