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Le « retour de l’antisémitisme » : discours rituel au dîner annuel du CRIF

Lundi 2 mars avait lieu à Paris le dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF). Constatant une forte hausse des actes antisémites recensés par le ministère de l’Intérieur au début de l’année 2009, son Président, Richard Prasquier, y a déclaré que « L’antisémitisme est de retour  » et que « aujourd’hui beaucoup de juifs en France ont peur », a relaté le lendemain matin l’ensemble de la presse écrite, des radios et des télévisions. Une fois de plus, l’on joue ainsi à effrayer l’opinion publique en agitant le fantasme d’un « retour » des horreurs du passé. Ces amalgames, qui durent depuis des années, sont pourtant critiquables et l’on voudrait rapidement expliquer pourquoi.

Mais, avant tout, donnons nos sources. Il existe en France un organisme public qui collecte, entre autres, les données statistiques et études diverses relatives à l’évolution du racisme et de l’antisémitisme, c’est la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH).

Cette commission, créée en 1984, a reçu par la loi du 13 juillet 1990 la mission de présenter un rapport annuel faisant le point à la fois sur les actes et sur les opinions racistes et antisémites. Et de fait, cet organisme publie de très volumineux rapports annuels qui sont une mine de renseignements et que l’on trouve accessibles en ligne sur le site de la commission (www.cncdh.fr) et sur celui de son éditeur La Documentation française (www.ladocumentationfrancaise.fr).

 Le prochain rapport (sur l’année 2008) devrait paraître dans quelques semaines au plus tard. C’est principalement de la lecture de ces rapports, et de quelques études scientifiques publiées ces dernières années, que l’on tire le présent texte.

Un mot enfin pour dire que l’on utilise dans ce texte des expressions comme « La France », « les Juifs », « les Musulmans » et d’autres, parce que ce sont les catégories utilisées par ces sondages et ces études. Mais il est clair que ce ne sont que des approximations grossières qui appelleraient beaucoup de nuances et de distinctions.

On se situe ici sur un plan d’analyse très général, mais qui nous semble cependant légitime en ce qu’il vise à apporter une première réponse à des questions elles-aussi très générales. Une fois les idées générales remises en quelque sorte dans le bon ordre, il faut bien entendu aller plus dans l’analyse. Ce qui est la compétence d’autres chercheurs en sciences sociales.

1) Le pic d’actes antisémites effectivement constaté en janvier 2009 s’explique par une raison conjoncturelle bien précise : la guerre de Gaza

La forte augmentation du nombre d’actes antisémites recensés au mois de janvier 2009 est un fait, mais qui ne traduit pas un quelconque « retour de l’antisémitisme ». Elle a une explication conjoncturelle bien précise : la Guerre de Gaza. Et ceci n’est pas nouveau du tout, le même phénomène ayant déjà été observé au cours la deuxième Intifada en 2000.

Le rapport de la CNCDH de l’année 2000 terminait le chapitre Antisémitisme sur ces mots : « Quant à la violence qui a marqué le dernier trimestre, elle est à mettre essentiellement à l’actif de milieux issus de l’immigration qui ont trouvé là un exutoire à leur mal-être et à leur sentiment d’exclusion. Rapidement retombée pour devenir résiduelle dans les derniers jours de l’année, cette flambée d’agressions concentrées contre les membres et les biens de la communauté juive est de nature à se développer à nouveau au gré de l’évolution de la situation au Proche Orient, conclut le ministère de l’Intérieur » [1].

Et depuis cette date, la corrélation entre le nombre d’actes antisémites enregistrés mensuellement et la situation au Proche-Orient n’a cessé de se vérifier. Le mois de janvier 2009 le confirme simplement une fois de plus. Il n’y a (hélas) rien de nouveau sous le soleil.

