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Le fondamentalisme islamique est-il soluble dans une théologie de la libération ? (partie1/2)

LES THEOLOGIES ISLAMIQUES DE LA LIBERATION (10)

Une approche socio-historique des théologies islamiques de la libération nous conduit à poser la question actuelle des défis que ces théologies sont appelées à relever. Parmi ces défis, il y en a un qui s’avère incontournable. Il s’agit de la vague néo-salafiste que connaissent la plupart des sociétés arabo-musulmanes que certains désignent par « fondamentalisme » ou « intégrisme ».

L’appellation des chercheurs ou des médias n’est pas neutre et renvoie à des lectures idéologiques qu’il s’agit de démystifier. En partant de la définition du fondamentalisme comme étant « un retour absolu à l’Ecriture comme seul fondement de toute critique et de toute rénovation » et de l’intégrisme comme étant « le refus des adaptations de l’action de l’Eglise et des croyants en matière liturgique, pastorale, sociale et politique », Bruno Etienne conclut, par exemple, que « les islamistes ne sont ni fondamentalistes ni intégristes » (1).

Le jugement de B.Etienne, s’il a l’avantage de trancher avec les qualifications généralisantes et abusives de certains analystes et observateurs, semble sous-estimer les dérives proprement fondamentalistes et intégristes de certaines composantes actives de la mouvance islamiste dont le discours et la pratique répondent parfaitement à sa définition du fondamentalisme et de l’intégrisme !

Mais quoiqu’il en soit de cette discussion intéressante sur la qualification d’un mouvement religieux, social et politique aussi complexe, il ne faut pas se cacher le véritable problème. Le néo-salafisme pose un défi à la fois théologique et politique. Plusieurs remarques s’imposent à cet égard.

1.Le néo-salafisme contemporain dans sa double version modérée ou radicale n’est pas à rattacher arbitrairement au courant salafiste-réformiste de la Nahda (Renaissance) contrairement aux analyses avancées tant parmi ses partisans que parmi ses détracteurs. Sur ce plan, la lecture de Mohamed Amara qui distingue un « salafisme des Lumières » représenté par Mohammed Abdou et un néo-salafisme dogmatique, que Rachid Réda a inauguré sous l’influence théologique du wahabisme et qui a été continué par d’autres à travers le courant des « Frères musulmans » reste pertinente (2).

Samir Amin a justement critiqué la tendance qui consiste à réduire le mouvement de la Nahda à sa seule dimension religieuse en omettant de rappeler le caractère moderniste-progressiste de ses divers aspects sociaux, linguistiques et culturels : « On réduit souvent ce mouvement à sa dimension religieuse en mettant l’accent sur les réformateurs musulmans successifs, Jamal Edine el-Afghani, Mohammed Abdou et Rachid Réda. C’est là une simplification inacceptable de la réalité. Car la Nahda est aussi un mouvement de modernisation dans les domaines de la langue et de la culture, de la société et de la politique. Dans le domaine de la langue, on assiste en Egypte et en Syrie à une véritable révolution qui crée l’instrument efficace de l’unité arabe en reconstruction. La critique des mœurs- que l’on relise les pages de Kacem Amin consacrées à la libération de la femme et des systèmes juridiques et administratifs (les codifications) n’a pas eu moins d’importance. Tout cela débouche naturellement sur une vision moderniste de la politique. » (3).

Mais tout en critiquant à juste titre ceux qui réduisent le mouvement de la Nahda à sa dimension religieuse, Amin n’en introduit pas moins une séparation arbitraire entre la sphère théologico-politique et la sphère sociale lorsqu’il attribue un caractère de modernité progressiste à l’une et le dénie à l’autre : « Il reste que l’examen du chapitre de la religion illustre les limites historiques et les insuffisances de la Nahda. Celle-ci ne surmontera pas le dualisme en faveur duquel Mohamed Ali avait opté : la juxtaposition des idées modernistes dans le domaine civil et une interprétation conservatrice de l’Islam. » (4)

