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Le Nichan islamophobe

L’un des apports majeurs des Lumières à notre culture a été la relativisation des absolus qui, seule, permet la possibilité d’une élévation de l’esprit à l’universel ; le cosmopolitisme et le détour par l’Orient ont été deux des principaux outils utilisés alors pour nous permettre de voir que les fanatismes particuliers, les intolérances régionales, n’étaient pas des faits de nature, allant de soi, mais des constructions idéologiques aux conséquences politiques, qui pouvaient avoir des effets dramatiques sur les existences individuelles.

Le cosmopolitisme, avec ce qu’il implique d’empathie pour les cultures étrangères, a été « le sceau d’une nouvelle liberté et de l’émancipation de l’individu qui explore les limites du monde naturel, découvre un espace sans bornes et s’ouvre à l’expérience de “l’autre”. »[1] Il implique « la recherche d’une attitude intellectuelle commune, d’une mentalité universaliste et d’un style de vie qui dépasse les particularismes nationaux. »[2]

Grâce au truchement de l’Orient, un regard neuf sur de vieilles habitudes posé par des étrangers – des Persans pour Montesquieu par exemple – a permis de considérer en termes nouveaux des concepts tenus jusque là pour acquis, a permis de sortir du particulier pour accéder à l’Universel, la Raison, la Justice, la Nature

Cet héritage, qui a fondé notamment l’introduction dans nos systèmes de droit, de la liberté de la conscience individuelle, est aujourd’hui paradoxalement en péril alors qu’en apparence il n’a jamais été autant revendiqué.

En péril effet, car dès que se pose aujourd’hui la question de la visibilité de l’islam, que ce soit en termes individuels – le port du voile pour les femmes, ou collectif – la construction de lieux de culte, l’édification d’un minaret, les musulmans sont renvoyés au « communautarisme », à un obscurantisme supposé, mieux : décrété, face aux lumières dont seraient porteurs leurs adversaires.

Le refus, par ces derniers, d’examiner notre propre tradition avec un regard critique, cette incapacité, bien souvent, à le faire, classe la pensée islamophobe parmi les anti-lumières.

En posant la perfection lumineuse de soi en opposition avec l’obscure incapacité du musulman essentialisé, la pensée islamophobe procède par un double refus : refus de ce que nous sommes et de ce qu’est l’Autre. Refus de ce que nous sommes en rejetant, chez nous, l’existence de la part d’ombre que toute civilisation porte en elle, refus de ce qu’est l’Autre en le confinant à l’obscurité, quels que soient ses propos, quel que soit son raisonnement : ainsi, le fameux « double langage » dont sont systématiquement accusés les musulmans, ainsi la condamnation de la violence chez ce dernier, couplée à un déni de la violence psychologique mise en œuvre par toutes les « … phobies ».

S’ajoute à cela – j’ai déjà parlé d’essentialisation – une généralité des concepts appliquée à l’islam et au monde musulman, qui masque plus qu’elle n’explique, qui dissimule ce qu’elle prétend révéler. Les Lumière nous avaient pourtant appris que les mots trop grands, trop abstraits ou trop vagues recouvrent en réalité les faits les plus dissemblables.

Il nous est apparu nécessaires de réagir contre ce détournement intellectuel, contre cette captation d’héritage, de montrer que les Lumières résidaient bien « dans la force de l’intelligence critique à se mesurer avec la pluralité et la différence »[3] .

L’Ordre du Nichan islamophobe a été créé dans ce but.

Qu’est-ce qu’un « nichan » ? Ce mot est d’origine persane et signifie, marque, signe, ou distinction. Adopté dans l’Empire ottoman, il va servir à désigner les ordres de type européen (ordre d’Osman, Madjidiye, Hamidiye…), qui seront créés à partir de l’époque des Tanzimat (les réformes), initiées par le Sultan Mahmud II. L’Empire ottoman sera suivi par la Perse (ordre du Lion et du Soleil en 1808), puis par la Tunisie, avec la création du Nichan Iftikhar par Mustafa Pacha Bey (1835-1837) à la fin de son règne.

Ce dernier ordre intéresse plus particulièrement la France puisque, après l’instauration du protectorat sur la Tunisie, en 1881, il sera intégré à ce que l’on appelait alors les « ordres coloniaux » : décernés par les Beys, il était porté comme les décorations françaises, mais après elles. Très esthétique, cette décoration donnait à ceux qui le portaient- la dynastie husseinite n’en pouvant mais – un parfum de colonie, une apparence de connaissance des « indigènes », l’assurance de servir « une certaine idée de la France », en dépit du portrait qu’en a dressé Albert Memmi : « Des politiciens, chargés de façonner l’histoire, presque sans connaissances historiques, toujours surpris par l’évènement, refusant ou incapables de prévoir. »[4]

Leur descendance, surtout intellectuelle, semble aujourd’hui avoir cru et s’être multipliée bruyamment ; elle a simplement remplacé une certaine idée de la France par une idée certaine de soi et s’agite devant les écrans de télévision, fait du tapage sur les ondes, surfe sur de mauvaises vagues. Elle se trouve dans les milieux les plus divers, les plus inattendus. Il est inutile d’en nommer les membres : ils se reconnaîtront.

