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Les Croisades ont-elles freiné le développement de la pensée islamique ? (partie 2 et fin)

Vers 1265, Thomas d’Aquin dédiait au souverain de Chypre un traité sur la royauté qu’il nomme “De regno ad regem Cypri”. Quarante ans plus tard, Ibn Taymiya adresse au prince croisé réfugié dans l’île, une lettre connue sous le nom de “Rissala al Qoubrousiya”, épître au roi de Chypre ou encore l’épître chypriote, dans laquelle il demande la libération des captifs au nom de la religion1. L’étude de ce contexte peut nous amener à penser que le monde musulman a déjà sombré dans la décadence comme cela a été souligné par certains auteurs. Mais en regardant de près, on ne peut que constater que cette époque est riche d’enseignement.

En effet, à Chypre a trouvé refuge, l’élite des forces chrétiennes d’Orient : les ordres militaires de l’Hôpital de saint Jean de Jérusalem et du Temple. Les Hospitaliers. En ce début de XIVème siècle, la chrétienté occidentale n’a plus les moyens de ses ambitions levantines et le seul fruit de son irrédentisme sera la prise de Rhodes aux turcs d’Anatolie occidentale par les hospitaliers en 1310. La prise d’Acre en 1291 a consommé la disparition des possessions latines du Levant servant en quelques sorte de rempart sud ouest à la Perse Hulaguide. A la suite de la chute d’Acre de nombreux chrétiens sont capturés et détenus au Caire au début du XIVéme siècle. Beaucoup de Templiers ont été faits prisonniers par les mamelouks lors de la prise de l’îlot de Ruwad fin septembre 1302 et “menés en Babiloine hontouzement”2. Ibn Taymiya a donc pu être en relation avec ces captifs, emprisonné lui-même pour des raisons religieuses.

Quelques années auparavant en 1300, le savant était intervenu auprès des Mongols pour la libération de prisonniers. Mais avec la rédaction de l’Épître chypriote, il ne s’agit plus de prisonniers des Mongols, mais des Francs. Les Francs de Chypre écument régulièrement les côtes de Syrie de Palestine et d’Egypte pour s’y fournir en prisonniers et en esclaves3.

Une remarque du voyageur Ibn Joubayr, qui traversa les Etats Francs de Palestine en 1184, nous éclaire sur la situation des prisonniers musulmans même si ce témoignage est antérieur à la chute d’Acre, “l’une des horreurs qui frappe les yeux de quiconque habite le pays des chrétiens est la vue des prisonniers musulmans, qui trébuchent dans les fers et qui sont employés à de durs travaux et traités comme des esclaves ; et aussi celle des captives musulmanes qui ont aux jambes des anneaux de fer. Les cœurs se brisent à leur vue, mais la pitié ne leur sert de rien”.

Il est possible de penser que le roi croisé à qui est adressée cette missive est sire Johan seigneur de Giblet, baron croisé. C’est en faveur de pauvres innocents qu’Ibn Taymiya écrit à ce roi croisé de Chypre. Très vraisemblablement victimes d’une rafle opérée sur la côte libanaise par les croisés recyclés dans la piraterie, ils ont peu d’espoir de voir jamais réunie la rançon qui leur rendrait la liberté4.

