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Les sunnites de France, la conformité sans uniformité

Être sunnite aujourd’hui en France, en dehors du cadre des islams consulaires et sans non plus verser dans des expressions tout aussi connotées que marginales (soufisme, salafisme, jihadisme), impose un aller-retour incessant entre les textes religieux et le contexte politique. C’est précisément à ce travail que s’attèlent depuis plusieurs années Tariq Ramadan et Tareq Oubrou.

L’officialisation de l’islam ?

Le sunnisme se présente alors comme une doctrine systématique de compromis soucieuse de rechercher avant tout, entre les positions extrêmes qui s’affrontent, une position du juste milieu (al-wasîtiya). Elle est traduite on ne peut plus clairement dans les principes des Frères Musulmans, l’organisation fondée en Égypte par Hasan al-Bannâ’. Ailleurs aussi, des organisations, comme au Maroc, en Arabie Saoudite, en Angleterre ou même en France, s’accommoderont du contexte politique qui leur octroie la liberté d’agir au sein de la société civile en échange de soutenir, par l’absence ou l’atténuation de critique, le pouvoir en place avec lequel elles peuvent accessoirement travailler. La quête de reconnaissance est la principale motivation du pouvoir en place comme de l’organisation religieuse, dans le pragmatisme de leur collaboration.

L’islam officiel des anciennes colonies françaises est à cet égard bien représentatif du conformisme sunnite. Les associations ou fédérations de musulmans constituées autour d’une identité nationale (Maroc, Algérie, Turquie) exigent de leurs fidèles, outre de pondérer toute critique politique ou sociale de ces États, de ne jamais remettre en doute leur autorité et légitimité religieuses. Que l’UOIF n’ait aucune affiliation identitaire avec un État étranger, cela contribue à expliquer qu’elle promeut le plus clairement un islam français, contrairement à d’autres organisations qui s’appuient sur l’islam algérien, marocain ou turc. L’expression d’« islam officiel » cherche ainsi à pointer du doigt ce conformisme pour lequel les nouvelles générations musulmanes de France témoignent de plus en plus d’indifférence comme l’illustre déjà la moyenne d’âge des responsables de ces organisations.

Si l’officialisation d’organisations musulmanes est une reconnaissance de l’autorité religieuse par le pouvoir politique, elle implique surtout la reconnaissance du pouvoir politique par l’autorité religieuse. Dans le contexte de société sécularisée et dans le cadre d’un système politique laïque, le premier des échanges est secondaire car l’enjeu principal porte sur l’obligation faite aux institutions religieuses de se cantonner à la dimension cultuelle de leur vocation. Cette « hypocrisie structurale » dont par le Raphaël Liogier, impensée pour être efficace, stigmatise ou écarte de l’espace public les organisations musulmanes n’acceptant pas de s’y plier, soit parce qu’elles récusent idéologiquement le principe de laïcité (juridisme, traditionalisme mystique ou piétiste), soit parce qu’elles refusent qu’il serve d’instrument autoritaire à une ingérence ou un interventionnisme politique (réformisme légaliste).

Le réformisme sunnite en France, une question politique ?

Si le sunnisme est l’islam, l’islam n’est pas que le sunnisme. Et si le conformisme caractérise le sunnisme, les sunnites ne sont pas tous conformistes. Le rôle donnée à la « Loi islamique » (sharî‘a) illustre cette ambivalence. C’est à l’intérieur des communautés musulmanes des sociétés occidentales, que deux propositions s’opposent, quant à la place et au rôle de ladite sharî‘a dans nos sociétés. Celle d’une « dar ash-shahada » dont le promoteur est le philosophe Tariq Ramadan qui défend une citoyenneté majoritaire, allant jusqu’à proposer aux non-musulmans de participer à l’ijtihâd, faisant de la sharî‘a, une « éthique appliquée » ; et celle d’une « charî‘a de minorité » que préfère le théologien autodidacte Tareq Oubrou qui s’accommodera, en situation minoritaire, du bannissement du droit pour ne retenir de la sharî‘a que la morale et le culte.

