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Les Musulmans sont-ils fous ?

Mais rien n’arrête Anne-Marie DELCAMBRE. Le meilleur est, à mes yeux, le passage qu’elle consacre aux « convertis européens ». Dès les premières lignes du chapitre, il est difficile de s’y reconnaître : la première phrase nous dit en effet qu’il « existe désormais dans les pays européens un islam autochtone, résultat d’une conversion récente »[40] alors que le paragraphe suivant nous apprend que « les pouvoirs publics désirent normaliser leurs rapports avec cette collectivité musulmane issue de l’immigration. »[41] On n’y comprend goutte : la « communauté » musulmane est-elle composée de convertis ou de populations d’origine immigrée ?

Il est impossible de le savoir ici. La suite va-t-elle nous éclairer ? Que l’on en juge… Après affirmer que « les convertis sont appelés à jouer un rôle croissant dans un islam français »[42], Anne-Marie DELCAMBRE nous dit page suivante qu’il « n’est pas question pour ces convertis prestigieux d’intervenir dans les questions interne à l’islam. »[43] Comment jouer un rôle dans une situation si l’on n’y intervient pas ? Je l’ignore… Ces convertis, sans doute traîtres, collaborateurs ou « idiots utiles », présentent des aspects inquiétants. Les convertis belges ? Certains d’entre eux auraient justifié l’assassinat des moines de Tibéhirine par le G.I.A..[44]

Les convertis espagnols ? ils « sont aussi attirés par l’islam radical. »[45] Non seulement ces convertis européens sont donc des fanatiques, mais ce sont en plus des lâches : dans les prisons « les convertis européens osent demander, pour se faire bien voir des détenus musulmans, l’aménagement d’une salle de prière, des repas halal ou une aumônerie. »[46] Toutes demandes qui semblent effectivement extravagantes… En France, « certains adolescents français des cités embrassent collectivement l’islam par solidarité avec les jeunes musulmans qu’ils estiment victimes de racisme. »[47]

Ici je désirerais connaître les sources de l’auteur, car, depuis des années que j’observe l’islam, que je visite des mosquées, je n’ai jamais vu ni entendu parler de conversions de masse issues des quartiers de banlieues. Est-ce là encore un phantasme ? Sans doute, car nous ne sommes plus, dans ce chapitre, dans une démonstration rationnelle – pour autant que l’on y ait jamais été dans ce livre – mais en pleine fantasmagorie !

Après avoir pris la précaution de parler de « fausses rumeurs » – l’expression est curieuse – sur la conversion de « certaines personnalités », Anne-Marie DELCAMBRE cite – si je me mettais moi aussi à oser, j’écrirais : « jette en pâture » – plusieurs noms, qui, par conséquent, sont des faits avérés puisqu’ils sont exclus de la catégorie des « fausses rumeurs » : outre le fait que j’apprends à cette occasion qu’Eric GEOFFROY est « professeur d’islamologie » à l’université – une matière qui n’existe pas ! – je me découvre dans cette liste, en excellente compagnie : outre mon ami Eric GEOFFROY, donc, l’on y trouve en effet Maurice BEJART que j’admire – et chez qui la foi est une affaire purement privée, Cat STEVENS dont j’aime par ailleurs les chansons, Cassius CLAY, Neil AMSTRONG, Maurice GLOTTON et Didier-Ali BOURG, qui aurait découvert l’islam grâce au soufisme, ce qui est pour autant que je le sache inexact.

Comment ai-je pu me retrouver en aussi brillante compagnie ? Parce que je porte la barbe ? L’auteur ne m’ayant jamais rencontré ne peut le savoir. Ma religion, si d’ailleurs j’en ai une, fait en outre partie de ma vie privée : c’est pour cela que je n’en parle généralement pas en public. Est-elle bien celle que croit Anne-Marie DELCAMBRE ? La réponse ne regarde que moi et je n’ai pas pu la lui faire à elle, car elle ne m’a jamais posé personnellement la question.

Pourquoi a-t-elle donc écrit cela ? Je vois deux possibilités : soit elle a pris des renseignements à Strasbourg, où je réside, et où certains essaient effectivement d’expliquer mon intérêt pour l’islam non seulement par une conversion personnelle (car comment s’intéresser à l’islam si l’on n’est pas soi-même converti ?) mais en répandant la rumeur que je serais en fait proche de mouvements islamistes. Cette rumeur est d’autant plus malintentionnée que je ne travaille même pas sur la mouvance islamiste !

