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Les nouveaux désinformateurs

Comment pourrait-on définir la désinformation ?

C’est un mot qui fait « savant », qui fleure bon les techniques modernes de communication. Mais en fait, la désinformation n’est rien d’autre que la mise en œuvre, sur un plan collectif des procédés éternels de la mauvaise foi inhérente à la nature humaine. L’homme sait d’autant mieux mentir à ses semblables qu’il est avant tout doué d’une extraordinaire capacité à se mentir à lui-même, à confondre la réalité avec ce qu’il voudrait qu’elle soit.

Dans la vie de tous les jours et dans une relation entre deux ou trois individus, cela fonctionne déjà à merveille. Dans la pièce de Molière, Tartuffe réussi à phagocyter toute une famille parce qu’il a deviné chez le chef de cette famille – Orgon – une vision préconçue et rigide du monde qui ne demande qu’à être flattée. Orgon est dupé, il devient la marionnette de Tartuffe, c’est une victime, mais il se transforme en même temps en redoutable tyran familial, sans même s’en rendre compte.

Il est sincèrement persuadé d’être un « axe du bien » à lui tout seul. La désinformation repose sur le même principe, appliqué non plus aux relations individuelles mais aux masses. Lénine la résumait en une seule phrase : « Dites-leur ce qu’ils ont envie d’entendre ». Volkoff avait justement noté que la désinformation utilise, en fait, les mêmes techniques que celles du marketing moderne : que représente pour vous ce paquet de nouilles ? À quelle image l’associez-vous ? Quel discours dois-je vous tenir pour vous donner envie de l’acheter ? etc.

Il avait analysé avec la même perspicacité ce mécanisme de « vampirisation » qui permet à la désinformation de prospérer : chaque victime de la désinformation se fait à son tour désinformateur. C’est ce qu’on appelle la « caisse de résonance », la chaîne des « idiots utiles » qui relayent la désinformation sans toujours en avoir conscience, parfois de bonne foi, mais le plus souvent aveuglés par leur vanité. La désinformation exploite des vieux clichés qui correspondent généralement à des désirs plus ou moins conscients, enfouis en chacun mais universellement partagés.

Vous affirmez qu’une opération concertée de désinformation pourrait être à l’origine des conflits qui agitent la France ? Et pourquoi la France particulièrement ?

Je suis parti d’une réflexion sur cette concurrence mémorielle des souffrances identitaires qui, depuis quelques années, empoisonne notre vie intellectuelle. Aujourd’hui, le débat en France semble comme brouillé par ces querelles stériles autour du nouvel antisémitisme, de la souffrance noire, du racisme anti-blanc, de la mémoire coloniale etc. qui ont pour premier effet de dresser les gens et les communautés les uns contre les autres. Semer la discorde dans le camp adverse, c’est depuis la nuit des temps – de Sun Tzu à Goscinny et Uderzo, voyez Astérix et La Zizanie – un classique indémodable de la guerre psychologique.

Or, ces querelles apparaissent comme la conséquence et la suite logique de l’instrumentalisation et du dévoiement de la lutte contre l’antisémitisme que j’avais analysés et critiqués dans Une haine imaginaire. Cette instrumentalisation, déjà, apparaissait comme un efficace outil de désinformation destiné à empêcher tout débat rationnel sur le conflit du Proche-Orient. Ces querelles qui viennent à sa suite laissent penser qu’il ne s’agissait que d’une partie d’un ensemble plus vaste.

Toutes ces polémiques mêlent des thèmes qui peu ou prou renvoient à la question du choc des civilisations. La France constitue à cet égard une cible de choix. En tant que chef de file des pays qui se sont opposés à l’aventure américaine en Irak. Et aussi parce que c’est dans le monde occidental le pays qui voit cohabiter sur son sol les communautés juive et musulmane les plus importantes.

Dans l’affaire Charles Enderlin, journaliste à France 2, quel était l’objectif recherché par ceux qui ont tenté de faire croire que l’origine du tir qui a tué le petit Mohammed Al Dura en 2000 était d’origine palestinienne ?

Ils ont tenté bien plus ! Ils ont même réussi à faire croire à un large public que le film de France 2 était une falsification, une mise en scène. Que l’enfant serait encore en vie aujourd’hui. Cette affaire est un véritable cas d’école de désinformation. Car en combattant l’émotion ressentie devant les images de la mort d’un enfant par un sentiment artificiel de haine contre le journaliste qui avait diffusé ces images, on a réussi à faire passer à la trappe toute analyse rationnelle du conflit israélo-palestinien.

C’est cette polémique qui a permis aux médias de la communauté juive de passer totalement sous silence les livres de Charles Enderlin, publiés chez Fayard, qui se sont pourtant vendus à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires et qui constitueront à l’avenir des références incontournables pour les historiens. Je suis abonné à la newsletter du CRIF.

Ils n’ont pas omis de faire un article sur les mémoires de Rika Zarai ni sur un article du Point consacré à un viticulteur français installé en Israël. Pas un mot, pas une ligne sur Le rêve brisé, ni sur Les années perdues qui décrivent à partir de témoignages de première main, (notamment ceux des chefs des services secrets israéliens !) l’histoire précise et complète des douze dernières années du conflit israélo-palestinien…

C’est un peu triste pour la communauté juive qui se renferme sur elle-même et qui au bout du compte se retrouve plus ignorante que le grand public sur un sujet qui la concerne et sur lequel elle ne cesse de se mobiliser avec passion. La désinformation est un piège en miroir ou le désinformé se croit mieux informé que les autres. « La vérité est ailleurs ». L’affaire Enderlin est une théorie du complot qui ne dit pas son nom. Surtout, elle a été le point de départ d’une fantastique opération de désinformation.

