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Le droit à la différence en sursis ou la conformité exigée

 

La récente interview accordée par le magazine « Le Point » à l’anthropologue Malek Chebel, nous interpelle sur plusieurs points et nous tenons à esquisser quelques réserves quant à la teneur de certains des propos émis dans cet entretien ainsi que soutenir une amorce de réponses possibles en vue d’un détachement résolu du terrorisme intellectuel dans lequel les dires de certains claustrent les musulmans. En effet, notre étonnement fut grand à la lecture de cet article où le discours émis prenait des allures éventées et au demeurant proverbiales.

La mise en perspective insidieuse d’un seul modèle d’intégration réussie sous le couvert d’une rationalité inébranlable et de valeurs républicaines émanant de cette même dialectique relève indéniablement de l’avanie pour certains musulmans.

La corrélation entre les sciences, la philosophie et l’histoire de l’islam s’est toujours avérée, par essence, manifeste et effective. Nous voyons apparaître, dès le Moyen Age islamique, des mouvements de transmission scientifique ainsi que des contributions authentiques qui révèleront un essor considérable de la science, notamment en Europe. Néanmoins, ces étapes liminaires de l’histoire musulmane s’écouleront, la pensée islamique s’essoufflera et perpétuera des libellés conçus et expérimentés par des générations données à des moments donnés de l’histoire. Des penseurs comme Al-Alfghani, Rachid Rida, Mohammed Abdu et Mohammed Iqbal n’ont eu de cesse qu’ils n’aient préludé l’enrayement de cette déperdition dans laquelle s’enlisait la pensée musulmane.

Tout en prônant une lecture des références religieuses qui nourrit à la lumière du contexte social, politique et économique, ces penseurs ont témoigné d’une attache aux textes sacrés et nous pouvons, d’emblée, affirmer qu’ils ont amorcé des changements contemporains en ce qui concerne le renouveau de la pensée islamique. Mais alors, comment qualifier la manière avec laquelle Malek Chebel objecte la raison et la foi au sein de l’organisation sociétale ?

Comme tout un chacun le sait, l’Europe a subi un joug ecclésiastique pour le moins conséquent. La menace perpétuelle du courroux de l’Eglise pesait sur ses disciples et a justifié la Renaissance, période qui plaça l’homme au coeur de la réflexion, ainsi que l’époque des Lumières, siècle qui, malgré son inspiration profondément déiste, engagea les idéaux de ceux qui ont voulu défier la seule Lumière de Dieu. Ces moments de l’histoire dévoilent des postures en écho à une oppression religieuse séculaire qui a rarement octroyé quelques marges de manœuvre à l’homme en tant qu’individu doué de sentiments et d’intelligence.

Soulignons ainsi l’aberration que constitue toute volonté de transposition d’un modèle de civilisation, reposant sur un processus historique donné, à un autre ; d’autant plus que ces graduations historiques ne s’équivalent pas sur certains points fondamentaux tel que le rapport à la foi. Loin de représenter l’archétype absolu, détenant le monopole de la raison, le modèle européen n’est pas le seul dépositaire de la rationalité. Évocation qui ne s’avère pas dérisoire in extenso si nous en croyons Malek Chebel, chez qui nous pouvons déceler une amnésie partielle concernant les variations historiques distinctes de l’Islam et d’une Europe dite chrétienne. Il occulte également un fait fondamental celui de la relativité des limites entre rationalité et islam, choix qui devrait demeurer appréciable à chacun. En déclarant que la seule issue salutaire pour l’Islam est incarnée par une distanciation nette par rapport au Coran, l’anthropologue dénigre de façon expéditive le travail fourni par les réformistes précités. De tels propos trahissent formellement une attitude centriste et arrogante mais ce discours reflète surtout une malhonnêteté intellectuelle correspondant à l’acceptation nonchalante de la désignation du « cercle de la raison  ».