Mais peu importe qu’une chose soit fausse, dès l’instant qu’elle peut faire du tort… L’autre possibilité, qui n’est pas exclusive de la première, est que Mme DELCAMBRE a eu connaissance des articles que j’ai publiés sur Oumma.com. Essayons d’imaginer son raisonnement : voici un bon Français, qui écrit sur l’islam, qui n’en dit pas de mal, qui critique les islamophobes… Il est donc musulman ! C’est un converti !

J’ignore par quelles voies Mme DELCAMBRE a pu arriver à écrire ce qu’elle écrit. Néanmoins elle pose un problème grave, dont elle n’a apparemment pas conscience : il semble en effet de plus en plus difficile à certains d’imaginer que l’on puisse trouver des aspects positifs à l’islam, que l’on puisse trouver inadmissible l’islamophobie au même titre que l’antisémitisme et le racisme, sans être soi même musulman.

Cette attitude, de la part de personnes – et je ne parle pas ici de Mme DELCAMBRE – qui prétendent en même temps se réclamer de la conception universelle de l’homme issue des Lumières et disent vouloir lutter contre le communautarisme, montre de façon remarquable et redoutable qu’est en train de se construire dans le discours social une communauté imaginaire, la « communauté musulmane », porteuse de toutes les tares de notre société, bouc émissaire idéal.

Elle est non seulement composée de délinquants, de fanatiques, d’obscurantistes de tout poil (de barbe surtout), mais encore, et c’est relativement nouveau, de fous, de schizophrènes. Faut-il s’adresser aux hôpitaux psychiatriques pour y enfermer les musulmans que l’on n’aura pas pu mettre en prison ? L’islam est-il une déviance ?

A ces errements s’ajoute une invraisemblable myopie, qui conjugue stigmatisation d’un phénomène et absence de propositions pour y remédier : l’auteur dénonce, dans sa dernière partie le phénomène des fatwas rendues sur internet. Pourquoi pas. Mais à qui veut-elle que les musulmans vivant en Europe, en France, s’adressent, quand ils ont une question à poser ? Vers quelle autorité musulmane se tourner ?

La conclusion qui me semble logique, serait de dire que nous souffrons, ici, d’un manque de formation des cadres religieux, et qu’il est donc nécessaire d’avoir une faculté de théologie musulmane sur le modèle des facultés de théologie protestante et catholique. Cette hypothèse n’a semble-t-il même pas effleuré notre auteur. Elle n’en parle pas en tout cas. Il est vrai que cela pourrait être dangereux, l’islam étant « par nature » schizoïde[48].

Une fois de plus, je me demande qui délire le plus : les gens dont on parle ou ceux qui en parlent ? « Quand le psychisme de l’internaute refuse de dissocier le virtuel et la réalité et passe à l’acte criminel, mettant en application les directives données sur le net, de façon brutale, directe et autiste, c’est là où l’on peut voir un lien entre islam radical et terrorisme. […] Toutes les distorsions seront utilisées pour protéger la foi, y compris les idées les plus folles, empruntées à la modernité. Le résultat est une schizophrénie aggravée, rendu parfois explosive où se mêlent à la fois la rage de survivre et le désir de détruire ce monde réel qui fait obstacle au paradis perdu. »[49]

C’est exactement ce que l’on pourrait dire de la vision de l’islam qui sous tend ce livre : une vision a historique, érigeant en orthodoxie le discours islamiste radical et en orthopraxie le modèle de cet islam qui n’est celui que d’une minorité de l’islam français. Ici aussi, toutes les distorsions sont permises pour faire entrer cette altérité épouvantable dans son rôle de repoussoir et déplorer la sortie de la matrice originelle d’une France chrétienne et rurale, aux journées ensoleillées s’écoulant paisiblement, scandées par les sonneries des cloches, des journées rêveuses au goût de madeleine…

Il est si agréable, d’oublier les galériens pour la foi au XVII° siècle, les massacres des marais à Aigues-Mortes à la fin du XIX°, véritable chasse à l’homme à l’encontre des immigrés italiens, qui ne mangeaient ni ne priaient comme nous, l’antisémitisme virulent de l’entre-deux guerres…

Ce que nous avons perdu, ce n’était pas le paradis ; mais ce que nous risquons de retrouver, si nous n’y prenons garde, c’est bien l’enfer.



[1] Ed. Desclée de Brouwer, 2006, 258 pp.

