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Le pape serait d’un apport considérable à la paix des peuples s’il pouvait faire un signe clair, encourageant la rencontre de l’Islam et de l’Europe.

Nous arrivons, avec ce cinquième entretien, au terme de la réflexion que nous avons menée avec Rochdy Alili, en suivant précisément le texte du discours prononcé par le pape Benoit XVI le 12 septembre 2006, à Ratisbonne. Nous espérons que cette analyse aura pu constituer une réaction musulmane raisonnée à une telle prise de position et contribuer à la poursuite d’un véritable dialogue.

Rochdy Alili, vous nous avez permis de comprendre et situer la rhétorique du souverain pontife, pendant nos quatre précédents entretiens. Nous allons achever aujourd’hui cet exercice d’analyse de la partie du discours par laquelle les musulmans peuvent se sentir concernés en tant que tels.

Mais, si vous le permettez, un petit détail, avant de commencer ; je me suis laissé dire que les marchands musulmans allaient commercer jusqu’à Ratisbonne au Moyen-âge ?

Vous êtes bien renseigné, des marchands musulmans et juifs allaient commercer dans la région des fleuves russe et jusqu’en pays rhénan aux IXe et Xe siècles. Ratisbonne, après Kiev et Prague, était une de leurs étapes importantes. Il y a dans le grand classique de Maurice Lombard, « L’islam dans sa première grandeur », une carte éclairante sur la question.

Merci de cette confirmation. Dans cette dernière partie nous intéressant, il est fait une allusion à la théologie médiévale et vous avez entendu, comme moi, beaucoup de musulmans rappeler la contribution de la philosophie islamique à l’essor de la culture européenne. Qu’en fut-t-il exactement, de votre point de vue.

Il faudrait pour aborder cette question de très longs développements, vous vous en doutez bien. Je peux juste vous tracer un cadre général sommaire. Comme je vous l’ai dit, l’exercice intellectuel et rationnel collectif, étendu à une société, ne peut s’accomplir que dans un contexte économique, social et institutionnel favorable. Or il se trouve qu’à partir de la seconde moitié du Xe siècle, l’occident chrétien voit se terminer, avec d’ultimes incursions, celles des Hongrois, l’époque, (quasiment ininterrompue depuis le IIIe siècle), des invasions barbares.

Commence alors un début de redressement démographique et un premier essor économique, coincidant avec un progrès institutionnel dans l’Eglise, celui de la fondation de l’ordre de Cluny, qui ne dépend plus d’autorités temporelles comme c’était le cas jusqu’alors pour beaucoup d’instances ecclésiastiques, mais du seul pape.

Il y a aussi la réforme grégorienne de l’Eglise, parachevée au milieu du XIe siècle par le pape Grégoire VII (1073-1085) qui lutte contre la domination du saint Siège par l’empereur et celle des évêchés par les grands féodaux, tout en corrigeant sévèrement les mœurs du clergé.

C’est donc dans de telles conditions que les premiers besoins de techniques nouvelles, d’outils intellectuels, de méthodes de réflexion et de pensée se font sentir et mènent les clercs les plus avancés à puiser dans un capital culturel plus riche. Ils trouvent ce capital dans le monde musulman auquel ils peuvent accéder surtout par les régions en contact avec ce monde. La principale est la Catalogne où se sont établis des monastères clunisiens et où les chrétiens reçoivent des échos de l’Andalus musulmane.

C’est le cadre de cette fameuse rencontre entre les trois cultures et les trois religions.

Il faut modérer son enthousiasme à propos de cette rencontre. Il y avait bien entendu un vécu commun, une connivence, un respect, des dialogues et un débat, un commerce constant entre les trois religions au sein de l’Andalousie musulmane, mais il y avait aussi un affrontement durable entre l’Espagne chrétienne et l’Espagne musulmane, préjuciable à bien des égards. Méfions nous donc du mythe andalous. La réalité fut moins idyllique, mais enfin, l’Islam avait-t-il au moins le mérite de tolérer les autres, ce qui n’est pas dans l’habitude historique de longue durée de l’Europe chrétienne.

