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L’Emir Chekib Arslan : l’intellectuel organique de la renaissance arabo-islamique (partie1/2)

Issue d’une famille chérifienne, Chekib Arslan naquit dans le Djebel Druze, dans l’actuel Liban, en 1869. A l’époque le monde arabo-islamique était en passe de tomber entièrement sous le joug occidental. La France était présente en Algérie depuis presque trente ans et l’Angleterre avait conquis l’Inde des Mogols. Durant sa jeunesse Chekib Arslan vit « les bourgeois conquérants » européens s’approprier de vastes espaces en Aise et Afrique.

Du Sénégal à l’Indonésie, de la Tunisie à l’Egypte, l’Europe avançait inexorablement malgré les résistances des peuples qu’elle s’efforçait de dominer. L’Empire Ottoman, lui-même, n’était plus que « l’homme malade de l’Europe » et n’était plus capable de se défendre contre les agressions extérieures. Malgré les réformes introduites depuis près d’un siècle, l’Empire Ottoman n’arrivait pas à se relever et sombrait de plus en plus dans le despotisme. Le nationalisme turc supplantait l’esprit égalitaire de l’islam entraînant la relégation des autres peuples musulmans de l’Empire à un rang inférieur. En réponse à l’hégémonie turque, un nationalisme arabe se développait dans les provinces orientales de l’Empire. Ces faiblesses et ces divisions ne pouvaient profiter qu’aux puissances impérialistes occidentales qui rêvaient de se partager les restes de « l’homme malade de l’Europe ».

Pour les hommes de foi et de culture, dont faisait partie Chekib Arslan, il devenait nécessaire de s’engager pour œuvrer à la renaissance d’un monde arabo-islamique en pleine décomposition sous l’effet de l’impérialisme occidental et de plus de trois siècle de décadence intellectuelle et politique. L’homme post-almohadien, celui qui s’était réfugié pendant des siècles dans l’univers sclérosant d’un spiritualisme léthargique afin de ne pas affronter la réalité sociale de son déclin, était mis au défi de trouver des solutions pour faire face aux épreuves du temps, dont le plus prégnant était l’avancée inéluctable des armées européennes.

Celui que l’on nommait « Emir al bayan », « le prince de l’éloquence », fut l’une des figures les plus éminentes, de ceux que Malek Bennabi appela « l’état major du mouvement réformateur »[1].

Un homme de la Salafiyyah

Formé à l’école de la Salafiyy de Djamal ed-Din al-Afghani, Chekib Arslan fut un compagnon de Rachid Ridha qui prit la direction de la revue al-Manar [le phare] après la mort du Cheikh Mohammed Abduh en 1905. Cette revue propagea les idées de renaissance nationale-culturelle[2] promues par la Salafiyyah aux quatre coins du monde arabo-islamique. Au contact du second directeur de la revue al-Manar, à qui il dédia un ouvrage intitulé « Rachid Ridha ou une fraternité de quarante années »[3], l’Emir Druze se convertit à l’islam sunnite. Au-delà de l’orthodoxie sunnite, Chekib Arslan devint, au contact de Rachid Ridha, un des plus remarquables défenseurs des idées de la Salafiyyah et sûrement le plus illustre héritier de Djamal ed-Din al-Afghani.

Selon Malek Bennabi, à l’époque où fut fondée l’école de la Salafiyyah par Djamal ed-Din al-Afghani , « dans les conditions ou se trouvait le monde musulman plongé encore dans une totale apathie », l’action de ce dernier « avait une portée psychologique et intellectuelle plutôt que politique. Elle devait faire éclater le drame musulman dans la conscience musulmane elle-même »[4]. Djamal ed-Din al-Afghani fut l’initiateur du mouvement réformateur de l’Islam contemporain, « à la fois en recueillant et en transmettent tout au long de sa vie de pèlerin cette inquiétude à qui l’on doit les modestes efforts de renaissance actuels, et en s’efforçant de recomposer politiquement le monde musulman »[5]. Effet, au niveau politique, Djamal ed-Din al-Afghani, l’homme qui osait parler, au XIXème siècle, de la « fonction sociale des prophètes », « entendait saper les pouvoirs existants pour réaliser une recomposition politique du monde musulman, fondée sur la « fraternité islamique » qui avait été fissurée à Siffin et définitivement ruinée par les régimes colonialistes »[6].

