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Le “voile” en islam : approche historique et coranique (partie 1/2)

Ces derniers jours, la thématique du voile de la musulmane refait surface (notamment à cause d’un projet d’amendement voulu par une députée LREM pour interdire le port du voile aux petites filles), thématique il faut le dire très récurrente sur la scène médiatique et politique française, et de cela naissent ou resurgissent de nombreux débats et prises de position. Parmi celles-ci, nombre de musulmans affirment, face à ce qu’ils appellent les « modérés » ou les « égarés », que le Coran, la sunna prophétique et le consensus des savants contiennent des arguments irréfutables quant à l’obligation du fait de se couvrir la tête pour la femme musulmane. Évidemment, dans la conception islamique classique, le « voile » représente l’ensemble de la tenue que la femme est amenée à porter pour couvrir tout son corps, à l’exception du visage et des mains (voire des pieds), bien qu’il y ait des divergences sur cela.  

Mais, dans les sociétés occidentales, ce qu’on appelle communément le « voile » constitue l’un des éléments les plus visibles de l’appartenance religieuse d’un individu et, malheureusement, il suscite beaucoup de critiques, voire parfois de mépris et de confusions. Alors certes, on aura beau crier, comme le font certains, que le voile est secondaire en islam et qu’on en fait trop à son sujet, la réalité c’est qu’il n’y a qu’à voir l’hystérie que génère cette thématique pour constater qu’il est loin d’être considéré comme secondaire pour les femmes musulmanes qui font le choix de le porter, parfois même des femmes venant à peine d’embrasser l’islam, pour les hommes musulmans qui le défendent bec et ongle en développant une rhétorique bien enveloppée (bien qu’hasardeuse) de crainte d’être parfois assimilés à des dayyûth, pour ceux qui voient à travers les tentatives de limiter son port en France un argument justifiant leur projet de hijra (émigration), pour ceux qui le rejettent en y voyant un signe de la soumission de la femme et pour ceux qui le combattent en voyant à travers lui un outil de l’islamisme radical et politique. En bref, même si le voile est très loin d’être l’alpha et l’oméga de l’islamité d’une femme et même si théologiquement il apparaît comme secondaire dans le texte coranique où on prétend que ce sujet est traité via deux à trois versets principalement, soit moins de 0,05% du message, dans le corpus hadistique où on ne le mentionne (en évoquant le khimâr, le jilbâb ou le ḥijâb) dans moins de 0,5% des textes (selon une estimation haute) ou encore dans les premiers traités de fiqh (droit musulman), le voile reste dans la mentalité d’un grand nombre de musulmans et de non-musulmans un symbole très important.   

Aussi, avant de revenir sur les principaux arguments utilisés dans le sujet et en proposer une critique vulgarisée et fortement ramassée pour cadrer avec le format d’un article lisible et accessible, je voudrais commencer par dire que par principe et en tant que citoyen français, je soutiens, au nom de la liberté et de la laïcité – indispensable au vivre et au faire ensemble – les femmes musulmanes qui décident de ne pas porter le voile, mais également celles qui, librement et en conscience, veulent se voiler. A ce titre, je rappelle que la laïcité n’est ni l’athéisme ni l’agnosticisme. C’est la neutralité de l’État, non de ses membres, à l’égard des convictions religieuses ou philosophiques des citoyens, et la garantie pour ces derniers de leur droit à exprimer leur religiosité. Toutefois, je revendique en revanche et dans le même temps, d’un point de vue théologique et en tant que personne de confession musulmane cette fois, mon droit de rechercher, d’analyser et de critiquer le statut de la pratique du port du voile que d’aucuns présentent comme obligatoire et ce, au nom même du contenu des sources islamiques. Ceci ne signifie pas que je considère le port du voile comme interdit, mais que je considère que son statut général est simplement celui de la permission. Cette subtilité est souvent incompréhensible pour les gens qui se complaisent dans un esprit binaire, qui plus est dans un monde où l’on nous demande sans cesse de soutenir tel ou tel camps… Mon camp est celui de l’honnêteté intellectuelle et de la recherche objective. Mais si je soutiens que le port du voile n’est pas une obligation coranique, alors pour certains je deviens un opposant à l’islam et aux musulmans, et l’on m’accuse de donner du crédit aux thèses laïcardes voire islamophobes. Je veux crier ici que les choses ne sont pas ainsi. Les nuances sont importantes pour un esprit libre et ma liberté est de dire que je peux soutenir, en tant que citoyen, la liberté de se vêtir comme on le veut dans le respect de sa spiritualité ou des lois de la société, tout en dénonçant, en tant que croyant, ce que l’on fait dire à mon sens injustement au Livre de Dieu et à la religion que j’ai fait mienne.

Revenons à présent sur la critique des arguments des partisans de l’obligation du voile. Évidemment, le format article ne me permettra pas de développer comme je le fais dans l’un de mes ouvrages cette thématique, au risque de produire un texte extrêmement long et indigeste. Je me contenterai donc d’aborder les principaux arguments et les axes de réflexion qui m’apparaissent essentielles théologiquement afin de discuter ce que certains prétendent incontestable. Aussi, j’aborderai le principal argument historique, deux versets, quelques ḥadîths et l’argument principologique (des uṣûl al-fiqh) dit du « ijmâ’ » (consensus). 

  • L’argument historique du voile dans le christianisme et le judaïsme 

L’ornement de la tête a toujours fait l’objet de pratiques, souvent religieuses ou culturelles et ce, depuis l’antiquité. D’ailleurs, contrairement à certaines idées reçues, il concerna souvent les hommes et eut différentes significations selon la couleur et la forme utilisées : le némès des pharaons, le fès ou tarbouchottoman, le chèche (‘imâma), le tagelmust ou litham des Touaregs, le dastar ou pagri des sikhs ou encore le keffieh porté au Proche-Orient en sont des illustrations. Ainsi, évoquer cet habit coutumier et traditionnel chez certains peuples revient à aborder une histoire vieille de plus de 3000 ans, aussi vieille que l’écriture ou plus…

Le voile, symbole d’un temps, d’une époque, d’une culture, peut être celui de la femme chypriote du IVe siècle modelée dans l’argile, des jeunes filles égyptiennes photographiées vers 1900, mais aussi de la mère de Rembrandt gravée par son fils, de la paysanne picarde peinte par Julien Dupré ou, plus proche de nous dans le temps, de Sharbat Gula, « l’Afghane aux yeux verts »photographiée par Steve McCurry. Outre les raisons liées à la culture et au climat, le voile des femmes dans sa dimension sacrée ou allégorique fut porté pour des raisons rituelles, confessionnelles ou symboliques, à l’instar du voile des vestales romaines, de certaines communiantes et de certaines mariées. Quant aux hommes, il s’agit davantage d’un voile lié aux circonstances comme le talit des juifs à la synagogue par exemple. Le voile, moyen de protection face au climat, n’était pas le seul apparat utilisé à ces fins. En effet, à l’instar des Égyptiens de l’Égypte antique, la technique ancestrale du khôl, outre sa dimension esthétique, était également utilisé comme un moyen de se prémunir contre les rayons du soleil et le sable, et agissait aussi comme un antiseptique.