Pour la question qui nous concerne, je rappellerai que la Catalogne reçoit au Xe siècle quelques bribes du savoir capitalisé en pays d’islam et que le pape de l’an mil, le fameux Gerbert d’Aurillac (vers 938-1003), souverain pontife français sous le nom de Sylvestre II (999-1003), a résidé dans cette province pour sa formation. C’est pourquoi peut être est-il le premier pape à se préoccuper de ponctionner à un monde musulman extrêmement réticent des techniques et des savoirs astronomiques.

Au XIe siècle le mouvement se précise. Un moine originaire d’Ifriqiya (Tunisie actuelle), Constantin, s’établit au monastère du Mont Cassin, et donne une présentation en latin d’ouvrages de médecine arabe, qui vont constiturer la base des connaissances de l’université de Salerne. C’est le fameux et énigmatique Constantin l’Africain.

Mais ce n’est qu’en 1085 que les chrétiens d’occident conquièrent définitivement une métropole islamique, Tolède. Ils y accèdent à des production de la culture arabo musulmane et, pendant tout le XIIe siècle, s’effectue dans cette ville et d’autres cités de l’Espagne du nord, une intense activité de traduction en latin d’œuvres de cette culture.

Cette traduction est la tâche de nombreux clercs venus de toute l’Europe avec les encouragement des archevêques de Tolède et de la Catalogne et elle s’accomplit longtemps avec l’aide de juifs et de mozarabes (chrétiens vivant dans l’Espagne musulmane). Des figures éminentes y contribuent, comme le fameux Gérard de Crémone (vers 1114-1187) qui avait appris l’arabe et put ainsi traduire plus de soixante dix ouvrages.

Quels sont en général ces ouvrages ?

Gérard de Crémone a traduit de tout ; des livres de philosophie, de mathématique, d’astronomie, de médecine, de chimie, d’optique, et d’autres clercs ont aussi amplement contribué à l’entreprise. Pendant cette période, que l’on a nommée légitimement la Renaissance du XIIe siècle, on a traduit en philosophie les musulmans al-Kindi (796-873), al-Farabi (876-950), Ibn Sina (Avicenne ; 980-1037). On a traduit aussi de l’arabe l’œuvre alors récente de penseurs juifs comme Salomon Ibn Gabirol (Avicebron ; 1020-1058) et le Kairouanais plus ancien et moins connu à notre époque, Ishaq Ibn Sulayman al-Israïli (mort vers 932), que l’on considère comme le premier néoplatonicien du judaïsme.

Bien entendu, on a traduit les grands médecins, les grands mathématiciens, avec encore Avicenne, avec Rhazès (Abu Bakr Muhammad Ibn Zakariya al-Razi ; 865-925), pour la médecine ; avec essentiellement al-Khwarizmi (Algorismus ; vers 780-850) pour la mathématique. On a traduit Thabit Ibn Qurra (836-901) et al-Battani (vers 859-929) pour l’astronomie, tandis que l’on relève pour la chimie ou la physique, encore le nom de Rhazès et celui de l’éminent Ibn al-Haytham (Alhazen ; vers 965- vers 1040), mathématicien et physicien spécialisé dans l’optique.

On a transcrit aussi les traductions arabes de nombreux Grecs, effectuées à Bagdad au IXe siècle et répandues dans toutes les bibliothèques du monde musulman. C’est Aristote qui mobilise le plus d’intérêt et l’on dispose, très tôt dans le XIIe siècle, par cette captation du savoir arabe, de bonnes versions latines de son œuvre.

Ptolémée aussi, le mathématicien, astronome et géographe alexandrin vivant au IIe siècle après J.C., dont l’œuvre a pareillement été conservée dans le monde musulman par des traductions arabes, fait l’objet de translations de l’arabe au latin.

Bref, c’est une entreprise très ample, qui découle de l’avancée des chrétiens d’occident au cœur de territoires musulmans, d’abord dans l’Espagne islamique, puis dans la Sicile où l’islam avait dominé depuis 827 et qui venait d’être conquise, à la fin du XIe siècle, par des souverains normands, lesquels domineront en plein milieu du XIIe siècle, pendant quelques années, les villes côtières de la Tunisie. Il y aura donc aussi une curiosité de ces rois pour la culture musulmane dans ces régions, et la Sicile, avec l’Italie du sud sera de même un centre de traduction actif.