[2]Cf. p. 9

[3] idem

[4] idem

[5]cf. p. 11

[6] cf. p. 12

[7] cf. p. 16

[8] cf. p. 89

[9] cf. p. 59

[10]cf. p. 64

[11] cf. p. 75

[12] cf. p. 81

[13] cf. p. 91

[14] idem

[15] cf. p. 88

[16] cf. p. 99

[17]cf. p. 27

[18]cf. p. 131

[19] cf. note 2 p. 131

[20] cf. p. 138

[21] cf. p. 132

[22] cf. p. 147

[23] cf. p. 141

[24] cf. sur ces questions : CHABRY (Laurent et Annie), Politique et minorités au Proche-Orient – les raisons d’une explosion, Maisonneuve & Larose1984, 359 pp.

[25] Contrairement à ce qu’écrit Anne-Marie DELCAMBRE, op. cit. p. 141

[26] cf. p. 133

[27] Cf sur ces questions : AMIR-MOEZZI (Mohammad-Ali) et JAMBET (Christian), Qu’est-ce que le shî’isme ?, Fayard, 2004, 387 pp.

[28] cf. p. 126

[29] cf. p. 130

[30] cf. p. 42

[31] Lire à ce propos le stimulant ouvrage de Claude TRESTMONTANT : Le Christ hébreu, éd. O.E.I.L., 1983, 320 pp

[32] cf. p. 130

[33] cf. p. 53

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[34] cf. p. 54

[35] cf. p. 12

[36] cf. p. 131

[37] cf. pp. 153 et 159

[38] cf. p. 163 et ss

[39] cf. p. 175

[40] cf. p. 179

[41] idem

[42] cf. p. 180

[43] cf. p. 181

[44] cf. p. 180

C’est la question que l’on peut se poser à la lecture du dernier ouvrage d’Anne-Marie DELCAMBRE : La schizophrénie de l’islam[1], dont je dois avouer qu’il serait passé inaperçu s’il ne m’avait été récemment signalé pour une raison que j’indiquerai plus tard. Il semble à ce propos qu’il soit passé inaperçu de beaucoup puisque, par exemple, la FNAC de Strasbourg n’en a vendu, à l’heure où j’écris, que deux exemplaires depuis sa parution.

Selon elle, les musulmans seraient victimes de « dissociation » et de « perte de contact avec la réalité »[2], depuis « la sortie des Arabes d’Arabie et leur pénétration dans des contrées ayant une autre culture. C’est là le premier choc, le premier traumatisme dont l’islam ne guérira pas. »[3], l’islam étant devenu « trop tôt »[4] une « religion de convertis ». Ayant fait de nombreux emprunts à différentes cultures, les musulmans, sous toutes les latitudes, sont convaincus de pratiquer « le même islam »[5] et refusent donc de voir la réalité sociologique.

Cette hypothèse de départ pourrait a priori être intéressante, pour toutes les religions, au demeurant. Que va en faire l’auteur ? Bien qu’elle précise dans l’introduction que « ce court essai n’est pas un pamphlet »[6], après une citation de Camus, « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », la lecture de ce qui est plus un recueil d’articles qu’un essai à proprement parler, vérifie hélas cette citation : la méthodologie hasardeuse, le style relâché, les notions d’histoire incertaines, les concepts sociologiques et religieux abordés dans la confusion… tout ou presque, sur cette copie bâclée, nécessite du rouge dans les marges.

Eliminons tout d’abord l’un des poncifs contemporains dès qu’il s’agit de parler de l’islam : « il faut oser » le faire paraît-il. Anne-Marie DELCAMBRE ne manque pas de sacrifier au rituel : elle « ose » se pencher sur la structure du Coran pour « reconnaître que ce livre sacré est à l’origine de la schizoïdie de l’islam comme il est à la base du délire antijuif, véritable paranoïa qui frappe les musulmans intégristes, pas seulement ceux qui se qualifient de « fous d’Allah ». »[7] Elle « ose à peine énoncer » ensuite que « les Arabes omeyyades d’Espagne étaient au fond peu croyants, dignes héritiers de la famille des Banû Omayya (Omeyyades) de La Mecque qui préféraient le commerce à la religion. »[8]

Lorsque l’on voit la production contemporaine sur l’islam, que ce soit à travers l’édition, la presse écrite ou télévisuelle, ou bien à travers les sites Internet ouvertement racistes, on se demande bien de quelle audace il s’agit ici. L’audace de hurler avec les loups ? Sans doute. Celle de se conformer au moule actuellement dominant de l’islamophobie ? Sans doute aussi. Celle de se prendre, au moment où l’on tient la plume, pour un Salman Rushdie en puissance et sentir le long de son dos le frisson de la célébrité ? Peut-être encore…

A la différence d’Anne-Marie DELCAMBRE, qui diagnostique la schizophrénie allègrement, je ne ferai pas de psychanalyse sauvage.