Il est souvent précisé que la première mention historique du port obligatoire du voile pour les femmes pubères remonte aux lois assyriennes (tablette A, 40) attribuées au roi Téglath-Phalasar Ier ayant régné sur l’Assyrie vers 1200 avant J.-C., cette région de la Haute-Mésopotamie correspondant en partie à l’actuel Irak. Dès 1921, l’orientaliste américain Morris Jastrow évoque « le voile en Assyrie antique » dans un article détaillant les révélations des tablettes déterrées à Assur (nord de l’actuel Irak). On y apprend qu’il s’appliquait alors aux filles d’hommes libres, à leurs épouses et concubines ainsi qu’à ce qu’on appelle les hiérodules mariés, à savoir des femmes le plus souvent vouées à la prostitution dite sacrée.

De même, au Ve siècle avant notre ère, en Grèce, le voile était déjà porté par les femmes comme en témoignent, entre autres, quelques répliques de la comédie « Lysistrata » d’Aristophane ou encore des stèles funéraires en marbre exposées au musée du Louvres. D’ailleurs, ici, les esclaves n’étaient pas concernées par le voile, car étrangères au système d’honneur. Ce sont d’ailleurs les Grecs qui ont introduit le voile en Égypte via l’hellénisation et qui, dès le IVe siècle avant notre ère, diffuseront le « tegidion », voile intégral, correspondant à la burqa afghane ou au niqâb arabe, avec des trous pour les yeux et un bandeau et un voile pour couvrir la tête.

Il serait possible de développer grandement sur l’histoire de la pratique du voile dans de multiples civilisations moyen-orientales et du bassin méditerranéen. Mais pour synthétiser et aller droit au but, j’évoquerai simplement l’argument historique utilisé par les partisans de l’obligation du voile, tout en précisant avant cela qu’à l’instar des coutumes héritières de traditions multiséculaires, on avance que les femmes arabes portaient également un voile traditionnel sur les cheveux, voire sur le visage. Les poèmes qualifiés d’antéislamiques en témoignent (bien que leur datation soit discutable) et Tertullien (père de l’Église), comme d’autres auteurs, mentionne dans ses  écrits le voile des femmes païennes d’Arabie (même si à mon avis il parle plutôt de ce qui était en pratique dans l’Arabie pétrée et non dans l’Arabie désertique). Ceci dit, nombre de musulmans affirment, pour justifier qu’il en soit de même selon eux en islam, que le port du voile par la femme est aussi une pratique demandée dans le judaïsme et le christianisme. Mais il y a dans cette affirmation une précision importante qui n’est jamais donnée, à savoir qu’aucun Livre considéré en islam comme révélé et en lien avec ces deux religions, à savoir la Torah et l’Évangile, n’impose le port du voile. Ce sont à chaque fois, comme en islam d’ailleurs, les Hommes, et bien souvent les hommes, qui outrepassent le texte révélé pour imposer à la femme ce qu’ils voudraient qu’elles soient.

Ainsi, dans le christianisme, la première mention textuelle de l’obligation pour la femme de se voiler, pour des motifs par ailleurs contraires au Coran, vient de l’apôtre Paul, titre qui lui fut souvent contesté par les premières communautés chrétiennes, via son Épître aux habitants de la cité de Corinthe. Par la suite, ce texte sera développé par les Pères des Églises latine et grecque qui en feront l’attribut de la vierge consacrée et de l’épouse chrétienne. Toutefois, Paul n’est pas Jésus et son épître n’est pas l’Évangile…

De même, dans le judaïsme se sont les rabbins et religieux juifs qui ont développé cette idée de l’imposition du port du voile dans le Talmud et dans la littérature kabbalistique en général (via le Zohar notamment) mais, dans la Torah, aucun verset ne stipule que le fait de se voiler serait une obligation. Certes, dans le judaïsme, comme dans les religions monothéistes, la pudeur au sens large (ṣenî’uth en hébreu) a une grande importance, mais aucun verset de la Torah ne fait de lien entre pudeur et couverture obligatoire de la chevelure. Cette obligation, selon un certain cadre, fut développée dans les ouvrages talmudiques et mishnaïques. 

 

  • Contestation des arguments coraniques

Le volet histoire ayant permis de mettre en avant le fait que la pratique du port du voile n’a rien d’islamique, mais également que les textes fondateurs des deux autres religions monothéistes n’imposent nullement cette pratique, il convient de s’intéresser au texte coranique. Le premier verset utilisé pour rendre obligatoire le port du voile est le verset 31 de la sourate an-Nûr (24) qui est présenté comme explicite quant au fait que la femme musulmane devrait se couvrir la tête d’un « voile » (khumûr – plur. de khimâr – dans le texte coranique arabe). Voici le texte en arabe et une proposition de traduction :

وَقُلْ لِلْمُؤْمِنَاتِ يَغْضُضْنَ مِنْ أَبْصَارِهِنَّ وَيَحْفَظْنَ فُرُوجَهُنَّ وَلَا يُبْدِينَ زِينَتَهُنَّ إِلَّا مَا ظَهَرَ مِنْهَا ۖ وَلْيَضْرِبْنَ بِخُمُرِهِنَّ عَلَىٰ جُيُوبِهِنَّ ۖ وَلَا يُبْدِينَ زِينَتَهُنَّ إِلَّا لِبُعُولَتِهِنَّ أَوْ آبَائِهِنَّ أَوْ آبَاءِ بُعُولَتِهِنَّ أَوْ أَبْنَائِهِنَّ أَوْ أَبْنَاءِ بُعُولَتِهِنَّ أَوْ إِخْوَانِهِنَّ أَوْ بَنِي إِخْوَانِهِنَّ أَوْ بَنِي أَخَوَاتِهِنَّ أَوْ نِسَائِهِنَّ أَوْ مَا مَلَكَتْ أَيْمَانُهُنَّ أَوِ التَّابِعِينَ غَيْرِ أُولِي الْإِرْبَةِ مِنَ الرِّجَالِ أَوِ الطِّفْلِ الَّذِينَ لَمْ يَظْهَرُوا عَلَىٰ عَوْرَاتِ النِّسَاءِ ۖ وَلَا يَضْرِبْنَ بِأَرْجُلِهِنَّ لِيُعْلَمَ مَا يُخْفِينَ مِنْ زِينَتِهِنَّ ۚ وَتُوبُوا إِلَى اللَّهِ جَمِيعًا أَيُّهَ الْمُؤْمِنُونَ لَعَلَّكُمْ تُفْلِحُون

« Et dis aux mu`minât – « croyantes » – de refreiner certains regards, de préserver leur sexe (ou de garder leur chasteté), qu’elles ne montrent (pas excessivement) leur zîna au-delà de ce qui peut en paraître et qu’elles couvrent de leurs khumûr (c’est-à-dire leurs pièces d’étoffe) sur leurs décolleté (juyûb) ; qu’elles ne montrent leur zîna qu’à leurs maris, ou à leurs pères, ou aux pères de leurs maris, ou à leurs fils, ou aux fils de leurs maris, ou à leurs frères, ou aux fils de leurs frères, ou aux fils de leurs sœurs, ou aux femmes, ou aux esclaves qu’elles possèdent (dans cette société tribale où l’esclavage était en vigueur avant l’avènement de l’islam), ou aux domestiques mâles impuissants, ou aux garçons impubères qui ignorent tout des parties cachées des femmes. Et qu’elles ne frappent pas avec leurs pieds de façon que l’on sache ce qu’elles cachent de leurs zîna. Et repentez-vous tous devant Dieu, Ô croyants, afin que vous récoltiez le succès. »

Il y aurait ici moult développements à faire sur ce verset. Toutefois, je veux me contenter de quelques remarques et d’un parallèle à mon sens important avec le turban (‘imâma) porté par les hommes arabe de l’époque. En effet, pour ceux qui soutiennent que le fait de se voiler la tête est une obligation pour la femme musulmane, ils affirment que la formulation même du verset indiquerait selon leurs dire cette imposition. 

