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Le Destin de la pensée à l’ère de la mondialisation

« Ce que je défends avant tout, c’est la possibilité et la nécessité de l’intellectuel critique, et critique d’abord, de la doxa intellectuelle que sécrètent les doxosophes. Il n’y a pas de véritable démocratie sans véritable contre-pouvoir critique. L’intellectuel en est un, et de première grandeur. »
Pierre Bourdieu, Contre-feux, raisons d’agir, Paris, 1998.

« Il n’y a de pensée que dans un homme libre ; dans un homme qui n’a rien promis, qui se retire, qui se fait solitaire, qui ne s’occupe point de plaire ni de déplaire. L’exécutant n’est point libre ; le chef n’est point libre. Cette folle entreprise de l’union les occupe tous les deux. Laisser ce qui divise, choisir ce qui rassemble, ce n’est point penser. Ou plutôt c’est penser à rester unis ; ce n’est rien penser d’autre. »
Alain.

Avant toute chose, l’on peut d’emblée se poser la question de savoir ce qu’il convient au juste d’entendre par « Destin de la pensée à l’ère de la mondialisation[1] », expression dont peuvent apparemment se dégager deux idées majeures. D’une part, elle semble vouloir suggérer que la Pensée – que l’on tâchera instamment de définir – est comme menacée, mise en péril par ladite mondialisation, et d’autre part, elle sous-tend également avec tout autant d’insistance la question suivante : quel type de pensée dominante la mondialisation nous réserve-t-elle pour demain ?

A ce propos, une interrogation centrale doit justement guider et orienter toute notre réflexion.

Quel est le rôle dévolu à la Pensée en tant que pouvoir critique de l’esprit humain, à une époque marquée par une mondialisation galopante contre laquelle nul pays ne semble en mesure de pouvoir résister, malgré parfois, les crispations et tentatives de replis communautaristes[2] ? Autrement dit, y a-t-il décidément du sens à continuer à croire, peut-être illusoirement, que la raison critique ( du philosophe, du sociologue ou plus généralement de l’intellectuel) a encore du poids, une incidence possible sur le déroulement des événements planétaires, une influence décisive sur les décisions politiques, alors même que la mondialisation tend à vouloir reléguer au second plan la diversité ( surtout dans la manière de voir ) en proposant à notre insu un modèle unique de société destiné à rallier tous les suffrages ? C’est-à-dire que l’on ne tiendrait sinon d’aucune façon, du moins pas assez compte des attentes, des espérances et des revendications des citoyens condamnés en quelque sorte à y participer nolens volens.

C’est pourquoi, il importe à cet égard d’interroger scrupuleusement les enjeux propres à la mondialisation, pour précisément bien en mesurer l’ampleur, et ainsi mieux comprendre par la suite ses effets, ses manifestations, et de la sorte prévenir autant que faire se peut, les dérives technocratiques qui portent gravement préjudice à la démocratie, et à l’éveil des consciences critiques, car hélas, le technocrate prétend être seul en mesure de décider, au nom d’une Raison économique, qu’il érige à tort, en étalon absolu, et censée présider au destin des peuples.

L’essentiel de notre propos consistera donc à mettre en exergue les questions récurrentes qui reviennent souvent au sujet des problèmes posés par la mondialisation, non du point de vue de l’économiste, mais en adoptant préférentiellement une posture philosophique critique, en apportant qui plus est, quelques éléments de réponses ou pistes de réflexion.

Quand on parle de mondialisation, on fait quasi systématiquement référence aux échanges de biens, de personnes, ainsi qu’à une uniformisation progressive des politiques économiques nationales appelées à collaborer entre elles de façon de plus en plus étroite. Certains y voient une atteinte évidente aux souverainetés étatique et populaire et un délitement manifeste du pouvoir discrétionnaire de l’Etat-nation (les souverainistes[3] de tous poils ont pour habitude d’exagérer cette réalité pour s’opposer avec virulence à l’Europe et à son élargissement, et donc d’une certaine manière à la diversité culturelle).

Toutefois, face à cette réalité, qui ne cesse de gagner en ampleur, bien que sa logique actuelle (toute-puissance de l’économie néo-libérale) soit loin de faire l’entière unanimité, les populations mondiales réalisent dans leur vie de tous les jours, les avatars considérables d’un tel processus dont ne profite finalement qu’une infime minorité.

Les altermondialistes, qui regroupent des gens de toutes nationalités, d’horizons sociaux différents, manifestent, lors notamment des sommets réunissant les Etats les plus riches de la planète. Ils profitent de ces occasions pour marquer sur de nombreux points, leurs profonds désaccords qui tiennent aux politiques sociales profondément inégalitaires adoptées par l’ensemble des pays participants. Ils dénoncent vigoureusement la perte constante d’acquis sociaux, l’aggravation de la précarité, ainsi que l’absence d’une véritable solidarité à l’échelle du globe.

