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Les hommes de religion dans le Moyen-Orient ayyoubide et mamelouk XIIe – XVIe siècles ( partie 2 et fin)

2. Les soufis.

En islam, la polarité exotérique (zâhir) – ésotérique (bâtin) est très marquée. Il n’y a jamais eu de rupture complète entre ces deux aspects, mais des tensions prononcées. Les ’ulamâ’ – et plus particulièrement parmi eux les “juristes” ou fuqahâ’ – régissent la dimension exotérique, tandis que les soufis, ou spirituels musulmans, vivifient la dimension ésotérique. Bien que, selon Ibn Khaldûn par exemple, le Prophète et ses Compagnons aient vécu dans une parfaite osmose le zâhir et le bâtin, la scission entre les “hommes de la lettre” et les “hommes de l’esprit” fut assez marquée jusqu’au XIe siècle grosso modo. La période qui nous occupe voit précisément l’exotérique et l’ésotérique converger, concorder chez les hommes de religion, du moins les plus exigeants avec eux-mêmes. Beaucoup de ’ulamâ’ portent l’idéal vers lequel a tendu Ghazâlî (m. 1111) notamment, celui de réaliser en soi l’unité de la Loi et de la Voie, de l’exotérique et de l’ésotérique. Soyons clair : cette osmose ne s’est pas effectuée à l’échelle collective ; globalement, le milieu des fuqahâ’ reste imperméable à l’aventure spirituelle que proposent les fuqarâ’, ou “pauvres en Dieu”. Il n’empêche que se dégage de plus en plus le profil du savant soufi, simple affilié au soufisme ou lui-même maître spirituel. Il s’agit parfois de quelqu’un qui s’est adonné aux sciences exotériques jusqu’à l’âge de quarante ans – âge qui marque le début de la Révélation chez le prophète Muhammad – puis qui se retire pour se consacrer à la vie spirituelle.

L’appui du pouvoir

La politique initiée par Saladin, suivie par les Mamelouks et plus tard par les Ottomans, favorise l’ancrage et le rayonnement du soufisme dans la culture islamique. Dans son oeuvre de promotion du sunnisme, Saladin s’appuie sur une mystique bien tempérée, orthodoxe, “officielle” car financée en partie par l’Etat, qui doit contrebalancer les influences spirituelles étrangères, ismaélienne, mazdéenne 1 ou autres. Au siècle suivant, la dislocation de l’Empire abbasside sous les coups des Mongols ruine le sentiment de sécurité qu’éprouvaient jusqu’alors les musulmans, et entraîne l’effondrement des structures religieuses traditionnelles. L’enseignement des sciences exotériques montre d’ailleurs des signes de sclérose. L’autorité des cheikhs soufis en sort renforcée, car ceux-ci proposent de nouveaux réseaux de solidarité, ainsi qu’une vision du monde cohérente car elle transcende les aléas de l’histoire. C’est à cette époque que se développent les “voies initiatiques particulières” ou confréries (tarîqa ; pl. turuq). Les émirs sollicitent désormais le charisme des cheikhs, plus rassembleurs que la plupart des ’ulamâ’.

La hiérarchie ésotérique des saints

La croyance en un Etat ésotérique des saints (dawla bâtiniyya), qui double et fait ombrage, en quelque sorte, au pouvoir des émirs, semble partagée par les différentes couches de la société. En témoigne l’attribution aux saints de titres d’ordinaire réservés aux puissants de ce monde. Muhammad al-Hanafî, par exemple, cheikh cairote du XVe siècle, est communément appelé « le sultan Hanafî ». Il faut rappeler ici que, aux yeux de la population et surtout des ’ulamâ’, les Mamelouks, Turcs mal arabisés et mal islamisés, exercent un pouvoir usurpé ; certains ’ulamâ’ leur reconnaissent toutefois d’être le bras armé efficace de l’islam.

La tâche essentielle qu’attribuent à la communauté des saints certaines paroles du prophète Muhammad est d’assister et de protéger les créatures, de prendre sur eux les calamités venant du ciel. « Si le Pôle spirituel – qui se trouve à la tête de la hiérarchie – et son entourage ne supportaient pas les épreuves du monde, dit un maître, celui-ci serait anéanti en un instant » 2. Comme c’est le cas pour les institutions mondaines, cet Etat ésotérique comporte des juridictions de tailles restreintes, régies par des assemblées régionales de saints (dîwân al-awliyâ’). Le rôle cosmique du walî (saint) s’applique en effet à un domaine plus ou moins large, en fonction de son degré spirituel : chaque walî connaît l’étendue du territoire sur lequel il a autorité. Quelque interprétation que l’on fasse de ces données, il est indéniable qu’elles correspondent à un rôle social très tangible. Tel cheikh ne mange ni ne dort lorsqu’un malheur frappe les musulmans, tel autre prend sur lui les maladies des personnes « utiles à la société » ; un troisième encore, à l’instar du joueur de flûte de la légende allemande, délivre un village des rats qui l’infestaient 3.

