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Le fondamentalisme islamique est-il soluble dans une théologie de la libération ? (partie 2/2)

4.Le problème essentiel du fondamentalisme islamique n’est pas de mélanger religion et politique comme le lui reprochent les critiques laïcistes. D’ailleurs, à partir de quand peut-on dire la politique est sous influence « étrangère » qu’elle soit d’ordre religieux, philosophique, scientifique, éthique ?

Etant donné le stock de ressources symboliques disponibles dans une société, la résistance politique à un système déterminé peut emprunter plus ou moins à telle ou telle matrice idéologique. L’idéologie laïciste défendue par certains courants politiques exprime donc une opposition politique de certains groupes sociaux dominants aux couches populaires qui n’ont rien d’autre à mobiliser comme ressource symbolique que la religion.

Même un auteur qui passe pour un adversaire acharné de l’islamisme politique reconnaît qu’ « il va de soi que tout Etat doit nécessairement reposer sur les principes et les valeurs religieuses de la majorité de son peuple. En ce sens, on peut interpréter la formule « l’islam est religion et Etat » comme signifiant simplement que l’Etat et la société doivent communier dans les mêmes valeurs religieuses et humaines » (9)

Les Etats musulmans peuvent ainsi utiliser la religion comme instrument de légitimation politique mais quand une opposition fait la même chose, les mêmes Etats et leurs idéologues s’empressent de dénoncer l’ « intégrisme » qui veut subordonner la politique aux « valeurs religieuses » que les Etats prétendent défendre !

Cette contradiction est tellement criante que des courants laïcistes minoritaires pensent que pour s’opposer au populisme religieux, il faut que les Etats eux-mêmes cessent de recourir à la religion comme source de légitimité, bref pour enlever au « peuple » toute illusion de pouvoir un jouir influer sur la politique nationale mieux vaut lui faire comprendre que la « politique » est une affaire sérieuse dont la légitimation « scientifique » et « rationnelle » suffirait à exclure les masses qui ne disposent pas du savoir technocratique.

La position défendue par l’historien Hicham Djait n’échappe pas non plus à cette contradiction. D’un côté, il soutient que « L’islam doit rester, pensons-nous, religion d’Etat en ce sens que l’Etat lui offre reconnaissance historique, protection et garantie…Il n’a donc pas à être un Etat laïc en ce sens qu’il se désintéresse du sort de la religion, ne la considérant que comme une affaire privée », de l’autre côté, il déclare que « Dans son action normale, l’Etat doit évoluer à l’intérieur d’une sphère autonome, selon les pures lois de la politique et du bien social, loin de toute nostalgie intégriste, comme il l’a d’ailleurs presque toujours fait. » (10)

Le problème avec cette position est qu’elle ne pourrait rendre compte de la diversité des situations historiques dans lesquelles l’Etat arabo-musulman a « presque toujours » fondé son action « selon les pures lois de la politique ». Si l’Etat a « presque toujours » agi ainsi, il faut reconnaître que cette façon de faire n’a jamais empêché le pouvoir de sombrer dans le despotisme.

Cela signifie que le problème politique fondamental – comment sortir de l’oppression ? – ne saurait être réglé tout simplement par le recours aux « pures lois de la politique ». La Politique apparaît ici comme aussi peu miraculeuse que la Religion raillée par les laïcistes ! Ne convient-il pas de sortir de cette fausse opposition religion/politique et poser le problème dans sa véritable dimension socio-historique, c’est-à-dire en le ramenant au contenu qu’il revêt dans chaque situation concrète ?

5.Si le fondamentalisme islamique pose problème non pas en raison de son inspiration religieuse mais plutôt par la lecture particulière qu’il fait de la religion, la question se pose de savoir comment la posture fondamentaliste pourrait être dépassée intellectuellement et socialement dans les conditions présentes des sociétés arabo-musulmanes en proie à des défis internes et externes considérables ?

Une des réponses à cette question recourt à une comparaison abusive avec la Réforme protestante. S’il est vrai, comme l’indique Bruno Etienne, qu’ « une problématique protestante permet de mieux comprendre l’aspect mondain de l’Islam » (11), il faut se garder de toute simplification historique qui risque de conduire à des analogies de surface préjudiciables à la compréhension des problèmes posés dans les sociétés musulmanes contemporaines.

Certes, le rejet du magistère de l’Eglise dans le cadre de la Réforme luthérienne a conduit à professer une théologie individualiste fondée sur l’accès direct des croyants aux Ecritures qui n’est pas sans rappeler l’attitude musulmane classique. Mais historiquement le rejet du magistère de l’Eglise a essentiellement servi l’Etat civil moderne que la doctrine luthérienne des deux règnes ne pouvait que légitimer.

Les princes qui ont embrassé le protestantisme n’ont pas perdu de vue cet aspect « mondain » des choses pour mieux imposer un processus de sécularisation qui allait profiter à l’Etat et à la bourgeoisie ascendante. Or, pareille dualité n’existe pas en islam. Les analogies sémantiques ne doivent pas induire en erreur. La « réforme » musulmane est toujours à l’ordre du jour depuis la Nahda. Mais l’islam n’a vraiment pas besoin d’un Luther qui viendrait justifier la toute-puissance terrestre d’un pouvoir dont l’arbitraire n’a nul besoin d’une « légitimation » supplémentaire f$ut-elle théologique.