En d’autres termes, au-delà des « nationalismes étroitement nationaux », Djamal ed-Din al-Afghani fut le promoteur d’une politique de solidarité active entre les différentes régions du monde arabo-islamique confrontées à l’impérialisme occidental.

Contrairement à Mohammed Abduh et à Rachid Ridha qui furent essentiellement des hommes portés sur l’activité d’enseignement et la production d’idées par l’intermédiaire de leurs revues, Djamal ed-Din al-Afghani fut aussi un homme d’action profondément investie dans la politique du siècle. De Paris à Delhi, en passant par le Caire, Istanbul ou Téhéran, al-Afghani chercha continuellement à promouvoir ses idéaux révolutionnaires afin permettre le redressement d’un monde arabo-islamique attaqué par un occident de plus en plus conquérant.

De la promotion d’idéaux révolutionnaires à la formation de cercles et de revues de réflexion en passant par l’action diplomatique ou la préparation d’actions insurrectionnelles comme en Egypte en 1882 au moment de la révolte d’Urubi Pacha, Djamal ed-Din al-Afghani fut, peut-être, avant tout un homme d’action dont le but unique était d’organiser et de développer la résistance du monde arabo-islamique. Chekib Arslan resta toute sa vie profondément imprégné de l’exemple et des idées de Djamal ed-Din al-Afghani dont il fut sûrement l’un des plus fidèles héritiers par ses idées et par son action.

En effet, l’Emir libanais ne se contenta pas d’écrire et d’enseigner mais s’investit toute sa vie dans l’action politique pour le redressement du monde arabo-islamique et sa libération du joug occidental.

Afin de défendre les idées de la Salafiyyah dans un empire Ottoman décadent, l’Emir Chekib Arslan devint député de Beyrouth au parlement d’Istanbul. Après le démantèlement de l’empire Ottoman à la fin de la première guerre mondiale et alors que la Liban et la Syrie passaient sous domination française, Chekib Arslan fut contraint de s’exiler au Caire, en 1921. La capitale égyptienne, centre de la renaissance nationale-culturelle du monde arabo-islamique depuis le dernier tiers du XIXème siècle, avait accueilli avant lui les premiers défenseurs du revivalisme arabo-islamique tel que le syrien Abd ar-Rahman al-Kawakibi, le pourfendeur du despotisme de la Sublime Porte, son maître Djamal ed-Din al-Afghani le promoteur du renouveau de l’Islam politique ou encore son compagnon Rachid Ridha.

Dans la capitale égyptienne, il devint le chef de la délégation du Comité syro-palestinien constitué pour lutter contre les troupes d’occupations françaises et britanniques au Machrek. Ce Comité avait pour but dans un premier temps d’obtenir l’indépendance de la Syrie, de la Palestine et du Liban, et dans un second temps le droit pour ces pays de se fédérer avec les autres Etats arabes.

Une nouvelle fois contraint à l’exil, il s’installa définitivement à Genève, en 1928, où il devint représentant des pays arabes auprès de la Société Des Nations. Depuis son bureau de Genève, écrivait Charles-André Julien, Chekib Arslan « distribua pendant dix huit ans, les mots d’ordre de l’Islam méditerranéen et dont l’influence survit à toutes les crises ». Par son inlassable activité intellectuelle et diplomatique, l’Emir libanais « fit de la maison de l’avenue Ernest-Hentsch, où il avait installé son bureau d’information, l’ombilic du monde musulman »[7].

Chekib Arslan oeuvra au rapprochement des nationalistes maghrébins entre eux et à leur mise en contact avec le Machrek arabe. « Le prince de l’éloquence » refusait la politique française qui voulait couper le Maghreb du reste du monde arabo-islamique.

L’Emir Chekib Arslan et la lutte anti-colonialiste au Maghreb

Dans sa volonté de défendre l’arabisme et l’islam au Maghreb, Chekib Arslan dénonça la politique française à propos du dahir berbère au Maroc en 1930. Il accusait le gouvernement français d’aider les pères blancs et de vouloir rendre les musulmans algériens incrédules ou athées faute d’avoir pu les christianiser malgré son « armée de missionnaires catholiques faufilés dans tous les villages des Berbères ». Selon lui, la politique berbère de la France « consistait à désislamiser des millions de Berbères musulmans depuis douze siècle ».

