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Légalité et légitimité

A l’occasion du quarante troisième anniversaire de la signature des accords d’Evian, nous publions ce texte de Pierre Rossi (1920- 2002), dont vous pouvez lire l’hommage diffusé sur oumma.com en cliquant sur ce lien.

« Ne vaut et ne se perpétue que ce qui est dûment proportionné à sa nécessité »

Les historiens, sans parler des journalistes accrédités par la mode, sont souvent confondus, après coup, en découvrant l’ignorance des évènements qu’ils avaient cru avoir le plus sûrement établis. La plupart des diplomates professionnels n’échappent pas eux-mêmes à cette règle de la déconvenue. Ils s’aperçoivent un peu tard qu’ils n’ont été que des professeurs d’apparence. Car ils finissent par constater que la plupart des éléments et des suppositions sur lesquels ils assoient leurs vérités sont le plus souvent objectivement faux. La raison d’Etat fait que tous ceux qui gouvernent, vertueux ou corrompus, justes ou injustes, doucereux ou brutaux finissent par atteindre au même résultat : occulter les manœuvres politiques dont les peuples sont systématiquement les victimes.

Pourtant malgré la science consommée des Etats à farder leurs intentions réelles avec le désir de présenter comme justifiées les injustices les plus flagrantes, ils réussissent rarement à cacher leur inconduite derrière les décors affriolants. C’est que l’entendement des gens simples ne se laisse pas aisément impressionner par les prétendus succès étatiques, parce qu’ils en subissent les effets dans leur chair. Ils ne pensent pas leur existence en termes de raison d’Etat ou de musique militaire mais bien en termes de pain, de bien-être, de vie et de mort, de douleur et de joie, de morale enfin. Et comme la règle morale se situe hors du temps et à l’intérieur de l’ordre religieux, c’est en fin de compte au nom de Dieu qu’ils jugent, apprécient ou condamnent leurs gouvernements. La transcendance demeure le juge suprême des nations, parce qu’elle en est la conscience. Quelle que soit l’immanence des pouvoirs politiques, ils ne parviennent jamais à rattraper la transcendance qui, elle, est immuable ; elle se perpétue sans fin parce qu’elle est dûment proportionnée aux nécessités de l’âme humaine ; tandis que la loi, bras policier de la force, en suscite les sursauts de révolte.

Reconnaissons, il est vrai (et nous comprendrons plus aisément ce qui nous gêne dans la compréhension du drame algérien) qu’en Occident chrétien, le développement de la civilisation matérielle a considérablement élargi le fossé entre la Foi et la Raison d’Etat, cette dernière étant devenue un intégrisme laïque qui nous amène à placer des intellectuels à la tête des affaires. C’est là une doctrine fausse imaginée par les intellectuels eux-mêmes qui déjà s’en détournent, parce que leurs hommes de gouvernement ont fini par s’apercevoir que l’Etat est une puissance tellement contraignante qu’elle les oblige à se soumettre à lui sans qu’ils puissent de leur côté parvenir à le soumettre. Bien mince est leur pouvoir, quoi qu’ils veuillent, de mettre en pratique leur théorie, d’accroître le bien et de repousser le mal.

A la limite, mieux vaudrait une morale sans Etat qu’un Etat sans morale mais cela l’Occident chrétien refuse toujours à l’admettre. Dans nos sociétés militaro-industrielles, la conscience morale s’est affaiblie au point de ne plus subsister qu’à l’état larvaire ; peu de gens s’y réfèrent sans honte. On peut regretter qu’en s’occidentalisant certains gouvernements de pays de culture orientale, en Algérie par exemple, partagent la même honte et se rallient au juridisme moderne de style parisien, divorçant ainsi avec leurs peuples restés attachés à leurs traditions parce qu’ils craignent de se voir bientôt dépossédés de la substance spirituelle garantissant leur mémoire et leur pérennité. Au lieu de saluer les principes modernistes de l’Occident comme des éléments de rédemption, ils y voient plutôt le commencement d’une déchéance qui les entraînerait à n’être que les singes d’une civilisation ne charriant qu’un mode d’idoles et d’abstractions autant dire de corps morts.

Avant de se pencher sur l’histoire de l’Algérie contemporaine, il faudrait commencer par ne plus se mentir à soi-même et à ne plus tenir pour un idéal à imposer à autrui une mentalité et des institutions dont nous reconnaissons désormais le caractère fictif et désespérant. On n’a jamais tant parlé de l’Etat de droit que depuis le moment où l’Etat dit démocratique a cessé d’en être un, de parler de vertu civique au moment où chaque jour administre la preuve de son irréversible reculade. Jamais la Loi n’a été aussi éloignée du Droit. Jamais la légalité n’a été aussi proche de l’illégalité au point d’en justifier la pratique voire d’y inciter.

On peut affirmer sans risque de s’égarer que, depuis l’établissement au siècle dernier de relations officielles entre la France et l’Algérie, compréhension et sympathie n’ont jamais prévalu. Malgré les discours éloquents (et légendaires), les regards que portaient les uns sur les autres ne se sont jamais rencontrés autrement que sous le signe du ressentiment. Après avoir brisé le droit des gens et asservi la pensée du colonisé à la sienne, le colon ose exiger que, sur les ruines de sa société désorientée par l’irruption d’une loi étrangère, la vie du colonisé se comporte comme un fleuve tranquille. Alors qu’elle ne peut que se débattre dans les convulsions. En Algérie nous en sommes là, même si nous délivrons à nous mêmes, et avec quelle ostentation, des certificats de bonne conduite. Il serait temps de corriger là dessus certaines idées reçues.