La question que je me pose et de savoir pourquoi l’on a cru bon de publier un ouvrage aussi bâclé : la méthodologie, le style, les conclusions faussées probablement par ce défaut de méthode.

Quel sérieux accorder à un ouvrage qui met sur le même plan, pour étayer ses démonstrations, des références tirées de romans et des ouvrages « scientifiques » ?

Quel intérêt mettre des notes,pour nous expliquer que Constantinople est « l’ancienne Byzance, l’actuelle Istanbul »[9], que le Basileus est l’ « empereur byzantin »[10], que le Khorassan est « le sud de l’Asie centrale »[11], que Rayy est une « cité de l’Iran »[12], qu’un relaps est « celui qui est de nouveau tombé dans l’hérésie, après l’avoir abjurée »[13], que le supplice du pal est un « supplice qui consistait à transpercer d’un pieu, par le fondement, le corps du condamné »[14], sans parler des définitions qui sont fausses, comme celle de porphyrogénète[15] ou celle du donatisme[16], etc, etc…

Pour parler des religion, il faut d’abord avoir, me semble-t-il, un minimum de connaissances théologiques de base, afin d’éviter les erreurs les plus grossières. Ces connaissances concernent non seulement ce qu’une religion dit d’elle-même mais aussi ce que les religions disent les unes des autres, le discours sur l’Autre étant souvent un discours sur soi.

Ces connaissances semblent faire cruellement défaut à Mme DELCAMBRE, je vais en donner quelques exemples. Dans sa première partie intitulée « La nature schizoïde de l’islam », elle aborde le sujet du processus de la révélation, selon du Coran – du moins le pense-t-elle : « Lorsqu’il est dit : « Je vous narre les récits du Livre », alors que le Coran n’existe pas encore puisqu’il a été composé qu’après la mort de Mahomet, c’est du livre de Moïse dont il s’agit. Cela est confirmé par la sourate 6, verset 154 : « Thumma âtaynâ Mûsa al-kitâb », « Puis Nous avons donné à Moïse le Livre. » Le verset 155 continue : « Et voici un Livre que nous avons fait descendre », et les commentateurs musulmans tiennent à préciser que ce livre est le Coran. Comment ce livre pourrait-il être le Coran alors qu’il ne fut jamais à l’état de livre du temps de Mahomet ? » C.Q.F.D.

Cette belle démonstration confond cependant deux choses : la recension d’Omar qui, effectivement, est postérieure au « temps de Mahomet », et le phénomène du Livre saint, tel qu’il est conçu et vécu en islam : il s’agit de ce que l’on appelle le Coran incréé, qui existe, selon les théologiens et les fidèles, de toute éternité. C’est bien de celui-ci, qui est « descendu » sur le Prophète, qu’il s’agit en l’occurrence.

Précisons ici que l’on n’est pas obligé de croire à cela ; mais si l’on veut parler de l’islam, il faut cependant en tenir compte car en sciences sociales est vrai ce qui est cru tel et il n’appartient pas au chercheur de traiter les croyances à l’aune des siennes propres, comme de vulgaires fables, sauf si l’on veut se condamner à ne rien comprendre au sujet que l’on étudie.

Continuons : au sujet du châtiment des voleurs, l’auteur cite « un verset du Pentateuque »[17], ce qui ne veut rien dire. Elle précise pourtant dans une note que le Pentateuque est constitué par les cinq premiers livre de la Bible ; pourquoi ne pas citer, comme c’est l’usage, le livre précis dont est tiré ce verset, en donner la référence exacte ? Fait ainsi cela n’a aucun sens : n’importe qui peut citer n’importe quoi.

Les pages sur le shî’isme sont également consternantes : le shî’isme est défini ainsi dans une note[18] : « Chiisme, en arabe shî’a, c’est-à-dire « parti de Ali ». Ce sont les légitimistes de l’islam car ils considèrent que la direction de la communauté musulmane, à la mort du prophète, aurait du appartenir à Ali et à ses descendants, les Alides, plus particulièrement à ceux que l’on appelle les imams alides. Ils refusent donc d’admettre la légitimité des dynasties des Omeyyades et des Abbassides et ils refusent même le califat des trois premiers califes, Abû Bakr, Omar, Uthmân ».