Arrêtons-nous déjà sur l’utilisation très courante du terme « ḥijâb » pour désigner ce « voile » et à propos duquel il faut préciser que son utilisation coranique ne désigne nullement un vêtement, mais plutôt une sorte de séparation et ce, afin de questionner le sens qu’il induit aujourd’hui quand il désigne la tenue de la musulmane. Une chose paraît évidente, à savoir que ce glissement de sens sémantique dépendant des mentalités et des mœurs n’est pas anodin et traduit ce qui est parfois attendu de cette femme par divers courants ou idéologies : qu’elle soit si discrète qu’elle en devienne presqu’invisible, qu’elle soit exclue du champs socio-économico-politique, qu’elle ne puisse s’émanciper à travers des activités professionnelles ou associatives, qu’elle devienne dépendante de l’activité de l’homme, voire qu’elle perde tout espoir d’occuper une place importante dans la société, place qui fut pourtant occupée par plusieurs femmes musulmanes par le passé et du vivant même du Prophète Muḥammad. En somme, il s’agit en réalité d’une réorientation du sens fort en significations, puisqu’on on a voulu désigner le vêtement de la musulmane par un terme qui ne le représente pas à l’origine, mais également parce qu’à travers l’utilisation de ce vocable on a voulu indiquer ce qu’on attendait de la femme, à savoir qu’elle soit totalement dissimulée, visuellement mais également, dans les faits, très souvent socialement. Le ḥijâb est ainsi devenue la Loi qui se fait habit et dont le sujet se vêt pour fusionner avec elle. 

A propos du verset mentionné, certains expliquent, comme le fait le prédicateur Nu’man Ali Khan dans une intervention vidéo dans laquelle il explique que « le mot utilisé (dans le Coran) est le khimâr (terme qui comprend en lui-même) le fait de se couvrir la tête […]. Les femmes avaient plusieurs styles, et l’une des choses qu’elles faisaient avant l’islam est qu’elles avaient l’habitude de porter une sorte de bandana qu’elles attachaient à l’arrière de leur queue de cheval et qui descendait jusqu’au milieu du dos. Donc elles ne le jetaient pas en avant, mais en arrière […] ».

Alors effectivement, quand on se réfère aux dictionnaires de référence de la langue arabe, comme Lisân al-‘arab ou Tâj al-‘arûs, ces derniers, même s’ils sont très tardifs dans leur rédaction, mettent en avant le fait que le khimâr correspond à une pièce d’étoffe avec laquelle on recouvre la tête, sans préciser d’ailleurs ce qu’il recouvrait précisément : était-ce la tête entièrement ou bien seulement une partie d’elle ? Mais ce qu’on ne dit que trop rarement, c’est que cette définition n’est pas la définition étymologique du terme, mais la définition qui tient compte de la pratique coutumière des Arabes de l’époque antéislamique et qu’elle fait référence au sens qu’on lui donne traditionnellement lorsqu’il s’agit de faire référence à la façon dont les hommes et les femmes le portaient auparavant (ce vêtement étant mixte à l’origine) dans l’Arabie désertique du VIIe siècle.

En revanche, étymologiquement, le terme « khimâr » signifie simplement « ce qui couvre ». Il peut alors être utilisé pour un animal, un être humain ou encore un objet (ex : un récipient) comme dans le ḥadîth suivant : « On a ramené un récipient de lait au Prophète qui dit : “hallâ khamartahu…” (si seulement tu l’avais couvert…). » Ainsi, dans le dictionnaire Tâj al-‘Arûs, le khimâr est notamment défini comme tout ce qui couvre quelque chose et donc, dans la tradition culturelle et l’usage coutumier (comme le précise ar-Râghib al-Iṣfahânî dans Mu’jam mufradât al-fâẓ al-qur`ân), le khimâr de la femme et de l’homme est ce qui couvre leur tête. Toutefois, cette définition ne présente pas le sens voulu par Dieu, mais simplement ce qu’il en est de l’usage de ce vêtement par les hommes et les femmes d’un temps, d’une époque d’un contexte. 

Ici, il est important de faire remarquer le parallèle douteux que font certains entre le khimâr et le khamr (vin). En effet, le terme « khimâr » dérive de la racine KH-M-R qui renvoie linguistiquement à ce que l’on recouvre ou à ce qui est recouvert. Ainsi, on peut citer le « khamar » qui fait référence à la végétation qui recouvre la terre ou encore le « khamr » qui fait en réalité référence à la fermentation du jus de raisin donnant du vin puisque la fermentation se produit en surface de la cuve. Ici, d’aucuns affirment que le « khamr » (vin) serait nommé ainsi car il est la cause qui, métaphoriquement, recouvre la raison dont le siège est la tête (cerveau). Or, le fait que le khamr couvre la raison dans le cas où il est consommé de façon excessive est vrai peu importe où se situe le siège de cette dernière. C’est donc la raison et le fait qu’elle soit couverte qui est visée dans cette métaphore et ce, peu importe où se trouve le siège de la raison, mais ce n’est pas la tête en tant que partie de l’anatomie correspondant à l’extrémité la plus haute du corps. Il faut donc prendre garde à ne pas extrapoler.