La réalité, c’est que depuis 1830, année de la conquête militaire jusqu’à la signature des accords d’Evian du 18 mars 1962 en passant par les cruelles journées de Sétif et de Guelma entre le 1er et le 8 mai 1945, l’Algérie n’a cessé d’être secouée de révoltes contre l’occupant. Quelques dates au hasard dans le catalogue sanglant où côte à côte, berbères et arabes (pour nous tenir à ce partage ethnique tout aussi calculateur qu’artificiel) ont combattu un adversaire commun : 1859, 1860, 1864, 1871, 1879, 1916, 1917 et j’en passe. La protestation vigoureuse lancée contre de prétendues négociations dites « de bonnes volontés » se résume dans ce cri douloureux du philosophe Ben Badis en 1937 : « On se moque de nous ! » On s’en moquait en effet. L’histoire a retenu ce cri d’alarme. En France, les bonnes volontés officielles et privées y voyaient le présage du pire, mettant en garde vainement les gouvernements successifs.

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Trois graves malentendus au moins allaient s’ensuivre, altérant chaque fois davantage le climat franco-algérien. Le plus important touche la mésaventure de l’Emir Abdelkader. Alors que l’armée et les personnalités françaises reconnaissaient en lui un génie civil et militaire de grande tenue doublé d’un philosophe, inspiré de la grande culture islamique qui le rendait proche de l’illustre Saladin (« une âme à toute épreuve » disait de l’Emir le Maréchal Bugeaud) l’administration coloniale finassait et « menait l’Emir en bateau ». Lors de son intervention bienveillante en faveur de la communauté chrétienne menacée dans Damas en 1860, on alla jusqu’à tenter, comme en témoigne un article du journal « Birgis Baris » (l’Aigle de Paris), de faire de lui un champion du Christianisme contre l’Islam.

En 1869, alors qu’en Egypte il soutenait ardemment les projets de Ferdinand de Lesseps, son ami, contre le Khédive Ismaïl, tenté par la diplomatie britannique, Napoléon III, sous le titre d’un « Royaume Arabe », se livrait à des promesses tortueuses tout en avouant dans le privé que ce n’était là qu’une « formule creuse ». Comment aurait-il pu n’être autrement puisque l’Empereur devait sa fortune politique aux affairistes d’Afrique du Nord qu’il ne pouvait combattre sans risquer son trône.

Déjà auparavant, premier malentendu lorsque la République de 1848, se disant libératrice et humaniste, exigea de l’Emir qu’il signât de sa propre main un acte de renonciation à sa patrie ; il répondit par une lettre scandalisée remise à Olivier, Commissaire du Gouvernement Provisoire. Signée du 9 Rabi al-Aouel 1264 – mars 1848, elle dénonçait douloureusement le manquement de Paris à la parole donnée. Le 20 avril suivant, il était incarcéré au château de Pau et ses fenêtres garnies de barreaux. En 1870, on verra son fils Mahdi-Eddin reprendre sa place dans la résistance algérienne.

Dernier malentendu et certainement le plus grave car il devait de fil en aiguille déboucher sur le drame d’aujourd’hui. Charles de Gaule, dans sa déclaration publique du 11 avril 1961 affirmait : « l’Algérie sera un Etat souverain au dedans et au dehors ». De son côté Louis Joxe, balayant à l’avance toute accusation de machiavélisme, s’exclamait : « Notre négociation sera un poker à ciel ouvert » ; on connaît la suite. Le 18 mars 1962 étaient conclus avec le GPRA les Accords d’Evian qui se gardèrent bien de rétablir la souveraineté algérienne conçue et exercée par l’Emir Abdelkader selon les codes et la culture propres au destin oriental et conformes au statut d’un Etat moderne et indépendant.

En fait, les accords truffés d’annexes confidentielles (comme c’est le cas dans la plupart des protocoles de ce genre) confirmaient, en plus du maintien d’un certain protectorat déguisé en coopération, les prérogatives de l’Etat français assez lourdes pour hypothéquer l’avenir de l’Algérie. Rapidement connues en Algérie et dans les chancelleries étrangères, ces annexes ne manquèrent pas de soulever des doutes et des interrogations dont les résolutions demeurent suspendues dans l’attente. Aussi, y eut-il, tout comme au temps d’Abdelkader, d’honnêtes intercesseurs de part et d’autre pour conseiller de rectifier, voire de retirer les annexes les plus contraires à l’esprit de pacification générale. On ne les écouta guère. Sourde oreille qui s’accompagna de la volonté sous des prétextes divers, d’isoler l’Algérie d’une culture arabe qui, par définition, ne pouvait qu’être une et indivisible. C’est donc en réaction à cette volonté que s’opéra un rassemblement de la résistance algérienne dont nous voyons aujourd’hui apparaître les fruits.

Ce rassemblement opposa la légalité, dont se réclame à juste titre l’Autorité d’Alger à des fins politiques, économiques et militaires, et la légitimité défendue par les « soldats » du Droit Souverain du peuple algérien. Il ne peut en effet y avoir situation de légitimité qu’à la seule condition que la loi, fluctuante et précaire par nature, fasse cause commune avec le droit, valeur permanente inscrite dans l’ordre culturel et historique. Ce qui ne paraît pas être le cas de cette Algérie de 1995.

Puisse la crise se résoudre au cours de négociations qui tiendraient du « poker à ciel ouvert ». Il n’est pas interdit de l’espérer avec la certitude que celui qui n’espère pas n’obtient pas l’inespéré.

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