En effet, ce que l’on peut aussi appeler la globalisation[4], laquelle semble paradoxalement accroître, d’un côté les richesses des plus favorisés, et de l’autre accentuer encore davantage la pauvreté des couches les plus démunies, suscite à juste raison des réticences très prononcées qui s’expliquent facilement par la peur de voir la société gouvernée par les seules lois du marché mondial. En conséquence, la crainte tout à fait justifiée, d’assister hélas impuissants à la désagrégation de la solidarité, se fait du même coup douloureusement ressentir[5].

La solidarité non seulement nationale, mais également internationale, est sérieusement remise en question, dans la mesure où la société de consommation met beaucoup plus l’accent sur la recherche de l’intérêt privé, du confort personnel, ce qui fait que l’on ne prend pas véritablement le temps de s’intéresser à la situation de son alter ego, peut-être dans un extrême dénuement. Ainsi, la mondialisation, que l’on a décrit jusque-là dans des termes sévères et pour cause, touche-t-elle pour autant la seule économie ? Affecte-t-elle uniquement les liens sociaux, déjà fortement distendus ? Qu’en est-il maintenant plus exactement des autres aspects de l’activité humaine, que sont l’art, la production intellectuelle ou la culture dans une acception encore plus large ? N’y a-t-il pas à ce propos un risque réel, au même titre que l’économie et sans doute autrement plus grave, d’une mise à mal de la diversité qui fait pourtant la richesse des sociétés humaines ?

Si la mondialisation se caractérise essentiellement par la tendance à l’uniformisation des économies des Etats nationaux de telle sorte qu’elles deviennent interdépendantes, ne présente-t-elle pas de la même façon une égale propension au développement d’une espèce de pensée unique ? En d’autres termes, ne conduit-elle pas subrepticement à l’instauration d’une manière exclusive d’envisager d’une part l’organisation de la société, et d’autre part le rapport des individus entre eux, basé désormais sur de simples calculs d’intérêts et de profits, empruntés aux principes utilitaristes et hédonistes les plus éculés ?

Aussi si l’on déplore amères, l’américanisation de la société, c’est bien qu’une seule culture, en l’occurrence Nord-américaine, s’est imposée sans partage envers et surtout au détriment des autres[6].

Dès lors, n’est-ce pas au fond légitime d’être ô combien pessimistes quant au destin de la pensée, si la globalisation s’impose à nous, sans même, que l’on ait pu faire valoir notre droit de réserve ?

En effet, il y a vraiment de quoi s’inquiéter ; les sociétés postmodernes sont des sociétés de travail où priment très nettement le manuel au détriment du théorique, mais aussi la culture de masse à l’aide d’un système de diffusion de l’information de plus en plus important. Si Internet, outil par excellence de la mondialisation constitue indéniablement une fantastique avancée technologique puisque l’on peut ainsi communiquer plus vite, plus facilement sans que la distance ne soit désormais un obstacle infranchissable aux échanges, il importe en revanche, de dénoncer sans ambages des idées hautement pernicieuses, du type : « A terme, l’on pourra remplacer les enseignants par le multimédia. » La société actuelle, on l’a dit, est une société de travail où l’on semble à dessein dévaloriser, minimiser à l’extrême la portée des sciences humaines, en réduisant à la portion congrue le budget en faveur des jeunes chercheurs, et en invoquant jusqu’à satiété le manque de débouchés pour les diplômés de ses différentes branches. Tout se passe comme si les acteurs principaux de la mondialisation, dont font justement partie nos gouvernants, souhaitaient priver le sujet de son intelligence critique pour mieux in fine, asseoir la Pensée néo-libérale, élevée au rang de dogme inviolable, lequel fixe très largement les grandes lignes de ladite mondialisation.

Autrefois, l’éducation scolaire constituait le médium privilégié de la formation des jeunes individus, afin précisément de promouvoir de véritables citoyens responsables à la tête bien faite plutôt que toute pleine. Aujourd’hui, force est de le reconnaître, la culture du net se substitue à la culture livresque et interpersonnelle. On ne saurait oublier de souligner le manque patent de sens critique des scolaires, mais plus généralement d’une bonne partie de ses utilisateurs, qui assimilent comme s’il s’agissait de paroles d’Evangile, des informations, alors même qu’elles peuvent s’avérer caricaturales sinon complètement erronées. Ceci développe une espèce de paresse, encourage à la passivité qui menace l’activité de la conscience critique.

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Ainsi, outre le désintérêt grandissant pour les grands auteurs aux réflexions éminemment profondes sur l’homme et les rapports interhumains, on assiste à une véritable désaffection du savoir, que l’on peut combattre en redonnant précisément toute leur place aux sciences humaines. D’ailleurs, on peut davantage illustrer notre propos en se référant à Emmanuel Kant. Dans son petit, mais néanmoins précieux opuscule intitulé « Qu’est-ce que les Lumières ? », le penseur allemand clarifie l’expression « Penser par soi-même », tout à fait décisive dans le cadre d’une mondialisation qui fait ordinairement fi des revendications des peuples. Il est indispensable pour ce faire, de s’arracher aux affres de la pensée unique et de faire l’effort d’interroger au travers de sa propre personne, les présupposés des arguments avancés par ceux-là mêmes qui dessinent les contours de la société, en tentant de nous maintenir dans un état de minorité, c’est-à-dire sous tutelle permanente, laissant perdurer une situation dans laquelle on confie à d’autres le soin de penser à notre place. C’est finalement la crainte, l’angoisse d’être incapables d’user, avec une totale autonomie, de son entendement, qui nous condamne à cet état d’esclavage intellectuel. Il faut oser penser par soi-même pour espérer échapper à cette minorité pour être enfin capables de donner d’autres orientations et impulsions à la mondialisation.