2) Il n’y a pas d’augmentation tendancielle de l’antisémitisme en France, c’est le contraire qui est vrai et c’est ailleurs que se situe une évolution préoccupante

Il faut en finir avec ce fantasme d’un « retour de l’antisémitisme ». Il y a maintenant dix ans que les politologues ont montré quatre choses :

premièrement des opinions antisémites existent encore mais elles ne cessent de diminuer très fortement depuis la Seconde Guerre mondiale : « En 1946, un peu plus du tiers de la population adulte considérait qu’un Français d’origine juive était « aussi Français qu’un autre Français ». À l’automne 2000 plus des deux tiers approuvaient l’opinion « les Juifs sont des Français comme les autres ». Aujourd’hui ils sont près de 90 % », écrit Nonna Mayer [2]. La tendance globale n’est donc pas un retour, c’est au contraire une disparition progressive de l’antisémitisme.

deuxièmement ces opinions sont très minoritaires et ces sondages permettent de dire que la France n’est absolument pas un pays antisémite, l’on a même pu même parler un jour d’une opinion « philosémite » [3]. A titre d’exemple, et pour rester dans la triste actualité de l’affaire de l’évêque négationniste Richard Williamson, le sentiment qu’on parlerait « trop » de l’extermination des Juifs par les nazis (manière détournée de banaliser voire de nier Auschwitz) ne concerne que 17 % des personnes sondées, 80 % estimant au contraire qu’on en parle « ce qu’il faut » voire « pas assez » [4]. Apportons ici une précision importante.

Il est incontestable que les opinions antisémites sont plus élevées chez les Français « issus de l‘immigration », surtout ceux qui se déclarent musulmans pratiquants [5]. Mais il n’en reste pas moins que, chez les personnes « issues de l’immigration » également, l’opinion antisémite demeure minoritaire et décroît fortement avec les générations (les plus antisémites sont les plus récemment arrivés en France) [6]

troisièmement, l’hypothèse d’une « nouvelle judéophobie » qui permettrait un retour de l’antisémitisme sous couvert de critique de la politique israélienne, et qui traduirait un déplacement de l’antisémitisme de l’extrême droite vers l’extrême gauche, est invalidée par les travaux scientifiques [7]. Ces travaux montrent en effet que, dans les opinions d’extrême droite, on observe bien une conjonction ou un amalgame entre antisémitisme et anti-israélisme, mais que c’est le contraire dans les opinions de gauche et d’extrême gauche : les plus hostiles à la politique de l’Etat d’Israël sont souvent en même temps les moins antisémites [8]. L’antisémitisme demeure bien une opinion corrélée avec l’âge (les plus âgés sont les plus antisémites), avec le niveau de diplôme (les moins diplômés sont les plus antisémites) et avec les préférences politiques (les plus à droite sont les plus antisémites).

quatrièmement, s’il fallait chercher absolument une évolution récente un peu inquiétante de l’opinion française en matière de racisme, c’est un fait qu’on l’a trouverait plutôt du côté de « l’islamophobie ». En effet, si les mêmes sondages d’opinion permettent de dire que la France n’est pas davantage un pays globalement raciste à l’encontre des Musulmans, la minorité faisant le plus l’objet de craintes et de rejet est bien en réalité la communauté musulmane. Et cette tendance ne s’améliore pas, au contraire.

Comme le relatent les deux derniers rapports (2006 et 2007) publiés par la CNCDH : « Si l’on constate globalement une plus grande acceptation des minorités, ces propos doivent cependant être nuancés quand il s’agit de l’Islam et les musulmans. Depuis quelques années on note une certaine méfiance, voire un rejet, des populations musulmanes. […] De toutes les religions, c’est celle qui suscite le plus d’images négatives, avec un niveau d’opinions positives inférieur de 11 points à celui de la religion juive et de 22 points à celui de la religion catholique. De plus, 48 % des sondés considèrent que les musulmans forment un groupe à part dans la société. […] On note par ailleurs, que si 84 % des personnes interrogées considèrent que les Français juifs sont des Français comme les autres, la proportion de personnes qui considèrent que les Français musulmans sont des Français comme les autres n’est que de 69 %  » [9].