Ceci dit, le prédicateur Nu’man ‘Alî Khan explique alors que puisque Dieu fait référence au khimâr et que le khimâr était portée avant l’islam par tradition sur la tête, c’est que Dieu, en mentionnant ce vêtement et en utilisant le verbe « ḍaraba » (nous y reviendrons succinctement), a voulu ordonner la couverture de la tête en plus de celle des juyûb ainsi que tout ce que la gestuelle consistant à couvrir le décolleté en partant du haut recouvre (notamment le cou voire les oreilles). Et puis, comme le Coran a une dimension universaliste, alors il faudrait que toutes les femmes musulmanes de la planète, peu importe la tradition de leur peuple, se couvrent également la tête. On pourrait déjà s’étonner de la grande prétention qu’il y a dans le fait d’affirmer que Dieu n’a certes pas dit, mais qu’il a voulu dire… 

Ceci dit, plusieurs remarques s’imposent :

    1.Ce prédicateur précise lui-même, comme le font d’ailleurs d’autres exégètes, que les femmes arabes pouvaient porter le khimâr comme un bandana, c’est-à-dire que cela aurait laissé apparaître leurs nattes ou encore leur cou. Or, force est de constater que le Coran ne précise nullement ce que le khimâr devrait couvrir obligatoirement, à l’exception des juyûb explicitement mentionnés. Si l’on part donc du principe que le khimâr ne couvrait pas forcément l’entièreté de la tête des femmes qui le portaient (ce que rapporte notamment Ibn Kathîr dans son tafsîr) et que le Coran ne précise absolument pas qu’il faudrait qu’il en soit autrement, alors rien n’empêcherait par principe de considérer que la femme pourrait se couvrir le décolleté (échancrure, juyûb) sans pour autant dissimuler l’entièreté de sa chevelure, puisque le Coran ne le précise pas et ne l’interdit pas. En effet, dans le texte coranique rien n’indique aux femmes arabes de l’époque que leur chevelure devrait être entièrement recouverte. 

    2.Si l’on suit ce raisonnement consistant à dire que si Dieu à mentionner le khimâr comme moyen de couvrir le décolleté (juyûb) c’est que Dieu a voulu non seulement que les juyûb soient recouverts mais également que le khimâr soit obligatoirement utilisé, y compris avec son usage traditionnel par lequel on recouvre tout ou partie de la tête, alors il faut avoir la cohérence d’appliquer ce même raisonnement à d’autres sources scripturaires (versets et ḥadîths). Prenons donc l’exemple du verset coranique en 8/60 dans lequel Dieu dit :

وَأَعِدُّواْ لَهُم مَّا اسْتَطَعْتُم مِّن قُوَّةٍ وَمِن رِّبَاطِ الْخَيْلِ تُرْهِبُونَ بِهِ عَدْوَّ اللّهِ وَعَدُوَّكُمْ وَآخَرِينَ مِن دُونِهِمْ لاَ تَعْلَمُونَهُمُ اللّهُ يَعْلَمُهُمْ وَمَا تُنفِقُواْ مِن شَيْءٍ فِي سَبِيلِ اللّهِ يُوَفَّ إِلَيْكُمْ وَأَنتُمْ لاَ تُظْلَمُونَ

« Et préparez [pour lutter] contre eux tout ce que vous pouvez comme force et comme cavalerie équipée (ribâṭ al-khayl), afin d’effrayer l’ennemi de Dieu et le vôtre, et d’autres encore que vous ne connaissez pas en dehors de ceux-ci mais que Dieu connaît. Et tout ce que vous dépensez dans le sentier de Dieu vous sera remboursé pleinement et vous ne serez point lésés. »

Dans ce verset, Dieu demande d’utiliser entre autres des chevaux (ribâṭ al-khayl) pour effrayer et combattre l’ennemi en tant de guerre. Ainsi, puisque Dieu mentionne spécifiquement les chevaux, tout comme Il mentionne spécifiquement les khumûr (khimâr) en 24/31, c’est donc que l’utilisation de chevaux est obligatoire en cas de conflit armé pour tout État musulman et ce, jusqu’à la fin des temps et qu’il est interdit de ne pas en faire usage. Êtes-vous en accord avec cela ? Pouvez-vous sereinement affirmer que Dieu ici impose à toutes les armées musulmanes de la planète et de tout temps d’utiliser obligatoirement des chevaux dans les batailles qu’ils ont à mener ? Alors que viendraient faire des chevaux dans une bataille navale ou aérienne ? Quelle utilité auraient des chevaux pour une armée qui ferait face à une force utilisant des chars d’assaut… ? les Polonais de 1939 se souviennent encore du désastre que cela engendra… 

Et, à l’évidence, cela n’aurait aucun sens, car on comprend que la référence à la cavalerie équipée est clairement liée au contexte de l’époque où ni char d’assaut, ni avion de chasse, ni drone de combat n’existaient. Toute personne censée et objective comprendra que la mention de la cavalerie se justifie par le fait que des chevaux étaient présents dans l’Arabie du VIIe siècle et que c’était l’un des moyens les plus utilisés et les plus efficaces, si ce n’est le plus, pour le transport et lors des combats… un moyen redoutable face à un ennemi à pied notamment. Dans le même esprit, le Coran demande de méditer sur les chameaux et les montagnes pour percevoir la puissance divine dans la création… il est clair que la référence aux chameaux, aux montagnes, aux spathes et aux oliviers (dans d’autres versets) n’a de sens que parce que tout cela se trouve présent dans l’environnement des Arabes de ce temps. Mais personne ne comprend que la méditation ne doit/ne peut se faire que par ces moyens ou qu’elle serait spécialement recommandée en passant par eux spécifiquement. Il y a donc le moyen mentionné qui est à remettre dans son contexte (l’Arabie du VIIe siècle) et le but qui, quant à lui, peut être universalisé.

Certains rétorquent que si Dieu a mentionné le khimâr dans le verset 24/31 ce n’est pas pour rien, mais pour indiquer qu’il faut utiliser spécifiquement ce moyen. Alors il convient de répondre, suivant leur raisonnement, qu’en ce verset 8/60 si Dieu ne voulait pas que les chevaux soient absolument utilisés alors Il aurait pu dire simplement « utilisez tout ce que vous pouvez pour combattre ». Pour autant, la cohérence empêche de penser qu’au prétexte que Dieu mentionne les chevaux ici c’est que cela implique nécessairement que leur utilisation est obligatoire et intemporelle.

Ici il faut donc faire l’analogie avec le raisonnement utilisé dans le verset 24/31 puisque nous avons une formulation similaire avec la présentation d’un objectif (couvrir les juyûb/effrayer l’ennemi), l’utilisation de l’impératif et la mention d’un ou plusieurs moyens spécifiques pour réaliser l’objectif (force et chevaux/khumûr). L’analogie est donc parfaitement cohérente non seulement (1) dans la formulation, mais aussi (2) dans la présence d’un contexte (guerre/société arabe de l’époque) car le fait de mentionner le khimâr des croyantes témoigne que l’on s’adresse en premier lieu aux femmes arabes de l’Arabie médiévale qui utilisaient ledit khimâr par coutume. Le fait qu’un cas évoque la guerre et que l’autre face référence à une éthique sociétale n’empêche pas l’analogie car, à la base, l’analogie est faite en mettant en parallèle la formulation et la présence d’un contexte.

De même, si l’on dit que l’objectif du verset 24/31 est de couvrir peu importe le moyen, tout comme il est ordonné de combattre, peu importe le moyen, car la liste de moyens est non exhaustive, alors c’est qu’il  faut couvrir les juyûb peu importe les moyens qui le permettent et combattre peu importe les moyens qui le permettent. Or, dans le cas du khimâr, Dieu ne précise pas que l’objectif est autre que la couverture des juyûb, donc tout ce qui permettra de couvrir les juyûb sera bon, que cela couvre en parallèle la tête ou non.