CONCLUSION

En guise de conclusion, on peut effectivement suggérer non sans une certaine retenue, et ce afin d’éviter les faux procès et la diabolisation systématique, que la mondialisation dans ses formes actuelles n’est pas prête de susciter l’adhésion des peuples. En effet, elle exclut, beaucoup plus qu’elle n’intègre ; en d’autres mots, elle ne profite qu’aux pays et populations, socialement les moins vulnérables. L’esprit critique, qui est un pendant efficace à la pensée des technocrates et autres acteurs non étatiques à la tête de firmes multinationales, lesquels organisent la société selon leurs propres intérêts négligeant à l’excès ceux de leurs concitoyens, doit être impérativement encouragé. Cela passe par une réforme des systèmes éducatifs, en renforçant les activités de culture générale, en augmentant également les budgets pour la recherche, non pas seulement scientifique, et en développant la démocratie participative, censée permettre une meilleure prise en compte des besoins des citoyens. La création d’un Tribunal pénal international (TPI) est l’une des avancées positives qui est à mettre au crédit d’une mondialisation de la justice, qui n’est plus exclusivement nationale. Si l’on n’encourage pas la conscience critique, les citoyens héritent de pensées toutes faites, et ne sont plus à proprement parler la pierre angulaire des législations.

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BOURDIEU, P., Contre-feux 1 et 2, Raisons d’agir, Paris, 1998 et 2001.

FERRY, J, – M., La Question de l’Etat européen, Gallimard, Paris, 2000.

KANT, E., Qu’est-ce que les Lumières ? Garnier-Flammarion, Paris, 1991.

LIPOVETSKY, G., L’Ere du vide, essai sur l’individualisme contemporain, Gallimard, Paris, s. d.

Mondialisation, au-delà des mythes (sous la direction de), Serge Cordellier et Fabienne Doutaut, La Découverte les dossiers de l’état du monde, Paris, 1997.

 


[1] On peut définir la mondialisation de la manière suivante : rien ne se passe à un endroit du globe, sans qu’il n’y ait de répercussions peu ou prou quantifiables en un autre lieu de la planète. Ceci est vrai aussi bien pour l’économie et les finances, que pour l’environnement.

[2] On songe en particulier aux pays à forte tradition islamique, notamment les pétromonarchies, pour ne prendre que cet exemple, nécessairement amenées à collaborer étroitement avec les Etats occidentaux, malgré il est vrai, les réticences d’une catégorie de la population qui voit parfois d’un très mauvais oeil l’irruption de produits étrangers, et sur leurs terres, la présence occidentale.

[3] Philippe de Villiers, député européen, président du MPF (Mouvement Pour la France) est connu pour ses positions éminemment anti-européennes. En plus de dénoncer régulièrement « l’Europe de Bruxelles », « le mondialisme », il soutient farouchement que toute « société multiculturelle est multiconflictuelle » ce qui est pour le moins un rejet patent de ce qui fait peut-être la plus grande richesse de nos sociétés mondialisées, c’est-à-dire la diversité culturelle.

[4] Le terme globalisation vient très exactement de l’anglicisme globalization, autre mot pour désigner la mondialisation. Cependant, si pour l’économiste sans doute, la globalisation, la mondialisation de même que l’internationalisation recouvrent certes des nuances précises ; en revanche, sur le strict plan lexical, les trois vocables mettent clairement en avant l’idée force, de mise en commun, de coopérations étroites entre les divers Etats nationaux.

[5] A cet égard l’essai du philosophe Gilles Lipovetsky intitulé « L’ère du vide, essai sur l’individualisme contemporain », peut constituer une source d’informations non négligeables. En effet, il met en évidence les contrecoups de la société de consommation évidemment favorisée dans le cadre de la mondialisation, et responsable selon lui, de la consécration d’un individualisme forcené.

[6] Les Etats-Unis ont clairement commencé à dominer le marché durant la grande guerre : « La première guerre mondiale avait permis aux Etats-Unis d’occuper des marchés cinématographiques laissés libres par la mobilisation des grandes puissances européennes. La crise des années trente faisant basculer définitivement le centre de l’économie-monde de Londres vers New-York, la notion « d’américanisation » est alors lancée pour stigmatiser le débarquement des produits culturels qui tissent un lien étroit entre les réseaux financiers et « les oeuvres de l’esprit » et menacent de saper l’universalité dont l’Europe et sa notion de haute culture entendent être le garant. » Cf. « La Nouvelle idéologie globalitaire » in Mondialisation, au-delà des mythes, par Armand Mattelard.

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