De surcroît, il est aisé de jeter l’anathème sur un interlocuteur, dont la pensée se veut fidèle à son temps ainsi qu’aux références religieuses, en le qualifiant de « prédicateur communautariste ». Tout en écartant de nous l’idée d’emprunter des raccourcis biaisés, nous pouvons d’emblée affirmer que, dans un contexte où la férocité de violences symboliques se déchaînent, Tariq Ramadan tente d’apposer sa pierre à l’édifice d’une dialectique réformiste. Non seulement son discours ne faillit pas à ses positions, se résumant à la reconsidération de la relation des musulmans à leur héritage mais la méthodologie qu’il adopte, présente cette particularité de tenir en une analyse, d’une part, des différents courants de l’islam et d’autre part, en une comparaison avec sa pensée.[1] D’ailleurs, l’intellectuel genevois avalise continuellement la responsabilité de chacun au débat critique tout comme il cautionne inlassablement l’ouverture des cultures. « Ce que je prône et j’applique c’est le dialogue, [déclare-t-il], la volonté d’entrer en communication et, surtout, de travailler ensemble au nom de nos valeurs communes. […] Souvent, on entre dans le dialogue avec une armure, on se protège, on a peur que l’autre nous déstabilise. C’est une étape où l’on se construit, où l’on cherche ses propres réponses. Ici, l’autre est surtout un miroir, pas encore un partenaire. On s’écoute dans ses questions et par ses oreilles. Mais les choses doivent évoluer vers la rencontre, l’écoute de l’autre, avec pour finalité la possibilité d’agir ensemble. C’est cela que j’ai expérimenté en Europe et dans le tiers-monde. » [2]

En réalité, l’interview publiée dans la tribune du « Point » nous fournit des réponses quant aux véritables problèmes. Au-delà du fait religieux, la crainte ancestrale que suscite l’islam, embarrasse.

Certes, le rapport à autrui conduit à des circonstances pour le moins insolites et délicates. Il subsiste néanmoins des altérations historiques liées, entre autre aux contacts conflictuels entre l’Europe et l’Islam. La croisade, se résumant à un concept inféodé par les stratégies politiques, établit l’exemple qui a forgé de manière prégnante leurs relations tant et si bien que cette représentation constitue, malgré des moments forts d’échanges positifs, le point d’ancrage de cette peur d’un prétendu islam sanguinaire et agressif par essence. La connaissance européenne du monde musulman s’est instaurée initialement au sein d’une société européenne en mutation qui a concentré l’essentiel de son intensité dans la guerre sainte où l’effigie d’un rival est au demeurant dressé.[3]

Du reste, la Mare nostrum ne pouvait plus retrouver son intégralité européenne comme le déplore Henri Pirenne. Selon ce grand historien belge de la première moitié du 20ème siècle, « Avec l’Islam, c’est un nouveau monde qui s’introduit sur ces rivages méditerranéens où Rome avait répandu le syncrétisme de sa civilisation. Une déchirure qui se fait jusqu’à nos jours. Aux bords de la Mare nostrum s’étendent désormais deux civilisations différentes et hostiles. » Il poursuit en ces termes : « Et si de nos jours l’Européenne s’est subordonnée à l’Asiatique, elle ne l’a pas assimilée. La mer qui avait été jusque là le centre de la Chrétienté en devient la frontière. L’unité méditerranéenne est brisée. »[4] Nous constatons ainsi que la naissance de l’Islam et son expansion prennent une tournure irrémédiable, ne relevant pas moins du mythe fondateur. En d’autres termes, Pirenne perçoit la rupture méditerranéenne avec une accentuation telle qu’elle s’avère symptomatique de la percussion qu’elle a pu consolider à travers les âges dans l’imaginaire européen. Le concept de croisade revêtira aussitôt une portée de plus en plus atterrante et traversera les siècles tel un spectre rappelant inlassablement la prétendue violence par essence de l’islam.