Rappelons enfin que, si la proportion de personnes se disant d’accord avec la proposition « Il y a trop d’immigrés en France » baisse elle aussi en tendance historique, cette baisse est beaucoup moins rapide et cette proportion est encore majoritaire : elle était de 57 % en 2007 [10]. Et derrière cette notion d’« immigrés » se cachent bien évidemment d’abord les populations d’origine maghrébine et/ou de confession musulmane.

Comprenons-nous bien : il ne s’agit nullement de rentrer dans le mauvais jeu de la hiérarchisation des racismes, toute forme de racisme étant également odieuse. Mais, encore une fois, il nous a paru intéressant de noter que, si l’on voulait absolument chercher une évolution un peu inquiétante des opinions générales en France, c’est du côté de l’islamophobie qu’on la trouverait.

3) L’antisémitisme est déjà puni de la manière la plus sévère qui se puisse concevoir

La stratégie du CRIF consiste manifestement à entretenir le plus possible une pression sur le gouvernement français, et cette stratégie fonctionne. C’est ainsi que le Premier ministre François Fillon vient à nouveau de déclarer lors de ce dîner du 2 mars que « une des premières manières de mener cette lutte, c’est de durcir la répression des actes racistes et antisémites ».

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 De tels propos font en réalité partie du rituel, mais ils sont également critiquables en ce qu’ils peuvent laisser penser que la répression des actes racistes et antisémites ne serait pas déjà « dure », voire que l’on n’aurait pas fait grand chose à ce sujet ces dernières années. Or c’est le contraire qui est vrai. Au cours des dernières années, la France s’est dotée d’un arsenal juridique sans précédent pour sanctionner les actes ou les simples propos racistes ou antisémites [11].

La loi du 3 février 2003 a créé de nouvelles circonstances aggravantes pour les actes ou les propos à caractère raciste, xénophobe et antisémite, elle a aggravé les peines de prison et les amendes encourues et elle a aggravé aussi les qualifications juridiques de ces actes en requalifiant en crimes ce qui n’était auparavant que délits (notamment les dégradations de biens privés par des moyens dangereux comme l’incendie d’un lieu de culte qui devient un crime passible de 20 ans de réclusion).

Ensuite, la loi du 9 mars 2004 a encore renforcé cet arsenal en étendant la liste des infractions susceptibles d’être aggravées par le mobile raciste et en allongeant les délais de prescription pour certaines infractions prévues par la loi sur la presse.

Sait-on que l’insulte « sale Juif » est aujourd’hui passible de 6 mois de prison et de 22 500 euros d’amende ? Que veut-on de plus ? Et ces textes ne sont pas restés lettre morte. En 2005 a aussi été créé la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité (HALDE) qui développe de nombreuses actions contre les différentes formes de racisme et de discriminations.

Le 14 décembre 2007, le ministère de la Justice a signé une convention avec la LICRA et avec SOS Racisme pour mobiliser officiellement les associations dans la lutte contre le racisme, augmenter les plaintes en justice et sensibiliser encore davantage les professionnels (policiers et magistrats). Enfin, de nombreuses circulaires sont venues ces dernières années rappeler et inciter les parquets à poursuivre toujours plus et toujours plus sévèrement ces actes ou ces propos. Et de fait, le nombre de condamnations augmente régulièrement : il a plus que doublé depuis le début des années 2000.

Voilà une évolution dont on ne peut que se féliciter et encourager la poursuite, plutôt que de faire comme si elle n’existait pas déjà.

4) Ces discours rituels masquent une incapacité des institutions juives de France à prendre leurs distances vis-à-vis de l’Etat israélien, ce qui est le pendant et l’amplificateur de l’incapacité de nombreux Musulmans à distinguer la politique israélienne de la communauté juive en général.