C’est donc l’époque d’un appétit intellectuel et d’un intérêt pour l’autre que cette période de la renaissance du XIIe siècle, de la part de l’Europe ?

Appétit intellectuel peut être, mais certainement pas d’intérêt pour l’autre de la part du promoteur principal de cette vaste entreprise, l’Eglise, dirigée depuis Grégoire VII par une véritable monarchie papale. Non, ce que souhaite la hiérarchie cléricale, c’est disposer de tous les outils conceptuels, théoriques et techniques susceptibles de lui servir dans tous les domaines où elle en manque, la philosophie bien sûr, et toutes les sciences où nous avons noté des traductions.

Pour le reste, il n’y a aucune curiosité. Nous sommes entrés, au XIIe siècle, dans le temps des croisades et vous remarquerez qu’aucune des œuvres d’histoire, de théologie, de droit, de jurisprudence musulmane, aucune des œuvres poétiques et littéraires, qui remplissaient les bibliothèques conquises par les chrétiens n’a suscité l’appétence intellectuelle des clercs qui pourtant subissaient une vraie fascination de la part de l’islam à cette époque.

Un fait est assez frappant, pour vous donner un exemple, une seule œuvre d’al-Ghazali a été traduite, son « Maqasid al-falasifa » (intentions des philosophes), qui établit un état de la philosophie musulmane, lequel intéresse les chrétiens de savoir, qui traduisent le texte, et font passer en occident al-Ghazali, (que l’on transformen en Algazel), pour un philosophe. Tout le reste de ses écrits juridiques et religieux, n’intéresse pas l’Eglise, préoccupée seulement, pour les annexer et s’en servir, des méthodes, des concepts, des idées de la philosophie conservées et produites dans le monde musulman.

Par ailleurs, ne remarquez vous pas que je n’ai évoqué aucune traduction du Coran, dont des exemplaires devaient se trouver partout dans la Tolède musulmane et toutes les autres cités et villages musulmans annexés alors par l’Espagne chrétienne ? c’est que le Coran n’intéressait en rien les lettrés d’Eglise qui menaient ce travail et ceux qui les commanditaient. Il n’y avait donc rien d’un intérêt pour l’autre dans toute cette entreprise.

Seul, l’abbé de Cluny, au milieu du XIIe siècle, Pierre le Vénérable (abbé entre 1122 et 1156), s’avisa de cette absence de traduction en visitant ses monastères en Espagne et il ordonna d’entreprendre une mise en latin du Coran dans le but de réfuter le texte sacré de l’islam.

Donc, si je comprends bien, pas de curiosité pour l’autre, mais une vaste opération de captation systématique du savoir musulman utile à l’Eglise. Je note que vous n’avez pas évoqué, dans vos traductions la figure d’Averroès.

Attendez, Averroès (Ibn Rochd ; 1126-1198), vit et travaille au XIIe siècle, au sud de l’Espagne et au Maroc, au moment même où se font ces traductions. On est assuré que son œuvre est disponible en latin au milieu du XIIIe siècle mais il paraît connu auparavant dans les universités naissantes de l’Europe chrétienne.

Aristote est lu en général dans les écoles cathédrales et les monastères du XIIe siècle, dans des traductions latines de traductions arabes elles mêmes traductions du texte grec. Mais le commentaire qu’en fait Averroès prolonge avec tant de profondeur et d’originalité la pensée du maître grec, que beaucoup s’en saisissent pour approfondir leur conceptions philosophiques.

Le savant musulman devient ainsi, après sa mort, l’introducteur d’une vraie méthode philosophique dans les universités chrétiennes, à commencer par celle de Paris. De cette manière, il parachève la transmission des savoirs du monde islamique médiéval au monde chrétien médiéval, qui se trouve ainsi rehellénisé par ce transfert.

Seulement, comme l’a souligné Alain de Libéra, cette éducation par des penseurs arabo musulmans d’une Europe qui se construit alors son identité nouvelle en incorporant par leur truchement l’héritage antique, ne manque pas de procurer une contradiction majeure dans des mentalités chrétiennes qui ont évolué depuis le haut Moyen-âge dans le rejet de l’islam.