Les théologiens et les intellectuels musulmans ont déjà fort à faire avec la reprise et l’approfondissement de l’effort admirable d’un Mohammed Abdou. Pour cela, ils doivent reprendre le fil de la Nahda interrompu par un néo-salafisme dont l’assujettissement à la Loi lui a fait oublier les ressorts théologiques de l’Ijtihad.

L’ouverture philosophique sera encore plus nécessaire que jamais à l’intérieur de la sphère des études théologiques elle-même mais aussi dans le dialogue et la coopération interdisciplinaires avec les autres sciences et pratiques sociales. La réconciliation de type médiéval entre la foi et la raison, si elle est préférable au dogmatisme et au sectarisme, ne saurait répondre aux exigences modernes de la libération et de la civilisation.

Le mariage artificiel entre un positivisme d’inspiration occidentale et un fidéisme dogmatique ne saurait non plus suffire à dépasser l’horizon d’une modernisation toute superficielle qui reste superposée à une société profondément archaïque alimentent une schizophrénie sociale paralysante.

Si une théologie de la libération est plus que jamais à l’ordre du jour dans des sociétés où les masses sentent instinctivement que leur religion peut constituer un rempart contre une mondialisation déstructurante et aliénante, le problème posé aux théologiens est comment faire pour que l’islam ne soit plus seulement une sorte de refuge émotionnel contre les agressions de la société marchande, du pouvoir arbitraire et des puissances occidentales arrogantes ?

L’historien Sadek Sellam écrit à propos du mouvement de renouveau islamique : « Principale force de résistance au changement anarchique et à la modernisation sécularisante, vecteur de la contestation du développement inégalitaire et de la fermeture de la société politique opaque et bloquée quand elle est vue de l’extérieur, la religion est devenue le support d’un discours sur le pouvoir juste dans une société idéale dont les contours se trouvent précisés à la lumière des enseignements hérités du premier Islam. » (12)

Or aujourd’hui, force est de constater malheureusement que l’élaboration islamique d’un « discours sur le pouvoir juste » est toujours à l’ordre du jour.

L’autre problème posé aux théologiens musulmans est comment éviter que la réduction de l’islam à une « religion positive » ne conduit pas à le figer et à le transformer en un dispositif juridico-éthique de contrôle social, ce qui est tout le contraire de l’ambition libératrice que lui assignent ceux qui cherchent à s’en inspirer dans une stratégie de changement social ? Si une « théologie négative » n’est pas aisée dans le cadre de l’univers islamique, une simple réouverture du Kalam pourrait-elle constituer un contre poids suffisant à la tendance positiviste qui guette le mouvement de renouveau islamique ?

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Sans perdre de vue son utopie mobilisatrice, l’ouverture à d’autres horizons, à d’autres forces et à d’autres légalités pourrait-elle permettre à l’islam de retrouver une dimension authentique et subjective qui le rende enfin imperméable aux tentatives d’objectivation juridico-positiviste dont abusent le plus souvent les pouvoirs établis ou en quête d’établissement ?

En effet, la libération sociale est un phénomène complexe qui nécessite la coopération de tous les « intellectuels organiques » qu’ils soient religieux ou laïcs. En s’ouvrant aux autres méthodes et disciplines, la théologie de la libération intégrera des schémas théoriques et pratiques de provenances diverses. Cette ouverture pourrait se prolonger politiquement dans la construction d’un large front démocratique contre le système mondial et ses agents locaux.

De ce point de vue, les théologies islamiques de la libération pourraient favoriser une évolution démocratique de certains expressions idéologico-politiques du mouvement social qui n’arrivent pas aujourd’hui à sortir du faux dilemme qui consiste à choisir entre l’impasse du fondamentalisme et la religion émasculée dont l’ « islam français » chanté par les médias constitue le dernier avatar théologico-policier.

Notes

(1) Bruno Etienne : L’islamisme radical, Hachette, 1987

(2) Mohammed Amara : Les courants de la pensée islamique, Dar

al-Mostakbal al arabi, Le Caire, 1983

(3) Samir Amin : La faillite du développement en Afrique et dans le monde arabe, L’Harmattan, 1989, p.170 (

4) Samir Amin, op.cit, p.171

(5) Samir Amin, op.cit, p.171

(6) Bruno Etienne, op.cit, p.176

(7) Bruno Etienne, op.cit, p.177

(8) François Burgat : L’islamisme en face, La découverte

(9) Mohammed Said al-Ashmawy : L’islamisme contre l’islam, La découverte, 1989, p.18

(10) Hicham Djait : La personnalité et le devenir arabo-islamiques, Le Seuil, 1974, pp.148-149

(11) Bruno Etienne, op.cit, p.13

(12) Sadek Sellam : Etre musulman aujourd’hui, Nouvelle cité, 1989, p.127

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