L’Emir libanais regrettait que la France laïque se comporta comme une puissance chrétienne dans le monde arabo-islamique car la fille aînée de l’église était « imbue de l’idée qu’elle doit en pays musulman paraître en soutane »[8]. Chekib Arslan conseilla aux musulmans du monde entier de ne plus se contenter d’envoyer des protestations sans effet aux journaux et aux gouvernements arabes mais « à la Société de Nations, aux grandes puissances et au gouvernement français lui-même, à son Parlement et à son Sénat » et de cesser « toute relation de vente et d’achat avec la France » car le boycott est « l’une des armes que les Européens, qui adorent l’argent au lieu de Dieu, craignent le plus »[9].

Conscient de ce fait, Chekib Arslan s’attacha à développer les idées de renaissance nationale-culturelle de la Salafiyyah auprès des premiers militants nationalistes maghrébins. « C’est à la source intarissable de sa pensée, que s’abreuva le nationalisme maghrébin dont la plupart des chefs furent formés ou inspirés par lui »[10]. En effet, Chakib Arslan fut en contact avec le Cheikh Tunisien Salah Chérif et le marocain el-Hadj Abd es-Salam ben Nouna. Il prit comme collaborateur aux travaux de l’Association des peuples d’Orient l’exilé tunisien Mohammed Bach Hamba, frère d’Ali Bach Hamba qui avait fondé un comité pour la libération de l’Algérie et de la Tunisie et la création d’une « République Nord Africaine » durant la première guerre mondiale.

L’Emir libanais établit des relations avec les chefs du mouvement destourien, notamment le Cheikh Abd el-Aziz Tha’albi, Chadly Kheikhallah, Hadi Nouira et Habib Bourguiba qu’il rencontra à Paris en février 1937. Il se lia au jeune dirigeant nationaliste algérien Messali Hadj avec qui il se lia d’amitié au cour de l’exil de ce dernier à Genève au printemps 1935. Il contribua largement à clarifier et à renforcer l’idéologie arabo-islamique de ce dernier et à travers lui de l’Etoile Nord Africaine.

Il prit contact aussi avec le Cheikh Abd el-Hamid Ben Badis et s’efforça de rapprocher l’association des Oulémas et del’Etoile Nord Africaine. Enfin, « le prince de l’éloquence » influença les jeunes nationalistes marocains au point de devenir le directeur de conscience des membres de l’Action Marocaine. Il se lia notamment à Makki Naciri, Abd el-Khalek Torrès, Ahmed Balafredj et à Mohammed Hassan el-Ouazzani qui fut son secrétaire personnel.

Dans le but de retisser les liens entre le Machrek et le Maghreb arabe que les puissances impérialistes s’étaient attachées à détruire, Chekib Arslan s’efforça d’assurer la représentation des pays maghrébins lors des rencontres internationales des mouvements anti-impérialistes du monde arabo-islamique. Afin de permettre la représentation des peuples maghrébins, il dû s’opposer aux autorités françaises qui voulaient, dans le cadre de leur politique d’assimilation des populations maghrébines, couper le Maghreb du Machrek et des idées de renaissance nationale culturelle qui s’y étaient développées. Cette politique assimilationniste s’attachait à combattre systématiquement toutes les marques de spécificités identitaires des maghrébins et notamment la langue arabe et l’islam.

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Malgré cette politique, des délégués maghrébins représentèrent l’Afrique du Nord aux Congrès de Jérusalem de 1930 et 1931, de Genève de 1935 et du Caire de 1938, grâce à l’action de l’Emir libanais. Ainsi, les autorités françaises interdirent aux maghrébins de se rendre au Congrès de Jérusalem de décembre 1930 qui fut considéré comme le « Parlement spirituel et social de l’islamisme ». Contre la volonté des autorités coloniales françaises, le Maghreb fut représenté par le tunisien Abd el-Aziz Tha’albi et l’algérien Cheikh Brahim Iftiche. Au moment où la France promulguait le dahir berbère au Maroc, le Congrès, influencé par les idées développées par Chekib Arslan, traita longuement de la politique berbère menée par la République depuis la conquête de l’Algérie qui visait à opposer arabes et berbères selon la veille logique du diviser pour régner.