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De cette manière, au cœur de l’universitas qu’évoquait le pape Benoit XVI, l’autorité ecclésiastique légitime lutte contre l’averroïsme en tant qu’il reste une marque visible du magistère intellectuel arabo musulman sur la pensée chrétienne d’alors, et qu’il est devenu une philosophie embarrassante pour l’Eglise.

Il résulte de cela, au terme d’âpres controverses, particulièrement à Paris, une première interdiction d’enseigner treize propositions d’Averroès par l’évêque de la cité, Etienne Tempier en 1270. Enfin, le 17 mars 1277, à la demande du pape, le même évêque, conjointement à l’archevêque de Canterbury, publie ce que l’on a nommé « le syllabus de 1277 », portant condammnation de 219 propositions.

Toutes ne sont pas extrapolées d’Averroès, plus souvent critiqué sur des positions de ses partisans latins que sur le contenu vrai de ses écrits. Certaines atteignent même saint Thomas d’Aquin, qui fut en quelques occurrences un peu trop averroïste pour les censeurs du temps, mais n’en demeure pas moins le synthétiseur indépassable de la pensée d’Aristote et de la foi chrétienne, pour l’Eglise officielle, et jusqu’à nos jours.

Bien sûr, l’averroïsme latin survivra encore longtemps en Italie, mais l’entreprise est menée à son terme, l’Europe chrétienne a effacé toute trace de la transmission de l’héritage antique par des arabo musulmans et c’est pourquoi le pape d’aujourd’hui peut nous parler en toute innocence de cette rencontre de la pensée grecque avec la foi biblique, toutes deux en connivence, selon lui, depuis le temps de Moïse jusqu’à nos jours. Laquelle rencontre, avec l’héritage de Rome, a fait l’Europe et reste au fondement de ce que l’on peut appeler à juste titre l’Europe.

Il y a donc selon vous une logique interne dans la vision que le pape nous propose ; une logique culturelle européenne ancrée dans les débats fondateurs du Moyen-âge.

C’est d’ailleurs un débat médiéval que nous rencontrons encore dans la rhétorique de Benoit XVI, puisque nous revenons, avec les paragraphes suivants, à de nouvelles considérations sur l’équilibre entre l’immanence et la transcendance, ou plutôt, si j’ai bien compris, entre l’intelligence et la volonté.

Oui, c’est un des débats médiévaux de la théologie. Le pape se réfère ici à un franciscain de la fin du XIIIe siècle, Jean Duns Scot (1266 ?-1308), originaire d’Ecosse, formé à Paris et mort à Cologne où il est enterré. C’est une figure familière à l’éminent théologien allemand Joseph Ratzinger. La complexité de sa pensée l’a fait surnommer le « docteur subtil » et toute explication se heurte au risque de proposer une simplification abusive. C’est pourquoi je ne me permets qu’avec d’extrêmes réserves de l’évoquer. Les théologiens voudront bien me pardonner.

Il s’agit en réalité de savoir si le créé, le réel, procède de l’intelligence divine ou de la volonté divine et si la compréhension des choses par l’homme et l’être au monde de l’homme sont rendus plus efficaces, plus en conformité avec le dessein divin lorsqu’il use de son intelligence ou de sa volonté. Je vous résume en termes triviaux et plus ou moins traduite en des concepts d’aujourd’hui, une classique question théologico philosophique, mais il m’est difficile de faire autrement.

La solution d’équilibre presque parfait a été proposée, comme je viens de vous le dire, par saint Thomas d’Aquin (1225-1274), qui situe à un même niveau d’importance l’intelligence et la volonté, en Dieu dans son acte de créer et d’intervenir dans le monde, et en l’homme dans son désir de comprendre le réel et de vivre en conformité avec le dessein divin.

Duns Scot, dans une critique de saint Thomas d’Aquin et d’autres théologiens dominants à la fin du XIIIe siècle, entend réaffirmer la « liberté de Dieu » et il utilise dans sa rhétorique l’idée que le Créateur pourrait ne pas être contraint, tenant compte de cette liberté, par la nécessité dictée par l’intelligence et la logique, telles que les conçoit l’homme, ni par les lois communément imposées dans le monde créé. Ainsi a-t-il pu laisser entendre, comme Ibn Hazm, dans une démonstration par l’absurde, que Dieu ; aurait également pu faire le contraire de tout ce qu’il a fait.