Passons sur le style qui glissse sans s’en apercevoir, du shî’isme aux shî’ites, pour dire que ce galimatias ne veut rien dire et n’explique en aucune façon au lecteur ce que peut-être le shî’isme. Redisons donc, que le shî’isme pose à l’origine l’existence d’un sens caché des Ecritures, le « bâtin », qui vient en compléter le sens apparent, le « zâhîr » et que les Imâms (les « grands imams » comme les appelle comiquement l’auteur) sont dépositaires de ce sens cachés auquel ils peuvent initier les fidèles qui en ont le désir.

Nous apprenons ensuite que « Ali est considéré comme un imam »[19] – on ne saurait moins dire ! Qu’Hassan Askari, le 11° Imâm, aurait un jour « disparu »[20], alors qu’il a été assassiné ; que « la notion d’occultation de l’imam a des conséquences importantes sur le contenu du chiisme. Elle explique le caractère eschatologique : le chiisme attend les fins dernières et le retour de l’imam considéré comme le triomphe de Dieu. »[21], explication qui n’explique rien, puisque je judaïsme et le christianisme sont, comme l’islam, des religions eschatologiques, qui attendent aussi un messie (ou son retour), sans passer par le concept d’occultation.

Les connaissances en histoire ne semblent pas meilleures que celles en théologie. Pour en finir avec le shî’isme, elle confond dans ce qu’elle appelle les alevis, deux choses différentes : d’une part les nuçayris, ou alaouites, et les kizilbaş de Turquie. Les premiers, contrairement à ce qu’elle écrit[22], ne sont pas issus de la branche ismaélienne du shî’isme, mais bien de la branche duodécimaine, puisqu’ils ont contesté la désignation du XI° Imâm au IX° siècle de l’ère chrétienne ; de même, les alevis/kizilbaş de Turquie, ne sont pas des « chiites extrémistes ismaéliens »[23], mais sont également issus du shî’isme duodécimain[24] et n’ont donc rien à voir avec les Druzes[25], qui sont, eux, bien issus de l’ismaélisme.

De même, ils ne se sont pas convertis non plus au XVII° siècle, puisque l’émergence des mouvements messianiques dont ils sont issus – il y en eut de nombreux – s’est faite à la suite de la désagrégation politique de l’époque post mongole, au XIV° siècle de notre ère ; au XVI° siècle, le chef de l’un de ces groupes, Ismaïl, conquerra l’Iran et sera le premier Shah de la dynastie Safavide, Ismaïl 1er.

Toujours en Iran, « ce n’est qu’à la fin du XIX° siècle qu’on verra le clergé chiite faire son entrée sur la scène politique avec une autonomie financière. »[26] Là encore, d’où peut-on tirer une pareille fable ? C’est dès l’époque safavide, donc au XVI° sicle, qu’est institué en Iran une véritable « Eglise officielle », avec un clergé structuré[27].

L’histoire turco- ottomane est tout aussi malmenée. Nous apprenons ainsi que « Dans l’imaginaire collectif, l’islam turc ou mongol est un islam violent, image de cruauté, d’enlèvement au sérail : ce qualificatif de « cruel »attaché aux sultans turcs, quelques grands noms mongols enracinent encore cette réputation. »[28]

Ce type de phrase est l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire : tout y est faux. Quelle est, tout d’abord, la valeur scientifique de « l’imaginaire collectif » dans le jugement que l’on peut porter sur une civilisation ? La réponse est simple : elle est nulle. Contrairement à ce qui est suggéré ici, Mozart, dans « l’enlèvement au sérail » réalise une illustration de la générosité des Turcs, puisque le Pacha Selim, quand il apprend que Constance et Belmonte sont fiancés, décide de libérer la première, qui est retenue prisonnière dans son sérail et de favoriser l’union des amoureux.

Ce pourrait être une réminiscence du « Turc généreux » mis en scène par Rameau dans les « Indes galantes »… Le qualificatif de cruel attaché aux sultans turcs (elle veut dire ottomans) ? Sur 39 sultans, 40 si l’on ajoute le dernier Calife, UN SEUL d’entre eux, Selim Ier (1512 – 1520) sera qualifié ainsi.