Quand Ibn Taymiya s’adresse à messire Johan de Giblet, c’est parce que la religion veut qu’on traite avec bienveillance prisonniers et esclaves et qu’on se dépense en vue de leur libération. Et puis, il y a cette crainte qu’Ibn Taymiya laisse apparaître à la fin de la lettre où il demande au roi Franc de “s’abstenir de changer de religion” de ses prisonniers. Toutefois, le nombre de Francs qui se convertissent à l’islam et qui deviennent des plus grands défenseurs de la religion de Mohammed était plus important que le nombre de sarrasins qui acceptaient le baptême. Quelques ecclésiastiques spécialistes des choses du Levant n’hésitaient pas à dénoncer la séduction opérée sur les Croisés autant que par le “sensualisme” et la “bestialité” du Paradis coranique. Les prisonniers de guerre et les victimes civiles des raids croisés sur les côtes mamelouks offraient un auditoire de premier choix à l’apostolat des prédicateurs chrétiens. Jacques de Vitry qui fut élu évêque d’Acre en 1217 avait pour habitude d’acheter, ou même d’enlever, de jeunes enfants sarrasins afin de les baptiser. Le franciscain majorquais Raymond Lulle possédait une connaissance de l’arabe, et était partisan de la christianisation des infidèles. En 1301 Lulle est à Chypre, car le bruit d’une victoire de Ghazan Mahmoud, le Mongol, en Syrie circule. Le prêcheur va supplier le roi Henry II de Lusignan d’obliger les musulmans, les nestoriens, les jacobites soumis à son autorité d’assister à ses séances de prédication et de disputer avec lui. Il demandera également au roi de lui permettre d’aller en mission en Egypte auprès du sultan mamelouk comme l’a fait saint François d’Assise. En fin de compte il n’ira qu’à Layas dans la petite Arménie de Héthum II où il tombera gravement malade. Il est permis de se demander ce qu’aurait pu être une rencontre entre de Lulle et Ibn Taymiya. Dans sa lettre à messire Johan de Giblet, il laisse entendre qu’il désirerait se rendre à Chypre. Quant à Lulle, il souhaita se rendre auprès du Sultan mamelouk en 1301-1302.

Dans sa lettre Ibn Taymiya fait la critique du christianisme et vante les mérites de l’islam. Cela n’est pas un acte maladroit pour l’époque, eu égard à la manière dont le plus souvent le “dialogue islamo-chrétien” se pratique alors et la véhémence des critiques proférées à la même époque par certains chrétiens contre l’Eglise romaine. Dans l’Épître chypriote, le savant musulman dénonce les écarts par rapport à la loi de Jésus et les innovations. Rien de semblable aux caricatures concernant le prophète dans les œuvres de polémique anti-musulmane au Moyen Age. Au sein même de l’Eglise certains dignitaires n’hésitent pas à dénoncer la turpitude de leurs pairs notamment au Levant. Vers 1220 l’évêque d’Acre Jacques de Vitry consacre trois chapitres de son “Historia orientalis” à la conception des prélats du Clergé. Ibn Taymiya met en avant, l’idée du jihad armé par rapport aux agissements des chrétiens auxquels le Messie a dit d’aimer leurs ennemis et de leur tendre la joue gauche, mais qui se livrent à des crimes inadmissibles, pour qui a de la religion ou de l’humanité. Dans sa façon d’aller en guerre comme sous nombre d’autres aspects, le christianisme s’avère pour Ibn Taymiya, miné par la désobéissance au Messie, par les passions et les excès. Ainsi, quand le savant damascène écrit au souverain croisé, c’est pour l’inviter à découvrir la dernière religion qui est aussi la première, la religion originelle. Il propose l’islam comme voie médiane entre le Christianisme et le judaïsme. S’il s’attarde à critiquer le christianisme tel qu’il s’est développé après Jésus c’est du fait de ses exagérations et de sa démesure, qu’il s’agisse de l’irréligion des Clercs, des impostures des moines et autres ecclésiastiques et des innovations rituelles.

Le grand savant musulman, en écrivant au Baron croisé, pensait également être lu par ses corréligionnaires. Quelques 13 ans après sa composition en 1317, Ibn Taymiya se vit en effet adresser par les Chrétiens chypriotes un traité d’apologie du christianisme élaboré à partir de la fameuse “lettre à un musulman” de Paul d’Antioche évêque melkite de Sidon au XIIème siècle. C’est d’ailleurs pour répondre à ce traité que le savant musulman a entrepris de rédiger, Al jawab sahih li man baddla din Al Masih, la réponse valide à ceux qui ont remplacé la religion du Messie.

Ainsi, une démarche humanitaire conséquente aux Croisades a conduit à une importante controverse théologique entre Chrétiens et musulmans médiévaux.

Les conséquences des Croisades ont obligé l’Occident chrétien et l’islam à entrer en contact et à développer de nouveaux rapports d’échanges même si ceux ci se faisaient sur la notion de rapport de force.