Le grand théologien qu’est Benoit XVI sait pourtant très bien que Duns Scot veut redéfinir en réalité, partant de cette conception poussée à l’extrême, la modalité par laquelle Dieu agit en accord avec l’intelligence et dans le sens du bien. Pour le docteur subtil, ce n’est pas en vertu d’une nécessité extérieure à Lui, qui, à partir de ce moment là coagirait avec Lui et ferait de Sa volonté une sorte de corollaire à l’acte exercé et non plus une volonté vraiment active.

C’est en vertu d’une nécessité que Duns Scot appelle d’immutabilité. Cela peut se comprendre en disant que Dieu est libre de son agir et que cet agir procède de Sa volonté. Il pourrait donc faire le contraire de tout ce qu’il a fait. Mais étant la suprême intelligence, le bien absolu, le Divin exerce Sa volonté en toute liberté certes, mais toujours (immuablement), selon la logique perpétuellement imposée par la raison, le bien et toutes les vertus qu’Il possède absolument.

Je m’arrête là, devant la difficulté à traduire en termes et préoccupations qui soient tant soit peu d’aujourd’hui, une pensée aussi subtile, devant le risque de la trahir à tout moment dans cette adaptation. Nous noterons simplement que Benoit XVI se sert de cette référence pour renforcer sa rhétorique, réaffirmer l’équilibre qui lui parait idéal et immuable, en prenant pour contre exemple les positions, à ses yeux comparables, de Duns Scot et d’Ibn Hazm.

Si je comprends bien, non seulement le christianisme est européen, l’Europe est chrétienne mais elle est aussi thomiste et seulement thomiste. Alors, le bilan de tout cela ?

J’ai peur d’être péremptoire mais ce qu’a dit le pape peut apparaître extrêmememt inopportun et inquiétant aux musulmans de raison.

Bien sûr, il y a cette vision implicite de l’islam, dont nous avons tenté de relever l’inexactitude. Mais je dirai que si cette vision est un donné primitif de la culture européenne, c’est aussi un donné dépassable, dont il est possible de se départir, pour quelqu’un comme Benoit XVI et la majorité des chrétiens d’aujourd’hui, dans la mesure précisément où ce donné est primitif.

Malheureusement, (nous en avons des exemples réitérés, le plus souvent avec des gens qui n’ont rien à voir avec le christianisme), il reste des boute feu irresponsables qui reproduisent encore et toujours ce donné primitif dans les diatribes subalternes du racisme primaire. Lesquelle diatribes ont le don de courroucer d’autres boute feu irresponsables qui appellent au meurtre et nous renvoient perpétuellement à la case départ de l’élémentaire, de l’irraisonné et de l’archaïque, qui hélas font de plus en plus le ressort de nombreux organes dits d’information, dans ce domaine et dans bien d’autres.

Cela posé, comme je vous l’ai déjà laissé entendre, ce qui me paraît extrêment inquiétant dans le discours de Benoit XVI, parce que c’est un véritable acte politique, c’est sa définition de l’Europe qui conclut cette partie du texte. Cela m’inquiète parce que le pape, avec cette vision national confessionaliste, s’inscrit très logiquement non plus dans un donné primordial dépassable, mais dans un acquis sophistiqué, constitutif de la culture européenne, un acquis élaboré philosophiquement, un acquis fondateur de l’identité de l’Europe à l’époque moderne, à partir du dilemme discerné par Alain de Libéra.

Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, cette posture papale, très cohérente hélas avec sa culture de théologien européen et chrétien, donne indirectement droit de cité à une autre perception en termes de national confessionalisme, celle de l’islamisme radical, qui pourrait parfaitement reprendre, sur d’autres ressorts rhétoriques, la même définition de l’Europe et en tirer toutes les conséquences logiques et fâcheueses pour confirmer ses rejets.