Comme l’écrit toujours Albert Memmi : « Les assimilés de fraîche date se situent généralement bien au-delà du colonisateur moyen. Ils pratiquent une surenchère colonisatrice ; étalent un mépris orgueilleux du colonisé et rappellent avec insistance leur noblesse d’emprunt, que vient démentir souvent une brutalité roturière et leur avidité. Trop étonnés encore de leurs privilèges, ils les savourent et les défendent avec âpreté. Et lorsque la colonisation vient à être en péril, ils lui fournissent ses défenseurs les plus dynamiques, ses troupes de choc, et quelquefois ses provocateurs. »[5]

Tant d’efforts méritaient plus qu’une gloire éphémère ; tant de trésors de mauvaise foi devaient briller au grand jour. Il fallait faire quelque chose : nous l’avons fait.

L’idée d’une décoration nous est venue alors que nous passions en revue l’actualité la plus récente : concurrence entre pourfendeurs déclarés de l’islam pour entrer à l’Académie française, riche moisson des dernières campagnes électorales, dans lesquelles il a été question de moutons égorgés dans les baignoires, de traque des sans papiers, de nettoyages au karcher, création d’un ministère de l’identité nationale, nominations ministérielles inspirées… Bref, nous nous sommes dits que nous aussi, qui n’avions jamais été putes, pouvions ne pas être non plus soumis à l’idéologie du moment qui consiste précisément à proclamer la fin des idéologies, à pleurer sur le sort des ouvriers et à passer ses vacances sur un yacht, à prétendre lutter contre les délinquants et à nommer ministre un élu mis en examen pour prise illégale d’intérêt.

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Pour tous ceux qui sont toujours prêts à aller réduire quelques khroumirs imaginaires, pour tous ceux dont la raideur de l’intransigeance semble avoir devancé l’invention du béton armé, pour tous ces rabâcheurs de poncifs pour lesquels on pourrait créer le ministère de l’insistance publique et dont les arguments semblent un échafaudage à répétition qui relève d’un art si poussé qu’il parvient à l’invraisemblable, pour tous ces pontifes autoproclamés fulminant des bulles « Digitus in oculo », pour ces tartuffes nés choqués mais prêts à lever la jambe plus haut que les autres, nous avons décidé de créer une décoration : le Nichan islamophobe.

Cette décoration sera remise solennellement tous les ans, avec un diplôme, à la personne publique qui se sera le plus illustrée par des propos ou des actions islamophobes. La plus grande publicité sera donnée à cet évènement, car les auteurs de ces actes méritent d’être connus et reconnus. Ils ou elles pourront ensuite être reçus pour être mis à la porte, leurs journaux achetés pour servir de papier d’emballage.

Le jury annoncera tous les ans la liste des nominés, le nom du vainqueur étant communiqué peu de temps après, le diplôme, dont vous pouvez voir le modèle sur la photo ci-après, sera établi à son nom et lui sera remis en mains propres. Après avoir eu tant de courage – paraît-il – pour écrire le texte ou déclarer les propos primés, nos verrons bien s’il a celui de venir chercher son prix, la remise étant bien entendu publique.

En même temps, nous allons créer un prix littéraire, le « Prix Elissa Rhaïs ».

Qui était Elissa Rhaïs ? Née Rosine Boumendil, vraisemblablement illettrée, elle a publié sous le son nom des romans en réalité écrits par son neveu, dans lequel elle met principalement en scène des femmes d’Afrique du Nord (« Saada la Marocaine », « L’Andalouse », « La fille des Pachas »…). Son imposture sera découverte au moment où l’on souhaitera lui accorder la légion d’honneur, l’enquête qui est faite dans ce cas ayant révélé l’illettrisme de l’auteur…

Il ne s’agit pas au demeurant dans notre esprit, d’une critique d’Elissa Rhaïs elle-même, dont les romans rendent compte de façon souvent juste de la réalité coloniale, des rapports interreligieux ou intercommunautaires, mais de montrer la persistance du prisme « orientaliste »[6] dans ce que ce terme peut avoir de négatif, par la manière dont la question de l’islam est abordée aujourd’hui et de la faveur bruyante avec laquelle, hier comme aujourd’hui, on accueille les auteurs qui présentent de l’Autre, l’Oriental, le musulman, de façon fantasmatique, sans forcément de rapport avec la réalité, mais de manière à flatter les préjugés les plus ordinaires.

Ce qui plaisait en effet à l’époque chez Elissa Rhaïs était non pas la réalité coloniale évoquée ci-dessus, mais le cliché, la « couleur locale », l’impression de percer à travers ses pages les mystère de « l’Orient » – en l’occurrence le Maghreb, qui veut dire Occident. Ce prix récompensera le livre, que ce soit un roman, un essai, un ouvrage d’histoire… qui sera le plus fantasmatique sur l’islam ou le monde musulman. Les décisions du jury seront sans appel.

Les membres qui composeront le jury de ce double prix seront communiqués prochainement. D’ores et déjà, nous vous invitons à nous signaler tout acte, tout propos ou tout écrit susceptible de recevoir le prix ou la décoration, et nous nous ferons un plaisir de vous informer de la suite des évènements qui s’annonce passionnante…

 


[1] FRIJHOFF (Willem), Cosmopolitisme, in Le Monde des Lumières, (sous la direction de) FERRONE V. et ROCHE D., éd Fayard, 1999, p. 33 ;

[2] Idem ;

[3] ROCHE (Daniel) et FERRONE (Vincenzo), Historiographie des Lumières, in Le Monde des Lumières, op. cit., p. 554.

[4] In Portrait du colonisé – Portrait du colonisateur, éd. Gallimard, coll. Folio actuel, 2004, p. 71

[5] Idem p. 40

[6] Au sens où l’entend Edward Saïd

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