  3.D’autres disent également que si Dieu a utilisé le verbe « ḍaraba », qui peut être traduit par le fait de rabattre (ce qui est linguistiquement discutable car ce n’est qu’un sens possible de ce verbe très polysémique et non le seul sens existant), c’est que Dieu a voulu que la femme ne couvre ses juyûb (décolleté) qu’en utilisant un vêtement qui viendrait du dessus de la poitrine, en l’occurrence de la tête, et qu’il couvre donc les cheveux en plus des juyûb. Mais ceci constitue en fait un raisonnement biaisé, car si Dieu mentionne le fait de rabattre une étoffe sur le décolleté cela peut parfaitement se comprendre par le fait que le verbe en question sied à la situation que l’on veut décrire. Mais il n’y pas dans cette utilisation verbale de preuve indiscutable qu’il y a la volonté ici d’imposer le khimâr, son utilisation arabe coutumière, la gestuelle du recouvrement en partant du dessus de la poitrine ainsi que le recouvrement des parties du corps que cette gestuelle engendre (cheveux, cou, oreilles, etc.). Pour le coup, sans mauvais jeu de mots, ce raisonnement est tiré par les cheveux. En effet, à partir du moment où le port du khimâr est une coutume et une tradition qui est permise et qui est, en outre, récurrente dans son utilisation par les femmes arabes de l’époque en fonction de la coutume, du climat et des motifs sociétaux, il est tout à fait normal que Dieu y fasse référence puisque le Coran s’adresse en premier lieu aux contemporains de la Révélation dans l’Arabie désertique du VIIe siècle. Imaginez un raisonnement par l’absurde avec un verset dans lequel Dieu aurait utiliser le verbe « enfourcher/monter » (rakiba) et aurait dit : « Dis aux croyants d’enfourcher leurs chevaux pour combattre l’ennemi ». Devrait-on en déduire que, comme Dieu aurait utilisé ce verbe, le fait de combattre un ennemi ne puisse se faire que par l’action d’enfourcher un animal comparable au cheval comme l’âne, le chameau ou le zèbre ou, à défaut, un véhicule comme le vélo ou la moto, qui ont le point commun d’être utilisé en ayant besoin de faire la fourche et ce, au risque de désobéir à Dieu ? Devrait-on comprendre qu’il y aurait un péché dans le fait de combattre un ennemi sans enfourcher une mouture ? Toutes les armées musulmanes devraient-elles donc combattre obligatoirement à cheval ou à moto au risque de rendre des comptes sur cela au Jour du jugement ? Une telle compréhension serait pour le moins risible. Il faut donc revenir à moins de passion et comprendre ce qui semble évident : la mention du khimâr ne s’explique que parce qu’il s’agit d’un vêtement coutumier de l’époque sans que son utilisation soit universalisée et le recours au verbe ḍaraba se justifie parce qu’il sied à la scène décrite par Dieu sans que cela n’implique obligatoirement que le moyen du khimâr ou la façon de le porter dans l’Arabie médiévale devienne une imposition pour toutes les femmes de la planète jusqu’à la fin des temps. Il faut, encore une fois, distinguer le moyen coranique (qui peut être circonstancié) et l’objectif coranique qui, quant à lui, peut être universalisé. En outre, en ce qui concerne le verbe « ḍaraba », il pourrait très bien en ce verset être traduit par couvrir ou recouvrir, ce qui n’impliquerait pas forcément le fait de rabattre. De même, demander de couvrir à l’aide d’un khimâr ne signifie pas que ledit khimâr doive absolument être porté comme la tradition de l’époque l’impliquait. Il peut parfaitement s’agir d’utiliser un khimâr, c’est-à-dire une pièce d’étoffe recouvrante dans son sens général, afin de dissimuler les juyûb.  

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Ceci étant mis en avant, il convient de faire un parallèle à mon sens important avec le turban (‘imâma) des hommes arabes et ce, car le khimâr est à l’origine un vêtement mixte, comme je l’ai précisé, qui était porté aussi bien par les femmes que par les hommes. Aussi, imaginez un verset s’adressant aux hommes qui aurait exactement la même formulation que celui en 24/31 adressé aux femmes et qui serait : 

« Et dis aux croyants […] qu’ils recouvrent/rabattent leurs turbans (khumûr) sur leur poitrine/torse »

En lisant un tel verset, auriez-vous honnêtement compris que Dieu veut que tous les hommes pubères de la planète et jusqu’à la fin des temps soient enturbannés ? Auriez-vous compris que Dieu ordonne à l’ensemble des Arabes de porter un turban ou qu’Il impose le port de la ‘imâma à tous les hommes de la Terre pour qu’ils s’en servent pour recouvrir le torse ? Auriez-vous compris que l’ensemble des Hommes vivant sur cette terre avait l’obligation de couvrir leur torse en utilisant un vêtement qui couvre leur tête au préalable ? Qu’aurait à voir un Péruvien, un Japonais, un Inuits, un Français ou un Tahitien avec cette coutume vestimentaire du khimâr ou du turban ou tout simplement avec celle consistant à se couvrir la tête ?

Une telle compréhension n’aurait aucun sens. La logique et la cohérence qui s’imposent voudraient que l’on comprenne que le Coran ordonne ici de couvrir le torse en lien avec une pudeur élémentaire (message universel) et qu’il ne mentionne le turban comme moyen de couverture que parce qu’il s’adresse en premier lieu à des hommes arabes d’une époque précise pour qui ce vêtement est porté par tradition, coutume ou habitude liée au climat notamment. Or, comme les gens de cette époque sont les premiers destinataires de la révélation et que celle-ci a entre autres pour rôle de traiter les situations de ce temps, le Coran fait logiquement référence, comme il le fait d’ailleurs dans de nombreux autres versets, à ce qui leur est coutumier, à ce qui appartient à leur environnement et tient compte de leur contexte. Ni plus ni moins. En revanche, jamais cette injonction et formulation ne pourrait pertinemment être comprise comme indiquant l’obligation du port du turban à tous les hommes du monde jusqu’au jour dernier… Il semble incroyable que l’on puisse comprendre autre chose de cela.

Pour autant, s’agissant des femmes et alors même que le Coran mentionne un vêtement qui leur est également coutumier dans l’Arabie du VIIe siècle, l’analyse est totalement différente et on en vient à imposer à l’ensemble des femmes de la planète sur des siècles et des siècles le port d’un voile sur la tête tout en avançant que Dieu l’imposerait au prétexte qu’Il l’aurait mentionné comme moyen pour réaliser l’objectif de la couverture du décolleté. En réalité, jamais dans ce verset le Coran n’impose le port du khimâr pour dissimuler la chevelure, mais il ordonne aux femmes croyantes et arabes de l’époque qui ne semblaient pas couvrir l’échancrure de leur poitrine de dissimuler par sa couverture leurs juyûb, le khimâr n’étant mentionné que comme un moyen possible, car courant, connu et utilisé, de réaliser cet objectif. En résumé, il est clair que le Coran mentionne le khimâr car il fait partie des coutumes arabes de l’époque, de l’environnement des contemporains de la Révélation et qu’il est très présent. En revanche, il n’y a pas d’ordre d’utiliser le khimâr pour couvrir autre chose que les juyûb. Le fait que les femmes arabes se couvrent la tête avec est coutumier et est permis donc Dieu ne l’interdit pas, mais il n’est jamais précisé ce que le khimâr devrait couvrir obligatoirement d’autres parties du corps.