Car ceux qui comme le journaliste Daniel Leconte ont monté de toutes pièces l’affaire Enderlin ont également monté en épingle une autre affaire où la théorie du complot apparaît, mais cette fois, de manière absurde et grotesque : L’effroyable imposture de Thierry Meyssan. Seulement, ils l’ont fait en sens inverse.

Ils se sont servi de Meyssan comme d’un épouvantail et de sa théorie du complot comme d’une caricature d’esprit critique pour ridiculiser et disqualifier tout esprit réellement critique. Bien entendu, ils ont amalgamé tout cela à l’antisémitisme en rattachant la théorie du complot aux Protocoles des Sages de Sion.

Ils ont amalgamé ensuite l’antisémitisme à l’antiaméricanisme, puisque Meyssan attente à la mémoire des victimes du 11 septembre ! Dans la foulée on attaque les altermondialistes, les intellectuels de gauche, les opposants à la guerre en Irak, les partisans d’une paix équitable au Proche-Orient qu’on traite d’antisémites, de Munichois, de complices des « nazislamistes », d’islamo-gauchistes etc.

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C’est à la fois grossier et subtil. Tous ces thèmes s’agencent entre eux de manière parfaitement cohérente. Et tout cela s’est fait à partir d’un véritable réseau de sociétés de créations audio-visuelles et de maisons d’éditions où l’on croise toujours les mêmes personnes. Notamment Daniel Leconte.

Ajoutez pour finir que la théorie du complot que ces gens nous présentent comme un symptôme d’antiaméricanisme est en réalité un thème récurrent de la culture américaine, un pur produit d’importation ! Autre effet miroir : la désinformation participe de ce vieux vice humain qui consiste à projeter sur autrui ses propres tares…

Selon vous l’enjeu de l’affaire Redeker était celui d’une validation morale de propos susceptibles de poursuites pour incitation à la haine raciale et religieuse et simultanément d’une criminalisation de toute réponse aux idées soutenues par Redeker

L’affaire Redeker est exemplaire de l’effet de dégradation que la désinformation produit dans le débat. Tout le monde se réclame de la liberté d’expression, mais chacun cherche à faire taire le voisin. On a le droit de critiquer l’islamisme sous un angle politique et même l’islam sous l’angle de la philosophie athée.

On peut railler les curés, les rabbins et les imams au nom de l’anticléricalisme. On a le droit d’être impertinent, outrancier, et même de tourner le sacré en dérision. Mais Redeker est allé plus loin en affirmant que « tout musulman » est « élevé dans les valeurs de haine et de violence » qui sont « celles du Coran ».

Il faut être aveugle pour refuser de voir dans cette phrase une incitation flagrante à la haine ethnique ou religieuse. Un délit qui tombe sous le coup de la loi. Il fallait condamner les menaces dont Redeker a été victime car nul ne doit être menacé dans son intégrité physique pour quelque raison que ce soit et même pour des propos illicites.

Le seul « châtiment », c’est de s’en expliquer éventuellement devant un tribunal. Mais là où on inverse les rôles, c’est que ceux qui ont timidement assorti leur solidarité à l’égard du sort fait au « philosophe » d’une condamnation sur le fond des propos qu’il avait tenus ont été attaqués avec une violence inouïe comme des ennemis de la liberté d’expression.

Il était interdit de répondre. Comme si la liberté d’expression était à sens unique ! Je garde en mémoire un débat télévisé où Romain Goupil a littéralement empêché l’historien Jean Baubérot d’exprimer son point de vue, avec une incroyable agressivité. BHL a écrit dans Le Point que Redeker méritait un soutien « indiscuté, total et sans bémol » et que ceux qui le critiquaient lui donnaient « la nausée ».

Quant à Finkielkraut, il a écrit dans Le Figaro cette phrase que je trouve abominable : « Il est plus que temps de libérer le oui à Redeker du mais qui l’entrave ». Relisez attentivement cette phrase, elle fait froid dans le dos. De quelle libération nous parle-t-il, sinon de celle des instincts les plus bas, légitimée par une rhétorique de supérette. Et Finkielkraut enseigne la philosophie à nos polytechniciens…

La désinformation a-t-elle des effets à long terme ?

Oui. Il s’agit d’un véritable « désaprentissage » de la pensée. On ne raisonne plus. On ne réagit qu’émotionnellement, à partir d’associations d’images. Volkoff avait bien noté que la désinformation utilise les techniques du marketing. L’opinion publique devient aussi naïve et malléable face aux questions de société que la ménagère de moins de cinquante ans face au paquet de lessive. Le plus grave est de voir des « intellectuels » ayant pignon sur rue participer à ce mouvement. C’est l’éternelle trahison des clercs.

Peut-on lutter contre la désinformation ?

Il faut inlassablement en revenir au réel. Nul n’est besoin d’être expert pour juger honnêtement d’un problème dès lors qu’on accepte d’examiner les faits sans préjugés. Il faut savoir cultiver le doute, se méfier de soi-même et du désir enfoui en nous tous que la réalité soit autre qu’elle est. Pour cela, le meilleur outil rhétorique dont nous disposons reste la logique, qui est à la base de toute philosophie. Une notion que Finkielkraut semble avoir un peu perdu de vue.

Propos recueillis par la rédaction


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