Ce n’est pas seulement la masse anonyme qui revêt les cheikhs soufis des attributs du pouvoir, mais aussi les sultans. Il ne fait pas de doute que les dirigeants temporels donnent dans leur ensemble du crédit à cette souveraineté qui se superpose à la leur ; du moins ont-ils conscience du pouvoir surnaturel des cheikhs (khâtir), et, à lire maintes anecdotes, ils craignent que celui-ci se retourne contre eux ! Ils éprouvent plus que tout autre groupe social le fameux i’tiqâd, « croyance en la sainteté » des cheikhs. Avancer qu’ils cherchent par là à justifier leur pouvoir, face à des populations fascinées par la sainteté, est trop réducteur. Le prince quête chez le saint le madad, l’assistance spirituelle. Lorsque, en 1516, le sultan al-Ghawrî demande aux cheikhs soufis de l’accompagner dans la bataille qu’il va livrer aux Ottomans, il ne s’agit pas pour lui d’une tactique politique mais du désir de s’assurer leur secours dans cette opération fatale. Les relations entre autorité spirituelle et pouvoir temporel ne sont certes pas toujours aussi idylliques, et évoluent parfois en confrontation directe.

Les détenteurs du charisme

D’évidence, les soufis, tour à tour saints vengeurs ou généreux dispensateurs de la baraka muhammadienne, ont plus d’impact dans la société que ceux, parmi les “juristes”, qui se bornent à gérer les rites. On peut respecter un “docteur de la Loi”, mais on vénère un saint. Par ailleurs, rappelons que, à l’exception de quelques cas, les cheikhs ne vivent pas en reclus. Ils ont le plus souvent femme et enfants, auxquels il faut ajouter leurs enfants spirituels, les disciples. Très souvent sollicités par la population, ils ne sauraient être parçus comme des “quiétistes” se préoccupant uniquement du salut de leur âme. Au demeurant, dans les rapports parfois tendus que nourrissent “juristes” et soufis, les émirs jouent un rôle d’observateur ou d’arbitre qui tourne généralement à l’avantage des seconds. A maintes reprises, ils fustigent la corruption des notables religieux, alors qu’ils louent le désintéressement et la sincérité des cheikhs 4.

Tout homme de religion un peu en vue est à même d’intercéder auprès des dirigeants, mais en vertu de la charisma, la faveur divine dont sont investis les cheikhs, ceux-ci semblent plus promptement exaucés qu’autrui. Si le saint représente l’intermédiaire privilégié entre Dieu et les hommes, si une femme vient demander à tel cheikh l’entrée au Paradis en échange de trente dinars 5, le saint a également pour mission d’élever vers les puissants de ce monde les requêtes du peuple anonyme. Le terme arabe shafâ’a recouvre les deux niveaux d’intercession, de même que le “jâh” du cheikh qui lui permet d’intercéder désigne un prestige spirituel d’abord, puis temporel. L’intercession demande une implication directe du cheikh dans l’arène sociale, qui le place du côté des pauvres et des opprimés. Elle suppose une humilité qui n’est pas toujours l’apanage des notables religieux. Zakariyyâ al-Ansârî, célèbre savant et soufi de la fin de l’époque mamelouke, évoqué plus haut, se présentait, dans ses requêtes adressées aux dirigeants, comme « le cheikh Zakariyyâ » ; après que Khadir (ou Khidr), le mystérieux initiateur des saints, l’ait repris sur cette titulature pourtant modeste, il se présente comme « Zakariyyâ, le serviteur des pauvres (khâdim al-fuqarâ’) » 6.

La soif de sainteté, patente dans la société, est étanchée en partie par les miracles, qui échoient en priorité aux soufis ; ceux-ci en font parfois un objet de surenchères et de compétition entre eux mais, plus généralement, ils les mettent au service de la communauté. La karâma, le miracle réservé aux saints par opposition à la mu’jiza réservée aux prophètes, ne signifie-t-elle pas la « générosité » ? Générosité divine envers le saint, afin que ce dernier puisse être également généreux avec les créatures. Cette grâce prend la forme de la multiplication du pain et de la nourriture, mais le plus souvent le cheikh puise des ressources du monde invisible, qu’il verse immédiatement à ceux qui l’ont sollicité.

