in , ,

Le grand méchant loup ou comment se fait l’information

Deux articles parus respectivement dans « l’Expansion » de ce mois-ci et dans « le Monde » daté du 8 juin, que l’on pourrait croire écrits d’une même plume, ont fait leur choux gras du mouvement Gülen, avec des titres accrocheurs. Pour Guillaume Perrier, dans « le Monde » : « Turquie : la confrérie de l’ombre. La communauté religieuse de Fetullah Gülen a infiltré la police, la justice et l’AKP, le parti au pouvoir en Turquie. De quoi peser sur les élections du 12 juin. » Laure Marchand, dans « l’Expansion » est plus sobre : « Fetullah Gülen, l’éminence grise du pouvoir turc. » et une même photo, certes cadrée un peu différemment, dans les deux journaux.

Ces deux articles, parus juste avant les élections du 12 juin ont manifestement pour but de nous « informer » des dangers que pourrait nous faire courir une nouvelle victoire de l’AKP – désormais acquise – ce grand méchant loup prêt à croquer le petit chaperon rouge, le pot de beurre, la galette et la grand-mère avec. Ils se ressemblent par bien des points, le principal étant celui du flou du vocabulaire utilisé pour parler du mouvement décrit, le flou du vocabulaire renvoyant toujours à celui des concepts. Que nous disent-ils ?

Ce mouvement serait une « confrérie » ou un « ordre soufi » pour nos deux journalistes, voire une « secte » pour Guillaume Perrier. Ces qualificatifs jetés au hasard nous renseignent plus sur l’ignorance des journalistes que sur le mouvement Gülen. Une confrérie religieuse, ou un ordre soufi se caractérisent par une organisation centrée autour d’un maître spirituel dispensant un enseignement de type ésotérique (1), ce maître s’inscrivant dans une chaîne initiatique (silsila) remontant au Prophète via ses compagnons, l’enseignement étant dispensé à des disciples astreints à certaines pratiques tel le « zikr », répétition de formules de « remémoration » (2) de Dieu, des règles de comportement précises (adeb), etc….

Rien de tel chez Fetullah Gülen : outre que ses « disciples » ne pratiquent pas le « zikr », l’une des principales caractéristiques du soufisme, il ne se rattache pas non plus à une chaîne initiatique précise. S’il a bien été influencé par Saïd Nursi (1878-1960) et sa « Risale-i Nur », un commentaire du Coran (tafsir) de plus de 6 000 pages, il l’a été aussi par Yunus Emre (1240 ? – 1321 ?), grand poète turc qui a écrit en langue populaire, par Djallal od Dîn Rûmî (1207 – 1273), mystique turc d’origine persane et fondateur de l’ordre des derviches tourneurs, mais aussi par des philosophes plus contemporains comme Elmalılı Muhammed Hamdi (1878 – 1942), commentateur du Coran, Nurettin Topçu (1909 – 1975), qui enseigna la philosophie à Galatasaray, Şemsettin Günaltay (1883 – 1961), ancien premier ministre de Turquie et président de la Société d’histoire turque, mais aussi par Francis Bacon (1561-1626), Jean-Jacques Rousseau (1712 – 1778) ou Henri Bergson (1859 – 1941), que je suppose connus de tout le monde. La question est : pourquoi ces références ne sont jamais citées alors que l’est seule celle de Saïd Nursi ? Par ignorance ou par volonté de cantonner F. Gülen dans un cadre plus étroit ? Ne tombons pas dans la théorie du complot nous aussi et faisons donc plutôt le choix de l’ignorance…

Quant à qualifier ce mouvement de secte, c’est pire encore ! Outre que nul n’a jamais pu définir ce qu’était exactement une secte, les chercheurs s’accordent sur des caractéristiques communes à certains mouvements, comme la facilité à y entrer et la difficulté d’en sortir, un discours exclusif à l’égard de ceux qui ne sont pas dans le mouvement, des ponctions financières importantes aux dépends des membres, une soumission de ceux-ci, y compris physique parfois, à l’égard du « gourou »… Rien de tout cela dans le mouvement Gülen, bien au contraire.

Des exemples ? Les écoles : Laure Marchand reconnaît elle-même que l’enseignement qui y est dispensé est de haut niveau et non confessionnel ; les groupements locaux ? Pourquoi ne pas dire qu’ils prennent souvent le nom de « Dialogue » ou de « Plateforme », et privilégient dans leur action le dialogue interculturel et interconfessionnel ? Pourquoi, pour nous en tenir là, ne pas citer l’ouvrage que F. Gülen a co-écrit contre le terrorisme (3) ? C’est là un bel exemple de l’intérêt de la méconnaissance, comme le disait mon vieux maître Bruno Etienne…

A ce propos – Bruno Etienne étant l’un de ceux qui a le plus clairement parlé de l’islam politique – comment peut on raisonnablement parler encore « d’islamisme » à propos de Fetullah Gülen et de « Khomeiny turc », comme le dit « l’élite laïque » citée complaisamment par Laure Marchand ? Si elle ne s’interroge pas sur la « bonne santé de l’économie turque », ce que l’on pourrait faire quand on sait qu’une partie de cette « bonne santé » vient de l’argent des privatisations, rapporter de tel propos de « l’élite laïque » ne rime à rien et ne prouve rien. Je pourrais moi aussi rapporter des propos de « laïcs » turcs qui disent préférer un coup d’Etat militaire à la poursuite de l’exercice du pouvoir par Fetullah Cela ne signifie rien et ne révèle que les fantasmes de certains de nos interlocuteurs.