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Le « fiqh des minorités » est pourtant vivement controversé du fait même de l’universalité revendiquée des principes (usûl) qui ont façonné le fiqh. Que penser donc de la proposition d’une « charî‘a de minorité » alors même que ce qui distingue juridiquement le fiqh (droit) de la sharî‘a (loi) est le fait que le premier est l’application détaillée et circonstanciée des principes généraux et immuables qu’énonce la seconde… Si Tariq Ramadan se refuse, en toute cohérence, de jouer le rôle d’une autorité religieuse, en se contentant d’être un intellectuel musulman intervenant dans la société sans les injonctions qu’obligerait une appartenance communautaire, Tareq Oubrou se présente volontiers, au contraire, comme exerçant la « profession d’imam ». Il assume ainsi, en toute cohérence aussi, le rôle d’autorité religieuse et de médiateur entre la communauté et la société.

Leurs divergences sont d’autant plus éclairantes qu’ils tirent tous deux leur légitimité islamique en se réclamant du réformisme sunnite, entre traditionalisme et modernisme. Mais la question de leur statut au sein de la communauté religieuse est, ici, moins intéressante que celle de leur rôle dans la société civile, et donc de leur rôle politique.

Transformer ou se conformer à l’ordre socioculturel ?

Par-delà ces deux personnalités qui seraient bien avisées de confronter l’évolution de leurs pensées respectives en renouvelant un débat public, on retrouve cette tension chez la nouvelle génération d’acteurs musulmans de France. Pour s’en convaincre, il suffit de suivre l’échange plutôt vif à l’occasion d’un débat sur Beur FM autour du « patriotisme musulman », entre Marwan Muhammad, Camel Bechikh et Farid Abdelkrim, par ailleurs coréalisateur d’un documentaire panégyrique consacré à Tareq Oubrou. On pourra aussi entendre les critiques acerbes de Salim Laïbi à l’encontre de Tariq Ramadan. On se souvient, du reste, des postures défendues sur Oumma.com, à l’occasion des dernières élections présidentielles, par Albert Ali, Nabil Ennasri, Yamin Makhri et Fouad Bahri. On pourra également noter, sur Oumma TV, les réactions d’Abdelaziz Chaambi aux appels contradictoires à l’in/visibilité des musulmans de France.

Si l’on s’en tient uniquement aux conditions politiques actuelles, on serait tenté, il est vrai, de réduire ces oppositions à celle qui distinguerait un islamo-gauchisme-mondialiste d’un islamo-droitisme-antimondialiste. Mais cela serait simplifier les choses à outrance que de faire fi des ingrédients religieux qui, au fond, n’ont jamais pu permettre une uniformité (politique) du sunnisme, depuis son affirmation historique (morcellisation progressive du Califat) à l’illustration contemporaine qu’en donnent les propositions différentes de nos deux leaders d’opinion musulmans. Pendant que l’un appelle les musulmans de France à la discrétion et à l’adaptation et se voit promu Chevalier de la Légion d'Honneur, l’autre les invite à la contribution et à la transformation de nos sociétés et se voit soumis à une relative censure des responsables politiques français.

On le voit bien, être sunnite aujourd’hui en France, en dehors du cadre des islams consulaires et sans non plus verser dans des expressions tout aussi connotées que marginales (soufisme, salafisme, jihadisme), impose un aller-retour incessant entre les textes religieux et le contexte politique. C’est précisément à ce travail que s’attèlent depuis plusieurs années Tariq Ramadan et Tareq Oubrou. Bien malin celui qui dira lequel de ces deux sunnites, de l’imam bordelais bien hexagonale ou du philosophe suisse d’Oxford, Kyoto, Bruxelles et Doha, est le plus (anti)conformiste…

 

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