Un peu plus loin, elle déclare : « La grande réaction turque à la dégénérescence de l’Empire fut les « Tanzimat », « les réformes », dont le coup d’envoi fut donné par Selim III (1789 – 1807) ; Le sultan avait compris qu’il fallait changer les structures de l’Etat mais les janissaires et les religieux, d’un commun accord, le firent mettre à mort. »[29] laissant l’impression que l’histoire s’arrête là.

Il aurait fallu lire la suite du livre consulté pour savoir que quelques années plus tard, en 1826, le sultan Mahmut II fit massacrer les janissaires et que son fils et successeur immédiat, Abdülmecit Ier, poursuivit sans violences les réformes de son père, accorda à ses sujets l’égalité entre les confessions, et créa, entre autre, le Conseil du Tanzimat chargé d’appliquer et d’étendre lesdites réformes.

Si la suite de l’histoire a été éliminée, c’est qu’elle contredit en fait la vision que veut présenter l’auteur : celle de la schizophrénie de l’islam, qui vient de ce qu’elle est une religion de convertis.

Tout le problème viendrait de là : l’islam est d’abord une religion « régionale »[30], qui n’exprimerait que le tempérament religieux des Arabes d’Arabie. Est-ce le fait d’apparaître sur un point donné du globe qui rend une religion régionale ? Le zoroastrisme, qui s’est – à l’époque – peu étendu en dehors de la Perse, n’est-il pas une religion régionale plus que l’islam ? Personne n’en sait rien, et ce n’est apparemment pas ce livre qui nous l’apprendra.

L’islam ensuite, serait schizophrène parce qu’il serait une religion de convertis. Si nous restons dans le cadre du monothéisme, laquelle des trois grandes religions du Livre n’est-elle pas une religion de convertis ? Le judaïsme ? Il a connu, dans l’antiquité tardive, un mouvement de conversion phénoménal tout autour de la Méditerranée, ce qui explique que, pour les gens qui ne parlaient pas hébreu, la Bible ait été traduite en grec, langue de culture universelle à l’époque.

Cela explique aussi sans doute pourquoi les évangiles sont en grec et non en hébreu[31]. Le christianisme ? S’il y a bien une religion de convertis, c’est celle-ci ! A moins que l’on ne croie que l’Europe ait été chrétienne avant le christianisme… L’islam enfin, est lui aussi, une religion de convertis.

Ce que je ne comprends pas dans la thèse d’Anne-Marie DELCAMBRE, c’est pourquoi seul l’islam, compte tenu de ces faits, serait schizophrène. Soit elle ignore l’histoire et la théologie, soit – ce n’est qu’une hypothèse ! – il s’agit là de l’effet d’un mécanisme psychologique que l’on appelle la « projection » : le sujet projette sur autrui ce qu’il aime le moins en lui, pour s’en débarrasser, en quelques sortes.

Quand elle définit la schizophrénie comme une perte de contact avec la réalité, et que je lis, ensuite, des propos totalement déconnectés des réalités historiques, théologiques ou sociologiques, je me pose des questions ; quand je lis « Le propre de la schizophrénie c’est de s’enfermer dans sa psychose plutôt que de consentir à regarder la réalité et de supprimer ce qui s’oppose au délire, quitte à aller jusqu’au meurtre. »[32] et que je vois, comme je viens de le montrer, l’histoire tronquée pour justifier sa thèse, je continue à me poser des questions.

Je m’en pose encore, mais plus du même ordre, lorsque je lis des chapitres intitulés « La trahison des chrétiens »[33], dans lequel on compare l’islam avec le nazisme et certains chrétiens qui ont aidés les pouvoirs musulmans à des collaborateurs[34], je m’en pose toujours, quand je vois qualifiés de convertis, aujourd’hui, les Turcs[35], les Iraniens[36], certains Africains et Comoriens[37], des « Asiatiques » comme les Pakistanais, les Indonésiens…[38], ceux « issus de l’univers communiste »[39], dans lesquels on comprend Ouzbeks et Tadjiks… Que signifie cette extravagance ? Est-on toujours un converti des siècles après que ses ancêtres l’aient été ? Cela ne signifie plus rien et cela ne rime à rien.

[45] cf. p. 182. C’est moi qui souligne.

[46] cf. p. 184. C’est toujours moi qui souligne.

[47] cf. p. 180

[48] C’est le titre de la 1ère partie.

[49] cf. p. 253

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