Dès lors, ceux qui peuvent se sentir les plus oubliés dans tout ce discours, ce sont les musulmans majoritaires, les musulmans de raison et de dialogue, encore une fois pris sous les feux de deux paranoïas opposées. Car enfin, malgré les bonnes paroles de tous, ils ne sont jamais pris en considération, ni par le pape, ni par les politiques, ni par les organes d’information, et les plus négligés restent sans doute les Euromusulmans, qui savent bien, eux, que l’identité de l’Europe est nécessairement appelée à évoluer, tenant compte de facteurs désormais en jeu depuis des décennies.

Je soulignerai le plus important, le plus capital de ces facteurs, que tous les gens avisés voient venir, mais qu’aucun politique ne tient en compte sérieusement ; le facteur démographique aussi essentiel que le réchauffement climatique et aussi inexorable. Je veux parler du vieillissement du continent européen face à un monde musulman qui va sans doute achever sa transition démographique dans la zone méditerranéenne, mais a capitalisé des masses de populations jeunes. S’il fallait définir l’Europe aujourd’hui, je dirai plutôt que c’est un continent avec de plus en plus de vieux, un continent égoiste et aveugle. S’il fallait définir l’Islam aujourd’hui, je dirai que c’est une masse considérable de jeunes, impatients et révoltés du rejet multiforme et réitéré qu’ils subissent

Alors que faire ? et ne trouvez vous pas gravissime cet enfermement sur la définition papale de l’identité européenne ?

Bien sûr, et tout doit tendre, je pense le dire depuis assez longtemps, à opérer une articulation harmonieuse entre l’Europe, non pas chrétienne, mais dramatiquement vieillissante et un monde musulman submergé de jeunes.

A mon sens. Il faut d’abord réorganiser ici, en Europe, un dialogue véritable avec ceux que j’appellerai les Euromusulmans en dehors de toutes les instances actuelles de gestion du culte, procédant de l’ingérence acceptée de nations musulmanes étrangères à l’Europe.

Ensuite, et il n’y a rien là de contradictoire, il serait également souhaitable d’organiser une réflexion sérieuse avec les nations musulmanes du premier arc de cercle autour de l’Europe, c’est-à-dire les pays de la Méditerranée, pour aboutir à un projet de collaboration étroite et durable au sein d’une entité politique euroméditerranéenne ambitieuse et clairement définie, tissant de réels liens de proximité dans un maximum de domaines, tenant compte de réalités bien entendu lourdes et complexes.

Ainsi, plutôt que de barricader l’Europe, comme le propose la démagogie dominante, il convient de la lier à terme, organiquement et institutionnellement à son voisinage musulman immédiat, car aucune barrière n’a jamais rien résolu, depuis la grande muraille de Chine, le limes romain, le rideau de fer et le mur de Berlin.

Alors le pape serait d’un apport considérable à la paix des peuples s’il pouvait faire un signe clair, encourageant la rencontre de l’Islam et de l’Europe, sur la base d’une définition ouverte et actuelle de l’identité européenne. Il le serait de même s’il donnait droit à l’idée d’un projet unissant autant que faire se peut, en tenant compte des réalités, les pays musulmans de la Méditerranée et l’Europe, et enfin en ne restant pas silencieux face aux politiques d’enfermement et de fortification qui se multiplient à l’heure actuelle.

Souhaitons que la grande ombre de Jean Paul II vienne le visiter et lui dire : « N’ayez pas peur ! » ; ainsi la hiérarchie vaticane, sans rien résilier de ce qu’est profondément l’Eglise, s’ouvrira peut être au XXIe siècle et comprendra vraiment les enjeux du monde dans lequel il lui faut se perpétuer.

Vous me permettrez de terminer ces propos par un hommage à la mémoire d’une autre grande ombre, que Benoit XVI a citée dans son discours, celle de l’éminent islamologue Roger Arnaldez, disparu il y six mois.

Roger Arnaldez (1911-2006) travailla dès sa jeunesse dans des groupes œcuméniques avec le père Congar et le pasteur Boegner et produisit une œuvre abondante. Il rencontra Louis Massignon et c’est sur le conseil de Taha Hussein qu’il entreprit une recherche sur Ibn Hazm, lui consacrant sa thèse ; Grammaire et théologie chez Ibn Hazm de Cordoue. Essai sur la structure et les conditions de la pensée musulmane, avant d’entrer dans une brillante carrière universitaire au Caire et dans divers postes en France.

Propos recueillis par la rédaction

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