D’ailleurs, si le fait de se couvrir la tête avait eu une dimension d’obligation religieuse dès lors que la femme est musulmane dans les sociétés primitives de l’islam et qu’il n’avait pas eu en réalité un unique rôle culturel et sociétal (voire climatique), nous ne trouverions pas dans toutes les Écoles de droit et même dans ce qu’on attribue à certains ṣaḥâba (compagnons) comme ‘Umar Ibn al-Khaṭṭâb que la femme qui est esclave n’a pas à porter le khimâr ou le jilbâb et qu’elle n’a l’obligation de couvrir que ce qui se trouve entre son nombril et ses genoux (voire simplement ses parties intimes pour certains ulémas notamment dans l’École mâlikite)… En effet, le verset en 24/31 s’adresse dans sa formulation aux « croyantes » (mu’minât) en général, sans distinction de condition (libre ou servile). Donc s’il fallait en comprendre l’obligation de se couvrir la tête pour toutes femmes croyantes, pourquoi aurait-on empêcher les femmes esclaves de le faire ou, du moins, pourquoi n’aurait-on pas imposé aux femmes esclaves croyantes ce que l’on impose aux femmes libres croyantes ? Une esclave n’a-t-elle pas le droit à la pudeur ? Une esclave n’a-t-elle pas le droit de se conformer à l’ordre de Dieu ? Au nom de quoi certains se sont-ils permis de dire que des femmes, bien que croyantes, ne sont pas concernés par le port du khimâr alors que Dieu Lui-même ne fait référence qu’aux croyantes en général dans Son Livre ? La seule réponse qui s’impose c’est que le khimâr n’avait qu’une fonction sociétale en cette époque, comme c’était le cas dans d’autres civilisations auparavant, à savoir celle de distinguer la femme noble ou libre de la femme esclave. 

Certains, à court d’idée répondront que la condition de l’esclave n’attire que mépris et déconsidération, mais cela est vrai socialement peut-être. En revanche, pour un homme le corps d’une femme reste le corps d’une femme, esclave ou non. Si une femme est désirable physiquement, elle le sera qu’elle soit esclave ou libre et je rappelle que Dieu évoque dans le Coran le mariage d’hommes libres avec des femmes esclaves, ce qui n’a aucun sens si leur statut en faisait ipso facto des êtres méprisables. Et puis la question qui se pose est la suivante : pourquoi avoir écarté les femmes esclaves du droit ou de l’obligation de se couvrir d’un khimâr ou d’un jilbâb si ce dernier avait été considéré comme une obligation divine pour toutes croyantes ? Pourquoi avoir affirmé que leur ‘awra (parties intimes à couvrir) était celle des hommes (du nombril aux genoux) ou même simplement leur sexe et le derrière comme l’ont dit plusieurs mâlikites, alors que Dieu dans le verset 24/31 s’adresse encore une fois  à l’ensemble des mu`minât sans distinction de condition ? Si via ce verset le fait de se couvrir la poitrine et la tête était visé, de quel droit aurait-on empêché les femmes esclaves de respecter cela ? Au nom de quoi des ṣaḥâba et les ulémas des quatre Écoles ont-ils affirmé que la femme qui était esclave, de par son statut, n’avait même pas l’obligation de se couvrir les juyûb ?

Le deuxième verset utilisé dans le sujet du voile est le verset 33/59 : 

يَا أَيُّهَا النَّبِيُّ قُلْ لِأَزْوَاجِكَ وَبَنَاتِكَ وَنِسَاءِ الْمُؤْمِنِينَ يُدْنِينَ عَلَيْهِنَّ مِنْ جَلَابِيبِهِنَّ ۚ ذَٰلِكَ أَدْنَىٰ أَنْ يُعْرَفْنَ فَلَا يُؤْذَيْنَ ۗ وَكَانَ اللَّهُ غَفُورًا رَحِيمًا

« Ô Prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles, et aux femmes des croyants, de ramener sur elles leurs jalâbîb : ceci est plus à même qu’elles soient reconnues et à ce qu’on ne les offense point. Dieu est Pardonneur et Miséricordieux. »

Il faut d’emblée noter que ce texte n’est pas un texte législatif, mais il s’agit plutôt d’un discours (khiṭâb) indirect devant être prononcé par le Prophète (paix sur lui) afin d’orienter les femmes de son époque vers le choix d’un vêtement qui engendre pour elle la protection contre les torts de la société dans laquelle elles vivent.

De façon incorrecte, le terme jilbâb (plur. jalâbîb) est traduit souvent par « grand voile » laissant supposer qu’il était forcément porté comme le khimâr par tradition, à savoir sur la tête. Or, à l’époque de la révélation, le jilbâb est simplement un vêtement de sortie ample qu’on laissait flotter sur le vêtement de corps. Une traduction plus précise de ce terme serait donc celui de « mante », comme le propose le docteur et islamologue Baber Johansen, puisque ce dernier correspond à un vêtement féminin ample (et parfois sans manche) porté par-dessus d’autres vêtements. Le jilbâb était une sorte de manteau que la femme mettait pour sortir. On dit aussi que le jilbâb est le qamîṣ (sorte de chemise) et un vêtement plus large que le khimâr (portée) en dessous du riddâ` (sorte de manteau que l’on met au-dessus des vêtements comme la jubba et la ‘abâ`a) que la femme porte sur sa tête. Ibn Hajjar rapporte plusieurs divergences sur le sens de ce terme, « on a dit : « C’est la muqanna’a ou le khimâr ou plus large que lui. » On a dit : « C’est le vêtement large qui est en dessous du riddâ`. » On a dit : « C’est le izâr. » On a dit : « C’est la milḥafa. » On a dit : « C’est la mulâ`a. » On a dit : « C’est le qamîṣ. »

Au-delà de cette divergence linguistique qui témoigne qu’il est difficile de déterminer avec précision ce qu’était le jilbâb et s’en m’attarder outre mesure sur l’exégèse classique énumérant des causes de révélations très discutables et divergentes, il convient de revenir au texte coranique dans lequel Dieu explicite la raison pour laquelle Il prescrivit le port du jilbâb. Pour cela, il faut prendre ce passage dans un ensemble textuel plus vaste allant du verset 57 au verset 60 :