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La rencontre de François d’Assise avec le Sultan d’Egypte lors de la croisade en 1219 est un événement marquant dans l’histoire de la rencontre des religions. Les Dominicains et les Franciscains prenaient le relais des ordres Hospitaliers et Templiers, la prédication réussissait là où les armes avaient échoué, un courant pacifiste et optimiste s’activait pour prêcher la bonne parole.

Quand le Sultan d’Egypte reçut François d’Assise, il l’invita à rester. Ce dernier fut en admiration devant l’appel à la prière et tous ces hommes courbés vers le sol en adoration du Dieu unique. Raymond Lulle franciscain également est partisan d’une politique de mission, de prédication et de discussions philosophico- théologique, il ne refuse pas pour autant le principe de la Croisade mais, conscient de son inefficacité dernière, en réoriente la finalité : préparer le terrain afin de donner aux missionnaires la possibilité d’être entendu. En 1293 déjà il est allé à Tunis dans l’espoir de convertir, par la discussion, les docteurs musulmans. Il retournera en Afrique du Nord en 1307 et en 1314-1315, à Bougie puis de nouveau à Tunis avec un Arsenal d’arguments destinés à prouver aux sarrasins la vérité de la loi chrétienne et la fausseté de celle de Mohammed, expérience qui se terminera par la prison et l’expulsion.

Au XIXème, la personnalité d’Abd El Kader est tout aussi intéressante d’analyser dans ce contexte des nouveaux rapports entre Orient et Occident. En effet, le débarquement des troupes françaises en Algérie pouvait laisser prévoir le même scénario que celui qui s’est produit au XIIème. Cependant l’attitude d’Abd El Kader à partir de son arrestation et sa captivité au château d’Amboise en 1848, suscite l’admiration des notables français, comme Monseigneur Dupuch, ancien évêque d’Alger qui demande déjà sa libération.

Pendant l’été 1860, alors que les Druzes avec la complicité des autorités turques entrent en insurrection contre les Chrétiens de Damas et commettant un véritable massacre, l’émir avec les Algériens de Damas organise des patrouilles pour protéger les Chrétiens. C’est près de 15000 personnes que l’émir sauve de la mort. Il a toujours œuvré pour une rencontre entre l’Orient et l’Occident. Pour lui la modernité ne contredit pas la tradition, comme en témoigne son soutien au projet de Ferdinand de Lesseps de construire le canal de Suez, le 17 novembre 1869. La foi et la spiritualité doivent pour lui s’adapter à la modernité. Ainsi, pense-t-il, l’Occident qui atteint le développement technique et économique, grâce à la Révolution industrielle se doit de renouer avec une spiritualité. Et comme pour tourner la page avec le passé des Croisades, il cite souvent le Hadith suivant : “l’encre des savants est plus important que le sang des martyrs”.

Conclusion :

Les Croisades ont été un véritable électrochoc au niveau de la pensée musulmane. Elle ne marque pas le déclin du monde musulman, mais semble-t-il un renouveau de certaines conceptions religieuses au contact des autres croyances. En réalité tous les mouvements de réforme après les Croisades tenteront de positionner la pensée musulmane par rapport à l’Occident. Tout le mouvement réformiste du XIXème, de la Nahda, tentera d’interpréter le texte sacré en fonction de l’historicité, c’est à dire, de rendre le texte vivant, de montrer que la lecture des évènements contemporains peut nous amener à réfléchir sur le texte.

Il est vrai que nombre d’intellectuels musulmans ont développé une analyse qui s’est voulu le contrepoids du discours orientaliste, celui-ci étant souvent perçu comme un avatar des Croisés. Mais il est amusant de voir en France, aujourd’hui, de jeunes intellectuels musulmans qui renouent, peut être sans le savoir, avec le discours orientaliste, en exerçant une lecture critique des textes religieux par le biais des sciences humaines.

Notes :

1 Ibn Taymiya. Lettre à un roi croisé. Al Risâlat al Qubrusiya. Traduction Jean R. Michot ed Tawhid coll sagesses musulmanes 1995.
2 Babiloine étant ici Le Caire.
3 Jean R. Michot op. cité
4 Ibidem

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