Il est clair que les auteurs d’actes ou de propos antisémites ont tendance à amalgamer en permanence la politique de l’Etat d’Israël vis-à-vis des Palestiniens avec les opinions de l’ensemble de la communauté juive, et ainsi à « faire payer » à leurs compatriotes Français de confession juive le prix de la politique israélienne. Mais il est tout aussi clair que la plupart des institutions juives ne font rien pour les en dissuader. Rappelons par exemple que, dans l’interview qu’il donnait au journal Le Monde le 1er février 2009, au début de la guerre de Gaza, le nouveau Grand rabbin de France Gilles Bernheim appelait encore à la solidarité totale avec le peuple et avec le gouvernement israéliens. Dès lors, comment prétendre être légitime à dénoncer les amalgames des autres lorsque l’on fait la même chose de son côté ? Ne fait-on pas au contraire que les renforcer ? Et ceci ne risque t-il pas encore de s’aggraver à présent que l’Etat d’Israël est dirigé par une coalition de droite et d’extrême droite dont certaines composantes affichent clairement leurs opinions belliqueuses et souhaitent reprendre la politique de colonisation de la Cisjordanie ? Jusqu’où les institutions juives de France demanderont-elles à leurs membres d’être solidaires d’une telle politique ?

Pour finir, il nous semble que la seule attitude courageuse et responsable, visant à faire baisser l’intolérance et le racisme entre les communautés juive et musulmane de France, doit consister à renvoyer dos-à-dos ces identifications mythiques et émotionnelles, et à inviter les divers représentants de ces communautés nationales à travailler ensemble d’une part pour lutter contre les préjugés et les amalgames de tous types et d’autre part, si elles le peuvent, pour aider la cause de la paix entre Israéliens et Palestiniens, dans le cadre des résolutions de l’ONU consacrant le droit de ces deux peuples à avoir chacun leur terre et leur Etat souverain.

Laurent Mucchielli, sociologue, le 5 mars 2009



[1] La lutte contre le racisme et la xénophobie. Rapport d’activité de la CNCDH, 2000, p. 8.

[2] N. Mayer, « L’antisémitisme en France à l’aune des sondages », Hommes et Libertés, 2004, 127, p. 38-40.

[3] O. Duhamel, « Une opinion philosémite », dans Sofres, L’état de l’opinion 1999, Paris, Seuil, 1999, p. 177-186.

[4] N. Mayer, « Antisémitisme et judéophobie en France en 2002 », in La lutte contre le racisme et la xénophobie. Rapport de la CNCDH, 2002, p. 98.

[5] Pour l’analyse statistique des opinions, on se reportera à S. Brouard, V. Tiberj, Français comme les autres ? Les citoyens d’origine maghrébine, africaine et turque, Paris, Presses de Science-Po, 2005, p. 99-108. Et pour des analyses qualitatives : M. Wieviorka, La tentation antisémite. Haine des juifs dans la France d’aujourd’hui, Paris, Lafont, 2005 ; D. Lapeyronnie D, Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, Paris, Robert Laffont, 2008, p. 380-397 et E. Marliere, La France nous a lâchés ! Le sentiment d’injustice chez les jeunes de cités, Paris, Fayard, 2008, p. 124-135..

[6] S. Brouard, V. Tiberj, Français comme les autres ?, Op.cit..

[7] C’est l’hypothèse soutenue par P.-A. Taguieff (La nouvelle judéophobie, Paris, Mille et une nuits, 2002, ainsi que Les prêcheurs de haine. Traversée de la judéophobie planétaire, Paris, Mille et une nuits, 2004) et reprise par la plupart des discours sur le « retour de l’antisémitisme ».

[8] N. Mayer, « Nouvelle judéophobie ou vieil antisémitisme ? », Raisons politiques, 2004, 16, p. 91-103 ; ainsi que N. Mayer, « Transformations in French anti-Semitism », International Journal of Conflict and Violence, 2007, 1, p. 51-60.

[9] La lutte contre le racisme et la xénophobie. Rapport d’activité de la CNCDH, 2006, p. 84 et 2007, p. 76.

[10] V. Tiberj, La crispation hexagonale, Paris, Plon et Fondation Jean Jaurès, 2008, p. 51.

[11] Un Guide sur les dispositions pénales en matière de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations est disponible sur le site du ministère de la Justice : www.justice.gouv.fr

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