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Mais le lien fondamental, qui nécessite d’être établi, s’insère dans l’incompatibilité voulue entre la sphère publique et la réalité religieuse. Toute pensée allant dans ce sens s’avèrerait autrement plus subversive que les adeptes d’une république aveugle. Manifestement, il est de bons musulmans de France à qui le droit de citer semble autorisé et légitimé. Autant dire que la République choisit des partenaires dignes d’elle, des collaborateurs qui sauront dessiner l’évolution du processus historique de la France telle qu’elle l’entend, des disciples qui sauront la servir en confortant sa domination. Autrement dit, la liberté, l’égalité et la fraternité ne paraissent valables qu’à la condition d’une assimilation aux idéaux républicains, ces derniers s’étriquant aussitôt les frontières du réel effleurées. C’est ce que dénonce Jean Zin par l’expression « universalisme abstrait »[5]  ; selon lui, cette forme avancée des Droits de l’Homme sans visage correspond à la logique exclusive et implacable de l’argent comme au rétrécissement des libertés conduisant jusqu’à leur négation plénière.

Les Droits de l’Homme les plus élémentaires comme celui de la liberté de religion semblent étrécis. D’ailleurs, c’est ce à quoi a trait la loi concernant les signes religieux. Les dires de ceux qui veulent faire croire que le problème est résolu en nous suggérant des images de jeunes filles autrefois voilées mais aujourd’hui vaillantes parce qu’elles auraient privilégié les bancs de l’école républicaine, ne disent pas celles qui ont dû se retirer sous les coups d’une loi brutale dont les conséquences psychiques se révèlent dévastatrices pour certaines d’entre elles et le nombre de cours par correspondances qui s’est accru. Est-il besoin de rappeler que, tout en balayant d’un revers de la main les vrais problèmes tels que le chômage endémique, la discrimination à l’embauche, le délit de faciès, pour n’en citer que quelques-uns, les protagonistes de cette « hystérie politique »[6] ont de la même façon mis en perspective les contradictions d’un système en théorie égalitaire pour tous ? Comment ne pas souligner le paradoxe du résultat de la mise en application de cette loi ? Tout en soulignant la volonté de promouvoir l’émancipation de jeunes adolescentes, de leur fournir une éducation à l’esprit critique, un enseignement qui leur garantirait une formation leur permettant d’accéder à une certaine indépendance, elles sont exclues de l’école au nom de ce même principe de liberté et de conscience.

Nul besoin de rappeler que l’histoire de l’immigration inscrit dans le paysage social européen des particularités culturelles spécifiques. Cette réalité a comme corollaire l’émergence d’une génération d’Européens qui, outre leur ancrage culturel dans la société, renvoient dans leur structuration identitaire à un référent « exogène » : celui de la culture et de la civilisation arabo-musulmane. Ce faisant, nombre de clichés embastillent l’appartenance à cette culture dans une configuration fâcheuse. Bien qu’à certains égards, le développement des relations en société de ces femmes et ces hommes désormais européens à part entière semblent en mauvaises postures ; il n’en reste pas moins que cette double appartenance constitue une véritable source d’épanouissement et d’émancipation. La cohésion sociale ne pourra, dès lors, s’effectuer isolément de la critique du regard : condition désormais exigée à la compréhension de l’« autre ». L’écoute consciencieuse des résonances pluriculturelles de l’Europe pourrait aider les partenaires du débat à concrétiser une authentique considération de « l’autre » où la dimension religieuse ne correspondrait plus fatalement au pain, à la brioche distribués aux petites gens.

Notes :

[1] ZEMOURI Azziz, Faut-il faire taire Tariq Ramadan ? suivi d’un entretien avec Tariq Ramadan, L’Archipel, 2005, Paris, p.66.

[2] Ibid., p.78.

[3] RODINSON M., La fascination de l’islam. suivi de Le seigneur bourguignon et l’esclave sarrasin, La Découverte, Paris, 1989, p.38.

[4] PIRENNE H., Mahomet et Charlemagne, Paris, 1992, p.111.

[5] http://www.perso.wanadoo.fr/marxien/politic/faq/parite.htm

[6] http://www.islamlaicite.org/article166.htm.

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