إِنَّ الَّذِينَ يُؤْذُونَ اللَّهَ وَرَسُولَهُ لَعَنَهُمُ اللَّهُ فِي الدُّنْيَا وَالْآخِرَةِ وَأَعَدَّ لَهُمْ عَذَابًا مُّهِينًا ـ وَالَّذِينَ يُؤْذُونَ الْمُؤْمِنِينَ وَالْمُؤْمِنَاتِ بِغَيْرِ مَا اكْتَسَبُوا فَقَدِ احْتَمَلُوا بُهْتَانًا وَإِثْمًا مُّبِينًا ـ يَا أَيُّهَا النَّبِيُّ قُل لِّأَزْوَاجِكَ وَبَنَاتِكَ وَنِسَاء الْمُؤْمِنِينَ يُدْنِينَ عَلَيْهِنَّ مِن جَلَابِيبِهِنَّ ذَلِكَ أَدْنَى أَن يُعْرَفْنَ فَلَا يُؤْذَيْنَ وَكَانَ اللَّهُ غَفُورًا رَّحِيمًا ـ لَئِن لَّمْ يَنتَهِ الْمُنَافِقُونَ وَالَّذِينَ فِي قُلُوبِهِم مَّرَضٌ وَالْمُرْجِفُونَ فِي الْمَدِينَةِ لَنُغْرِيَنَّكَ بِهِمْ ثُمَّ لَا يُجَاوِرُونَكَ فِيهَا إِلَّا قَلِيلًا

« Ceux qui offensent Dieu et Son messager, Dieu les maudit ici-bas, comme dans l’au-delà et leur prépare un châtiment avilissant. ¤ Et ceux qui offensent les croyants et les croyantes sans qu’ils l’aient mérité, se chargent d’une calomnie et d’un péché évident. ¤ Ô Prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles, et aux femmes des croyants, de ramener sur elles leurs jalâbib : elles en seront plus vite reconnues et éviteront d’être offensées. Dieu est Pardonneur et Miséricordieux. ¤ Certes, si les hypocrites, ceux qui ont la maladie au cœur, et les alarmistes [semeurs de troubles] à Médine ne cessent pas, Nous t’inciterons contre eux, et alors, ils n’y resteront que peu de temps en ton voisinage. »

Ici, sans entrer dans les détails précis du pourquoi certaines femmes croyantes étaient offensées et importunées, le Coran expose des faits : le Messager (et par voie d’incidence sa famille), les croyants et les croyantes de Médine furent heurtés injustement par des gens parmi les hypocrites (munâfiqûn) et ceux qui sèment la peur et le trouble. Il fallut donc intervenir afin de proposer un moyen permettant d’atténuer les difficultés rencontrées voire qu’elles disparaissent progressivement, sous peine que Dieu ordonne leur expulsion manu militari. A l’évidence, il s’agit clairement de troubles provoqués dans la « cité-État » de Médine par des gens du voisinage du Prophète dans un désir de sédition, de trouble à l’ordre public pouvant même mener à une « guerre civile » s’ils ne cessaient pas. Il apparaît donc assez évident que ces gens voulant semer le trouble pour des intentions politiques malsaines utilisaient de faux prétextes pour s’en prendre aux croyantes de l’époque par la calomnie ou autres, alors que leur véritable intention était la création de fitna (division, sédition). Le Coran demanda alors aux femmes de se vêtir davantage afin que les véritables motifs de ces agissements soient mis en lumière. Ainsi, leur intention éclaterait au grand jour engendrant une sanction justifiée par des faits explicites :

لَّئِن لَّمْ يَنتَهِ ٱلْمُنَٰفِقُونَ وَٱلَّذِينَ فِى قُلُوبِهِم مَّرَضٌ وَٱلْمُرْجِفُونَ فِى ٱلْمَدِينَةِ لَنُغْرِيَنَّكَ بِهِمْ ثُمَّ لَا يُجَاوِرُونَكَ فِيهَآ إِلَّا قَلِيلًا

« Certes, si les hypocrites, ceux qui ont la maladie au cœur, et les alarmistes [semeurs de troubles] à Médine ne cessent pas, Nous t’inciterons contre eux, et alors, ils n’y resteront que peu de temps en ton voisinage. »

En réalité, en ce passage coranique, il n’est jamais question de demander aux femmes musulmanes qu’elles soient reconnaissables comme étant libres et encore moins comme étant musulmanes (d’où le fait qu’un vêtement révélant l’islamité ne soit absolument pas une demande divine ou prophétique). D’ailleurs, il aurait été totalement injuste et incohérent de demander aux croyantes qu’elles s’habillent de façon à ce qu’elles soient identifiables par leur appartenance religieuse puisque ces gens cherchaient justement à s’en prendre à elles en tant que croyantes. Il est donc évident qu’on ne peut protéger la femme musulmane contre des gens qui veulent lui nuire à cause de sa religion en l’exposant davantage et en permettant son identification plus rapidement encore.

C’est donc une partie de l’explication orthodoxe, faite d’inférences extra-coraniques et propres au temps dans lequel ces exégèses furent rédigées, qui s’effondre avec une simple réflexion produite par une lecture cohérente et inclusive du Coran. La lecture actuelle est beaucoup trop parcellaire et c’est ce qui engendre certaines explications absurdes ou contradictoires depuis des siècles. En somme, quand le Coran dit que l’un des objectifs est qu’elles soient « reconnues », il s’agit qu’elles le soient auprès des semeurs de troubles comme des femmes n’adoptant nullement une attitude confuse ou pouvant « légitimer » leur calomnie, leur médisance et autres mépris.  

Il convient donc de garder en tête l’objectif coranique à respecter : le but n’était pas de porter le jilbâb à tout prix, de façon continuelle et en toute circonstance, mais il était de préserver la femme par un moyen efficace dans le contexte de l’époque. L’orthodoxie fait aujourd’hui et depuis longtemps du jilbâb un but, alors que pour le Coran il n’est qu’un moyen de réaliser un objectif bien plus noble. De même, si le moyen n’est pas adapté, il faut donc pouvoir le changer, tout en préservant de dessein premier, car si l’objectif est universel (préserver la femme des offenses qu’elle subit), le moyen doit forcément être adapté à chaque contexte pour que l’objectif se réalise. Ainsi, le vêtement est censé lutter contre les offenses et non en être une cause. Que le jilbâb soit un moyen efficace dans l’Arabie du VIIe siècle ou ailleurs de préserver la femme est une chose, mais généraliser son port dans une situation où, en outre, il engendre les offenses, cela n’a rien de cohérent et ne respecte nullement l’esprit du texte coranique.

De nos jours, il y a une véritable inversion des valeurs et des priorités : de nombreuses musulmanes font du port du jilbâb un objectif en lui-même, peu importe les circonstances, et ce, même si ce jilbâb là où elles vivent est pour elle une source de difficultés, de stigmatisation, d’offenses voire d’agressions physiques. Pourtant, le « voile », du moins le jilbâb, a pour fonction initiale coraniquement de préserver les femmes musulmanes des agressions, insultes et autres comportements néfastes. Si cette fonction n’est pas remplie à notre époque, alors c’est que « l’outil » n’est plus adapté et qu’il n’a plus lieu d’être en tant qu’obligation. Il ne s’agit pas de s’incliner ou de s’humilier devant les haineux, mais il s’agit de préserver la femme des offenses qu’elle subit car ceci est l’objectif coranique du verset 33/59 clairement exposé. Pour le Coran, le but n’était pas de porter le jilbâb en toute circonstance, mais il était de préserver la femme par un moyen efficace. Or, l’orthodoxie a modifié sur ce point les valeurs en faisant du moyen un but et en mettant le but aux oubliettes… Certes, je conviens avec force que les musulmanes n’ont pas à céder face aux pressions et offenses, mais ce n’est pas céder que d’envoyer les femmes au front. Je pense qu’il est préférable de penser théologiquement avec l’objectif premier de préserver la femme tout en œuvrant, en parallèle, pour que le peuple de France ait une autre perception du message coranique et comprenne qu’il n’y a globalement pas de danger dans le port du voile puisqu’il exprime majoritairement une certaine conception du rapport au corps et à la spiritualité. 