Quelles sont les mesures « islamistes » prises par l’A.K.P. depuis qu’il est au pouvoir ? Je voudrais qu’on nous les cite. Je peux pour ma part citer une foule de mesures allant dans le sens de plus de démocratie, libéralisant le système politique turc, toutes saluées par le Conseil de l’Europe qui veille attentivement sur le dossier turc, plutôt que des mesures « islamistes »… Ce qui est plus étonnant c’est, en comparaison, l’absence de condamnation de la « société marquée au fer rouge par une laïcité autoritaire (4) » dont parle Claire Marchand, qui aurait mérité quelques lignes de développement…

Je me suis suffisamment étendu par ailleurs sur ce point pour ne pas y revenir. Lorsque, confortant cette conception, Guillaume Perrier dit que le mouvement Gülen « a rapidement attiré les soupçons de l’armée et de ses subordonnés », là encore les choses sont acceptées comme allant de soi, comme s’il était normal que l’armée contrôle un courant de pensée. Aucune analyse du régime, du rôle et de la place de l’armée dans l’Etat turc, aucune comparaison avec ce qui se passerait si une telle situation se produisait en France. Vérité en deçà du Bosphore, erreur au-delà ? Simple expression de préjugés à l’encontre de tout ce qui ne relève pas de la « laïcité » (si particulière) en Turquie ?

Les chiffres cités ici où là ne sont pas plus précis : 5 millions de membres pour Laure Marchand, 3 millions pour Guillaume Perrier… on n’y voit goutte…

Pour ajouter à l’obscurité, il est fait bien entendu appel à la théorie du complot par nos deux journalistes à la touchante complicité : « l’ombre plane » sur les élections, il y a un « impression de connivence », les membres du mouvement sont « présents sur tous les fronts » et enfin, « le spectre de Fetullah Gülen continuera de hanter la Turquie » pour Laure Marchand ; un réseau musulman « puissant, organisé et opaque », « une stratégie d’entrisme », des services secrets et la police « tombés sous leur contrôle » pour Guillaume Perrier… En bref, tout y est : l’infiltration lente et systématique à l’ombre d’un pouvoir complice, des objectifs à long terme, le noyautage de l’armée… ces thèmes ne vous disent rien ?

Ce sont exactement ceux du « complot judéo maçonnique » diffusé dans la presse d’extrême droite pendant l’entre deux Guerres ou dans « Forces occultes », de sinistre mémoire ! Au moins Maurras avait-il du style. Là… nous n’avons que la pitoyable thèse du complot, dont nous connaissons les conséquences tragiques. L’exploiter aujourd’hui est impardonnable quand on en connaît les conséquences.

Erreur par omission ensuite ? Guillaume Perrier parle d’une procédure ouverte contre F. Gülen en 1999, qui a obligé cet « imam à l’allure souffreteuse » (5) à s’exiler aux Etats-Unis. Pourquoi ne pas dire qu’il a été lavé de toutes les accusations portées contre lui en 2007 ? Bien sûr, c’est moins palpitant ainsi…

Ce qui n’est pas levé en revanche, c’est l’enquête à propos de l’affaire « Ergenekon », dont j’ai été l’un des premiers à parler en France (6) Guillaume Perrier a une curieuse manière de l’évoquer, indiquant que cette affaire « a été appuyée par le journal Zaman et la chaîne Samanyolu (Voie lactée), et offre aujourd’hui un revanche à Gülen. » Devons-nous en conclure que M. Perrier est hostile au journalisme d’investigation dont « Le Monde » a si souvent montré l’exemple ? ou alors faut-il comprendre que les journalistes auraient du s’autocensurer ? Y aurait-il des sujets tabous ? Le journalisme ne peut-il être motivé que par la vengeance ? Poser ces questions est déjà y répondre, mais ne résout pas celle posée par l’étrange formulation de Guillaume Perrier…

Nous l’aurons compris, ces articles ressemblent plus aux jeux « cherchez l’erreur » des magazines qu’à des articles d’investigation voire de simple information…

Ils révèlent en revanche une chose : l’incapacité à appliquer à l’islam les mêmes instruments d’analyse que ceux que nous appliquons généralement à tout mouvement social : fallait-il voir des instruments d’un complot dans les clubs de réflexion comme le Club 89 (proche de l’ancien R.P.R.) ou l’O.U.R.S. (proche du Parti socialiste) ? des sociétés de pensée, comme la Franc-Maçonnerie ou l’Opus Dei, font-elle planer une « ombre » sur la République qu’elles « hanteraient » ? En quoi un regard chrétien ou musulman (tel que c’est le cas en l’occurrence) serait-il illégitime ? Il y a bien là une incapacité à « penser » l’islam dans le cadre de la République que révèlent ces deux articles.

Nous pouvons enfin nous poser une ultime question : ces articles, dont la simultanéité est troublante, ont-ils un but ? J’ai peine à croire à des articles de commande… Je préfère – pour l’instant – croire à un but inconscient : l’incapacité, ici encore, à assumer la différence d’un autre qui n’est pas le même. Un musulman tolérant, un démocrate musulman : qu’y a-t-il en effet de plus dérangeant pour nos stéréotypes ?

Notes :

(1) Ne pas confondre l’ésotérisme (« zahir ») qui est l’enseignement du sens caché des écritures, avec l’occultisme, qui concerne les pratiques magiques, les horoscopes, etc.…

(2) C’est le sens exact du mot « zikr »

(3) Une perspective islamique – Terrorisme et attentats suicides, éd. Ergün Çapan, Izmir, 2005, 146 pp.

(4)C’est nous qui soulignons.

(5) Laure Marchand

(6) Cf. sur Oumma.com : « Le silence des apparences est-il une décadence ? » du 10 février 2010

Publicité
Publicité
Publicité

Laisser un commentaire

Chargement…

0

Elie Semoun : « Il y a parfois des juifs qui sont complètement paranos »

France : le premier compte bancaire “Sharia compatible” est arrivé