Le Congrès condamna fermement la colonisation dans une motion votée à l’unanimité : « la force ne peut et ne doit pas faire acquérir des droits. Elle n’est pas élément légitime de possession. La colonisation est incompatible avec la dignité de l’islam et par conséquent le Musulman ne peut pas s’y soumettre »[11]. Les autorités françaises comprenaient bien le caractère subversif d’une telle résolution et le danger qu’elle pouvait représenter pour l’ordre colonial.

Un an après le premier Congrès de Jérusalem, en décembre 1931, le Congrès mondial de l’Islam vota une résolution qu’il fit parvenir à la Société des Nations à Genève par l’intermédiaire de Chekib Arslan. Le Congrès mondial de l’islam protestait, au nom des peuples musulmans subissant le joug colonial, contre toute forme de colonisation au nom des principes islamiques : « le Congrès mondial de l’islam réprouve toute forme de colonisation quel que soit le pays musulman qui s’en trouve la victime pour la simple raison que le colonialisme est incompatible avec le droit naturel et les principes de la religion islamique. Il proteste de toutes ses forces contre tout pouvoir qui met son autorité et sa force au service de la croisade contre les libertés religieuses, et à celui de la promulgation de lois comportant l’empêchement des gens de pratiquer leur religion, leur langue et leurs traditions islamiques, et déclare ennemis de l’islam et des Musulmans tout Musulman, quelle que soit sa condition sociale, qui, par intérêt personnel, se met à la disposition de ces mêmes autorités impérialistes et coloniales »[12].

Par ailleurs, le Congrès vota une motion contre « les atrocités dont souffrait les Musulmans de Russie de la part des autorités soviétiques »[13]. Afin de poursuivre son activité, le Congrès mondial de l’islam créa un Comité permanant à Genève à la tête duquel fut placé l’ex-premier ministre de l’Iran Tabatabais mais le Comité permanent était dans les faits contrôlé par Chekib Arslan.

Du 12 au 17 septembre 1935, Chekib Arslan prit l’initiative d’organiser un Congrès islamo européen à Genève. Le but était une nouvelle fois de renforcer les liens entre les Musulmans d’Europe et les musulmans d’orient. Alors que les membres de la SDN s’étaient gaussés de l’intervention du Négus à la tribune de la Société des Nations à Genève après l’agression italienne, le Congrès se voulait aussi une réponse à l’invasion de l’Ethiopie par l’Italie fasciste. Une délégation de l’Etoile Nord Africaine composée de Messali Hadj, alors réfugié à Genève, de Banoune, d’Amar Imache, de Dziri et de Bedek y participa. Messali Hadj dénonça la domination française sur le Maghreb et soutint qu’il s’agissait du même problème que celui de l’Ethiopie.

Pour le leader nationaliste algérien l’oppression coloniale était le deuxième stade après l’agression. Durant ces cinq jours de congrès, Chekib Arslan réaffirma le lien indissoluble qui unissait les musulmans de part le monde et leur solidarité face à l’épreuve que représentait l’avancée des troupes coloniales. Une nouvelle fois l’Emir libanais oeuvrait à « une recomposition politique du monde musulman, fondée sur la « fraternité islamique » qui avait été fissurée à Siffin et définitivement ruinée par les régimes colonialistes », dans la continuité de l’action de son maître Djamal ed-Din al-Afghani.

Notes


[1] Bennabi Malek, Vocation de l’Islam, Ed. Seuil, Paris, 1954, page 45

[2] Sur le concept de renaissance nationale-culturelle cf. Abdel-Malek Anouar, La dialectique sociale, Ed. Seuil, Paris, 1972, page 197-244

[3] Arslan Chekib, As-Saayyed Rachid Ridha, aw akha’ arba’in ‘am

[4] Bennabi Malek, op. cit., page 47

[5] Ibid.,

[6] Ibid., page 46

[7] Julien Charles-André, L’Afrique du Nord en marche, Omnibus, Paris, 2002, page 24

[8] Kaddache Mahfoud, Histoire du nationalisme algérien, tome I, 1919-1939, Ed. Paris-méditerrané, Paris, 2003, page 328-329

[9] Julien Charles-André, op. cit., page 133

[10] Ibid. page 25

[11] Kaddache Mahfoud, op. cit., page 315

[12] Ibid., page 315

[13] Ibid., page 337

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