Le cheikh de zâwiya

Dans quel contexte, dans quel lieu le rayonnement des soufis agit-il ? Partout, est-on tenté de répondre, car les sermonnaires soufis emplissent l’université al-Azhar de leur auditoire, les confréries tiennent séance dans les plus grandes mosquées, les textes doctrinaux du soufisme sont étudiés dans les madrasa … et les extatiques règnent dans la rue. Mais c’est la zâwiya, animée par son cheikh, qui représente, de plus en plus, le coeur vivant du soufisme. Saladin avait promu la khânqâh, établissement d’origine persane, qui abrite des soufis rétribués pour se consacrer presque entièrement à la dévotion. Les Mamelouks, à leur tour, subventionnent ce “soufisme d’Etat”, sur lequel ils ont droit de regard. Le personnel d’encadrement y est composé d’enseignants des quatre rites juridiques, comme c’est le cas pour les madrasa. La khânqâh propose donc des emplois stables aux ’ulamâ’, ce qui contribue à intégrer le soufisme dans la vie islamique. Mais généralement le supérieur de la khânqâh est un savant, nommé et destitué par le pouvoir, qui a peu de liens avec le soufisme et occupe ce poste parmi d’autres ; c’est le cas d’Ibn Khaldûn, par exemple 7.

Il en va tout autrement du cheikh de zâwiya, soucieux de son indépendance vis-à-vis des autorités politiques comme religieuses : il est le maître de son univers, et tous ceux qui y entrent doivent se plier à sa règle, sultan y compris. Le financement de sa zâwiya provient toujours de sources privées, même s’il est le fait de gens du pouvoir ; ceux-ci font bâtir pour un cheikh à titre personnel, en vertu du lien les unissant à ce dernier. A l’époque mamelouke, ce sont très clairement les cheikhs de zâwiya qui donnent l’impulsion spirituelle. L’attraction qu’exerce leur personnalité prend l’aspect d’ondes concentriques se déplaçant vers le point focal que ces cheikhs représentent. Chaque maître est à cet égard un pôle et le centre de sa sphère (nuqtat al-dâ’ira) ; ses disciples, qu’ils soient de grands savants, des émirs ou de petites gens, répercutent sur l’ensemble de la société son rayonnement. En outre, la vertu d’hospitalité que toutes les sources reconnaissent au cheikh de zâwiya depuis le XIIIe siècle explique le brassage qui a lieu à l’intérieur de ses murs : s’y côtoient les disciples, bien sûr, souvent résidents, des personnes issues d’une sphère plus large et rattachées au cheikh pour la bénédiction (tabarruk), des étudiants et des ’ulamâ’ attirés par la personnalité du maître ou venant l’éprouver, des voyageurs cherchant un abri, etc. C’est également dans sa zâwiya que le cheikh parvient à intégrer des marginaux, exclus par le légalisme ou par le conformisme du système religieux.

Par sa grande plasticité, avons-nous dit, le monde du soufisme traverse les classes sociales. Le public des khânqâh est sans doute moins mélangé – car il est moins dynamique -, mais nous voyons d’éminents “docteurs de le Loi” consulter des extatiques dépenaillés, des grands savants se mettre à l’école de cheikhs illettrés, petits artisans de leur état, et corroborer leurs intuitions spirituelles. La large imprégnation du soufisme dans la société vient aussi du fait que les cheikhs savent donner à la vie religieuse une dimension festive. Soutenus par les pouvoirs ayyoubide puis mamelouk, les soufis ont consacré la cérémonie du mawlid, commémorant l’anniversaire du Prophète, ainsi que d’autres assemblées dévotionnelles. Par extension, le mawlid est devenu en Egypte le terme générique pour toute célébration de l’anniversaire d’un saint. Cette véritable culture populaire qui apparaît alors, s’accompagne inévitablement de débordements, d’aspects extravagants – dont sont friands les émirs -, et deviendra la cible facile des futurs réformistes musulmans. Elle perdure pourtant jusqu’à nos jours.