Le danger d’une telle interprétation du mouvement de la Nahda est qu’elle risque de faire accréditer l’idée fausse – en contradiction avec toute l’œuvre de S.Amin lui-même- que le processus de modernisation dans la sphère civile (sociale et politique) a été entravé par un archaîsme religieux érigé au rang de facteur déterminant. Or si « dualisme » il y avait dans les sociétés arabes que le mouvement de la Nahda a reproduit, il ne se situait pas dans une quelconque opposition entre le civil et le religieux mais bien dans l’ensemble des rapports sociaux et il n’est pas difficile de le localiser dans chacune des sphères de l’activité sociale.

L’évolution historique de ces dernières suit naturellement des rythmes différents et il n’y a pas toujours correspondance mécanique entre les niveaux de l’activité sociale. Mais on ne peut envisager sérieusement que la bourgeoisie arabe fut progressiste sur le plan économique ou social tout en étant réactionnaire sur un plan juridique et politique. A fortiori, elle ne pouvait être moderniste dans les domaines de la langue et de la culture et s’avérer rétrograde dans celui de la religion.

C’est l’ensemble du processus de modernisation arabe qu’il s’agit d’interroger historiquement pour comprendre les limites non seulement des efforts théologiques du mouvement de la Nahda mais aussi des autres aspects infra et supra-structurels, y compris ceux qui relèvent du registre de l’occidentalisation.

S’il est évident que les limites historiques du mouvement de la Nahda n’ont pas été sans conséquences sur l’évolution sociale et intellectuelle ultérieure qui a produit notamment les différentes versions idéologiques du néo-salafisme que l’on connaît, n’est-il pas arbitraire d’attribuer un phénomène aussi complexe à un seul facteur (l’immobilisme religieux) comme le laisse penser la suite de l’analyse de S.Amin : « Ces limites historiques expliquent la dérive progressive d’une interprétation réformiste au passéisme du fondamentalisme actuel. » (5)

Ce sont les limites historiques de l’ensemble du mouvement de modernisation arabe, y compris la Nahda, qui expliqueraient plutôt la crise socio-culturelle des sociétés arabes dont le fondamentalisme passéiste n’est qu’un des avatars. A cet égard, la question qui mérite d’être posée est la suivante : en quoi le modernisme et le laïcisme de pacotille d’une lumpen-bourgeoisie et d’une lumpen-intelligentsia incapables de concevoir la modernité autrement que sur le registre de la consommation et de l’aliénation sont-ils plus « futuristes » que le fondamentalisme « passéiste » ?

2.Il est légitime de poser la question du rapport entre le réformisme de la Nahda et le « fondamentalisme » islamique non pas à cause d’une liaison intrinsèque entre ces deux réalités mais parce que l’une et l’autre tirent leurs caractères et leurs limites d’une même logique sociale et historique. De ce point de vue, il est tout à fait compréhensible qu’il y ait des interférences idéologiques entre l’un et l’autre.

Le premier défi intellectuel d’une théologie islamique de la libération est d’en prendre conscience. Mais cela ne justifie nullement qu’on établisse une sorte de fil continu entre le mouvement de la Nahda et le « fondamentalisme » islamique inauguré par l’association des « Frères musulmans » comme le fait par exemple Bruno Etienne. Ce n’est pas « parce qu’ils admettent la Sunna, les Hadiths, etc, et la quasi-totalité des innovations non blâmables, en matière de culte » que les islamistes ne sont ni « intégristes » ni « fondamentalistes » et qu’il ne sont tout simplement que « des réformistes dans la ligne de la Nahda » comme l’écrit B.Etienne (6) La question ne se rapporte pas à la délimitation du champ des Ecritures : est-ce que cela s’arrête avec le Coran ou cela désigne-t-il aussi la tradition prophétique (La Sunna, les Hadiths) et l’œuvre jurisprudentielle des premiers docteurs de la Loi (sunnisme) ou le patrimoine théologique des premiers imams (chiisme).