Mais pour comprendre ce raisonnement théologique il faut revenir à une règle élémentaire de logique et de bon sens, qui se trouve être également l’une des règles fondamentales des uṣûl al-fiqh (fondements du droit), que l’on nomme qawâ`id al-fiqh (préceptes du droit), et qui est notamment expliquée par l’imâm al-Juwaynî dans son ouvrage al-Waraqât. Cette règle stipule la chose suivante :

إن الحكم يدور مع العلة وجوداً وعدماً

« Le ḥukm (statut d’un acte) va de pair avec sa ‘illa (ratio legis, raison d’être), qu’elle soit présente ou qu’elle n’existe plus. »

En d’autres termes, si la cause d’une norme est présente, cette dernière sera présente également. Mais si la cause de cette norme disparaît, alors elle disparaîtra aussi. Ainsi, lorsque le Législateur a identifié un élément comme étant la cause ou la circonstance immédiate d’un ḥukm (statut normatif/jugement), alors si la cause est présente cela nécessite l’application du jugement, mais si elle n’est plus présente, alors le jugement ne s’applique plus.

Dans le cas du verset 33/59,  ce dernier est explicitement cadré par deux conditions d’application données par le Coran lui-même, à savoir le fait que cela serve à lutter contre l’offense que subisse réellement (et non hypothétiquement) les femmes croyantes et qu’elles soient reconnues comme n’ayant pas une attitude laissant penser que les offenses puissent être « justifiées ». La question qui se pose en France est alors la suivante :  est-ce que les musulmanes qui ne portent pas le « voile » ou le jilbâb risquent fortement de subir des agressions et des offenses et est-il nécessaire qu’elles s’habillent d’une manière précise, au-delà de la pudeur élémentaire demandée à chaque croyants et croyantes, pour que le risque d’offenses soit nettement amoindri ? La réponse est non. Bien plus, les musulmanes qui subissent aujourd’hui le plus de désagréments de par leur tenue sont soit celles qui se dévêtissent à outrance (donc de  façon non conforme au message coranique), soit celles qui portent un voile « classique » ou un jilbâb.

Ceci dit, il est important de noter que les exégètes ont malgré tout divergé sur ce qu’il fallait comprendre du passage « elles en seront plus vite reconnues » :

  • La majorité a dit qu’il s’agissait qu’elles soient reconnues comme étant des femmes libres et non des esclaves. Cette position, magistralement réfutée par Ibn Ḥazm, invalide en fait d’emblée le fait que les femmes musulmanes soient encore, de nos jours, concernées par la prescription de ce verset puisque l’esclavage n’existant plus en France depuis 1848, ainsi que dans l’ensemble des pays occidentaux et la majorité des pays de la planète, les femmes n’ont plus ce besoin de montrer leur condition de femme libre. Donc, en tenant compte de cet avis, si la femme ne risque pas d’être offensée et qu’elle n’a pas besoin de montrer qu’elle n’est pas esclave, en quoi serait-elle concernée par cette prescription coranique ? De même, si une femme, dépendamment du contexte dans lequel elle vit, sait que le port jilbâb (ou du voile) risque de lui nuire (violence physique ou verbale), pourquoi serait-elle concernée par ce dernier ? Pourquoi la tenue vestimentaire utilisée comme moyen de protéger les femmes de Médine il y a plus de 1400 ans aurait vocation à être utilisée de la même façon en France au XIXe siècle ? Le jilbâb était un vêtement conforme aux coutumes arabes, mais en quoi correspond-il aux coutumes occidentales ? C’est d’ailleurs ce qu’avait dit Muḥammad Ṭâhir ibn ‘Âshûr (1879-1973), bien que partisan de l’obligation du voile, concernant le verset du « jilbâb »:

شرعٌ روعيت فيه عادة العرب، فالأقوام الذين لا يتخذون الجلابيب لا ينالهم من هذا التشريع نصيب.

« …une législation qui a tenu compte de l’habitude (vestimentaire) des Arabes. Ainsi, les peuples qui n’adoptent pas le jilbâb ne sont pas concernés par cette législation ».

  • D’autres ont dit qu’il s’agissait qu’elles soient reconnues comme pudiques et ne voulant pas être importunées par des propos offensants et une attitude irrespectueuse. Ceci dit, il convient déjà de préciser que le fait d’adopter une attitude considérée comme montrant de la pudeur est en partie propre aux mœurs d’une société dans un contexte donné et n’est pas forcément partagé par l’ensemble des individus de la planète. De plus, cette opinion n’a pas vraiment d’impact sur la compréhension globale du verset puisque de toute façon il n’y a aucune référence au fait de se couvrir la tête avec ledit jilbâb. Bien plus, si l’objectif principal est justement que la femme musulmane ne soit pas offensée et que, conformément à la situation sociale dégradée dans laquelle elle vivait auparavant, elle retrouve alors un statut, des droits et une dignité, pourquoi devrait-on considérer que le voile de la tête doive être appliqué dans le cas où justement la femme se verrait offensée, rejetée voire discriminée dans la société à cause de son voile de tête qui ne bénéficie pourtant d’aucune source coranique explicite ? De même, comme nous l’avons précisé, lorsqu’un statut normatif est lié explicitement à une cause et que cette cause n’est plus, le statut tombe avec. Or, si la cause de l’imposition du jilbâb était le fait que les femmes se trouvaient régulièrement offensées par certains hommes qui les confondaient avec des libertines (d’après certains commentateurs), pourquoi cette imposition perdurerait-elle si le risque d’offense est mineur ? Est-ce qu’une femme qui s’habille de façon décente, mais sans couvrir ses cheveux pour autant, risque de nos jours en France d’être offensée en vaquant à ses occupations quotidiennes ? 

La réalité des études réalisées montrent d’ailleurs, contrairement à ce que le discours ambiant véhicule, que là où les femmes risquent le plus d’être agressées, notamment sexuellement, ce sont dans des pays musulmans où il y a une forme de pression sociale ou étatique pour qu’elles se couvrent la quasi-totalité du corps.

  • Quant au dernier avis consistant à dire que le but était que l’on reconnaisse la femme comme musulmane, celui-ci est totalement incohérent comme cela fut explicité. En effet, si le but était de protéger les femmes croyantes contre ceux qui souhaitaient leur nuire, alors il n’y a aucune logique à leur demander de se vêtir de façon à ce qu’elles soient plus vite reconnues et identifiables par ceux-là même qui voulaient mal agir envers elles à cause de leur foi. 

William Blob

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