Je ne saurais conclure ce sommaire exposé sans évoquer – last but not least – les “femmes de religion”. En dépit de certaines idées reçues, elles sont bien présentes dans la vie scientifique et spirituelle de l’époque. La plupart des ’ulamâ’, en effet, ont étudié auprès de “femmes savantes”. Les plus notoires parmi eux, tel Ibn Hajar, Sakhâwî et Suyûtî, ne s’en cachent point, et reconnaissent même que certaines de leurs congénères féminines surpassent les hommes 8. Sakhâwî consacre un volume entier de son Daw’ lâmi’ – soit un millier de biographies – aux femmes qui ont joué un rôle social et intellectuel au cours du XVe siècle 9. Lui-même déclare avoir reçu une formation théologique auprès de vingt d’entre elles 10.

Les “femmes savantes” se distinguent surtout, à Damas comme au Caire, dans la discipline du hadîth, ou science de la Tradition prophétique. Dès le début de la période ayyoubide, elles tiennent des séances d’enseignement chez elles ou dans les lieux publics de la vie religieuse, et accordent des autorisations (ijâza) à certains de leurs étudiants 11. « Lorsqu’elle mourut, la compétence des Egyptiens dans la transmission du hadîth faiblit considérablement », reconnaît Sakhâwî à propos de Sârra Bint Jamâ’a 12. De son côté, Suyûtî confesse avoir étudié le hadîth sous la direction de douze femmes.

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Dans des circonstances exceptionnelles, une femme peut prononcer la khutba du vendredi ; c’est ce qui advint à al-’Alîma (“la savante”), qui fit le prêche à Damas à l’occasion du décès du sultan ayyoubide al-’Âdil, en 1218. Chose plus étonnante encore, les “femmes savantes” portent parfois, semble-t-il, un grand turban, signe de distinction majeur – et usuellement masculin – dans la société islamique traditionnelle 13. Des personnalités se dégagent, telle ’Â’isha al-Ba’ûniyya (m. 1516), à la fois poétesse, enseignante, mufti et soufie 14. Car les femmes participent à la vie spirituelle ; elles s’associent aux séances de dhikr des confréries, ou organisent leurs propres réunions. Certaines reçoivent le titre de shaykhât. Les maîtres soufis qui se sont exprimés sur ce point attestent que la femme peut atteindre les degrés supérieurs de la sainteté. Voici cette « gnostique » d’Alexandrie, à qui l’on attribue la virilité spirituelle, celle qui fait appeler les soufis réalisés « les Hommes » (al-rijâl) : alors qu’elle expérimente un état d’union mystique, elle dit à son mari : « Qui, d’entre nous, est l’homme, et qui est la femme ? 15 ».

Notes de lecture :

1 Rappelons que Saladin fait exécuter le mystique iranien “Suhrawardî al-Maqtûl” à Alep en 1191.

2 Sha’rânî, Durar al-ghawwâs fî fatâwî al-Khawwâs, Le Caire, 1985, p.38.

3 Pour ces exemples, voir notre Soufisme en Egypte et en Syrie, p.112-113.

4 Pour les relations entre « Le prince et le saint », nous renvoyons à notre Soufisme en Egypte et en Syrie, p.119 et sq.

5 Al-Sha’rânî, al-Tabaqât al-kubrâ, Le Caire, 1954, II, 102.

6 N. al-Ghazzî, al-Kawâkib al-sâ’ira, Beyrouth, 1945, I, 201.

7 Cf. C. Petry, The Civilian Elite of Cairo in the Later Middle Ages, Princeton, 1981, p.221. Voir également L. Fernandes, The Evolution of a Sufi Institution in Mamluk Egypt : the Khanqah, Berlin, 1988.

8 Cf. Ibn Hajar al-’Asqalânî, Al-Durar al-kâmina f¬ a’yân al-mi’a al-thâmina, Beyrouth, s.d., VI, 399, ainsi que A. ’Abd al-Râziq, La femme au temps des Mamlouks en Egypte, IFAO, Le Caire, 1973, p.70-71.

9 Il s’agit du douzième et dernier volume de ce recueil.

10 Al-Daw’ al-lâmi’, vol. XII, en de nombreuses occurrences.

11 L. Pouzet, op. cit., p.191, 398-400.

12 Al-Daw’ al-lâmi’, XII, 52.

13 L. Pouzet, op. cit., p.398.

14 N. al-Ghazzî, al-Kawâkib al-sâ’ira, I, 287-292.

15 Ibn ’Atâ’ Allâh, La sagesse des maîtres soufis, présenté et traduit par E. Geoffroy, Paris, 1998, p.235-236, 294.

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