La question se rapporte au type de lecture qui est fait des Ecritures et au statut que revêt cette lecture dans une démarche théologico-politique visant la libération des hommes dans le cadre du paradigme du Tawhid. B.Etienne marque son accord avec la définition de l’intégrisme proposée par Maxime Rodinson : « Aspiration à résoudre au moyen de la religion tous les problèmes sociaux et politiques, et simultanément de restaurer l’intégralité des dogmes. » (7) Or cette définition de l’intégrisme paraît difficilement correspondre à la physionomie intellectuelle du réformisme musulman de la Nahda telle que nous avons tenté de la décrire.

La lecture qui consiste à réduire les expressions fondamentalistes de l’Islam contemporain à une nouvelle forme de réformisme ou encore à une forme de « décolonisation culturelle » comme tend, par exemple, à le proposer François Burgat (8) reflète sans doute le souci légitime de contrecarrer les lectures schématiques et manichéennes véhiculées par les médias occidentaux et locaux à la solde du système capitaliste et des pouvoirs autoritaires en place.

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Mais pas plus que le manichéisme des auteurs laïcistes justement critiqués, l’angélisme sur lequel débouche cette lecture n’aide pas nécessairement à comprendre et à dépasser les limites historiques d’un mouvement qui constitue certainement le baromètre d’une crise socioculturelle profonde mais n’en reste pas moins incapable de proposer une alternative viable et encore moins libératrice.

Une chose est de mettre à nu la mauvaise foi des partisans du prêt-à-porter idéologique dont l’anti-intégrisme viscéral cache mal un modernisme superficiel et un arrivisme sociopolitique autoritaire. Autre chose est de se pencher sur les expressions idéologiques et politiques dominantes du courant qui prétend « islamiser la modernité ». Tout refus de la modernité telle qu’elle se présente aujourd’hui dans les sociétés dépendantes – et l’islamisme radical en est un- ne signifie pas nécessairement une avancée libératrice.

3.Ce n’est pas une société musulmane abstraite mais bien une société musulmane concrète, sous-développée et dépendante, qui produit les différentes expressions de l’islamisme. La configuration des rapports sociaux dans leur dimension interne aussi bien que dans leur dimension externe détermine jusqu’à un certain point la nature de la production idéologique et politique des courants en compétition, y compris ceux qui se réclament de l’islam.

La même démarche doit être suivie dans l’analyse des productions idéologiques des courants dits modernistes qu’ils soient nationalistes, libéraux ou socialisants. L’idéologie dominante dans les courants islamistes se réduit souvent à un appel incantatoire à retrouver la « cité idéale » de l’islam originel.

Cette tendance exprime notamment le fait que l’écrasement de la société atteint un point tel que la libération ne saurait être envisagée que dans une espèce de « fuite du monde ».

La posture sociale « irrationnelle » apparaît d’autant mieux indiquée que la résistance « rationnelle » semble impossible. Dans ses expressions les plus extrêmes, le fondamentalisme rejette y compris le Kalam c’est-à-dire la théologie musulmane classique qu’il accuse de compromission philosophique avec une Raison contraire à la Tradition. A cet égard, la spéculation théologique constitue en elle-même une rupture radicale avec la démarche fondamentaliste dont le caractère pratico-normatif fondé sur une lecture des Ecritures évite le débat nécessaire sur les enjeux et les déterminations historiques de la lecture en question.

Notes :

(1) Bruno Etienne : L’islamisme radical, Hachette, 1987

(2) Mohammed Amara : Les courants de la pensée islamique, Dar al-Mostakbal al arabi, Le Caire, 1983

(3) Samir Amin : La faillite du développement en Afrique et dans le monde arabe, L’Harmattan, 1989, p.170

(4) Samir Amin, op.cit, p.171

(5) Samir Amin, op.cit, p.171

(6) Bruno Etienne, op.cit, p.176

(7) Bruno Etienne, op.cit, p.177

(8) François Burgat : L’islamisme en face, La découverte

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