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Le culte des saints au Proche-orient (partie 1)

« Les ’ulama’ sont les héritiers des prophètes » : ce hadith illustre parfaitement notre propos 2, si l’on précise que, pour les soufis, les ulama’ visés par cette tradition ne sont pas de simples « savants », mais les « connaissants », les « gnostiques », c’est-à-dire les saints. L’héritage prophétique pré-islamique 3 n’apparaît nulle part autant qu’au Proche-Orient, berceau des monothéismes. Le fait que les saints musulmans héritent spirituellement des prophètes4 doit être lié à l’enseignement du maître andalou Ibn Arabi suivant lequel le nabi (prophète) ou le rasul (envoyé) est avant tout un wali (saint)5. La dévotion populaire, nous le verrons, concorde sur ce point avec la doctrine du soufisme.

Grâce à sa proximité des lieux saints du Hedjaz et sa position centrale dans l’aire musulmane, notre région se distingue également par le fait qu’un grand nombre de personnalités de la première période de l’Islam y sont enterrées. Muhammad aurait ainsi vanté les vertus du Bilad al-Sam à ses Compagnons et les aurait incité à s’y établir ; ceci, ainsi que l’expansion précoce de l’Islam en Syrie, explique la présence importante des tombes de Sahaba. Par ailleurs, l’imam ’Ali et son fils al-Husayn ont connu le martyr en Irak, et d’autres membres de la famille du Prophète reposent à Bagdad et à Damas. De la nébuleuse chiite, partie d’Irak, sont sorties, outre les duodécimains, des sectes communément appelées « extrémistes ». Si ces sectes n’adhèrent pas à l’orthodoxie – qu’elle soit sunnite ou chiite -, elles appartiennent de près ou de loin à la sphère de l’Islam ; c’est pourquoi nous avons inclu dans cet article les Alaouites et les Druzes. Les Yézidis occupent une position plus marginale encore, mais sur la question du culte des saints leur cas, comme celui des sectes chiites, apporte un élément de comparaison intéressant avec ce qui se pratique en milieu sunnite. En outre, le voisinage des deux autres religions monothéistes contribue à former une véritable mosaïque cultuelle dans la région, source évidente d’influences réciproques en ce qui concerne notre sujet.

De ce qui a été dit découle une autre caractéristique : venant après les prophètes, les Compagnons et les Alides, les « saints musulmans », au sens habituel de l’expression, ne représentent que la dernière strate de la superposition de la walaya au Proche-Orient.

Divers termes désignent en arabe le tombeau d’un saint, mais les fidèles du Proche-Orient affectionnent particulièrement celui de maqam.. Ce dernier signifie en théorie « cénotaphe », c’est-à-dire un tombeau vide perpétuant la mémoire d’un saint mort ailleurs, mais dans la pratique le saint est souvent réellement inhumé en cet endroit. Les Irakiens utilisent fréquemment le mot marqad, tandis que celui de hadra s’applique uniquement aux prophètes, en Palestine. Le mashad indique un martyrium en milieu sunnite, et un mausolée d’Alide chez les chiites, les Imams et leurs familles étant considérés par ceux-ci comme des martyrs. Le terme mazar, quant à lui, qualifie tout sanctuaire faisant l’objet de visites pieuses (ziyara).

1 – Les lieux de culte.

Au Proche-Orient, la topographie spirituelle présente une double configuration : tantôt la praesentia du saint élit domicile au coeur de la ville, parmi les hommes, tantôt elle se niche dans la nature sauvage et fait corps avec le monde minéral.

a) La densité historique de notre région ainsi que sa vocation urbaine très ancienne expliquent la position centrale qu’occupent nombre de sanctuaires dans la cité. Dressés le plus souvent sur des vestiges pré-islamiques, ils ont généré la vie autour d’eux, donnant parfois naissance à de nouvelles phases de l’histoire de leur ville. La relique du prophète Yahya (Jean-Baptiste) n’a pas déterminé la construction de la mosquée des Omeyyades de Damas, puisque sa tête aurait été découverte fortuitement lors des travaux, sous le califat d’al-Walid (m. 97 / 715) ; mais de nos jours encore la baraka du sanctuaire irrigue l’immense édifice de la mosquée enchâssé dans la ville intra-muros. Le prophète Zakariyya (Zacharie), père de Yahya, joue un rôle identique dans la grande mosquée d’Alep, mais à un moindre degré. A Jérusalem, le Dôme du Rocher consacre la précellence de Muhammad, car la tradition rapporte qu’il y dirigea la prière devant les autres prophètes, avant d’effectuer son « Ascension » (Mi’rag) ; l’édifice témoigne également du triomphe de l’Islam naissant, de l’élan « civilisateur » donné par les Omeyyades. Par la suite, les anbiya’ vont partager avec les awliya’ la ferveur des pèlerins ; légitimé par la théologie acharite, le culte des saints acquiert droit de cité ; cette évolution se matérialise par l’édification de sanctuaires mais aussi par la diffusion de la littérature hagiographique et d’ouvrages doctrinaux à but apologétique ; cette évolution est particulièrement nette à Bagdad, à partir du IVe / Xe siècle6.

La reconnaissance de ce culte par le califat abbaside se mue, lorsque pointent les périls franc et mongol, en incitation ouverte dictée par la tactique politique. Dans le Bilad al-Sam particulièrement exposé, la présence du saint signifie avant tout affirmation de la souveraineté de l’Islam sur son territoire. Le sultan mamelouk Baybars (m. 676 / 1277) avait bien perçu ce fait, puisqu’il fit élever en Palestine des complexes monumentaux sur les maqam-s de Musa (Moïse) et de Salih, le prophète du peuple de Thamoud. Baybars créa également des fêtes saisonnières (mawsim) sur ces lieux, dédiées à ces personnages : les populations musulmanes devaient s’y rendre nombreuses et armées, pour impressionner les pèlerins chrétiens orthodoxes qui déferlaient à Pâques vers Jérusalem7. Par ailleurs, l’effervescence qui règne dans la grande mosquée de Homs provient de la présence de Halid Ibn al-Walid (m. 21 / 642), Compagnon et chef de l’armée musulmane ayant permis la conquête de la Syrie par sa victoire sur le Yarmouk en 15 / 636. De même, la dévotion que les Damascènes manifestent à l’égard de cheikh Arslan (m. vers 541 / 1146) s’explique en grande partie par le fait que le saint ait bâti son ribat à l’endroit où Halid aurait établi son camp lors de la prise de la ville en 14 / 635. Selon la tradition, la première mosquée de Damas aurait été élevée sur ce lieu. En outre, de son ribat qui se trouvait extra-muros, le cheikh a mené le gihad contre les Francs, ce qui lui a valu le surnom de « protecteur de la terre et de la Syrie » (hami l-barr wa l-Sam)8. De nos jours encore, la mosquée de cheikh Arslan est située à la lisière du quartier chrétien de Bab Tuma.

Seuls les prophètes ou les grands saints bénéficient d’ensembles funéraires comprenant une salle de prière adjacente, appelée musalla, masgid ou même gami . Généralement, de tels édifices ne sont pas bâtis dans des cimetières préexistants, en vertu d’un hadith interdisant de « choisir les tombes comme mosquées »9 ; cette règle souffre toutefois de nombreuses exceptions, notamment à Bagdad où les dômes de soufis comme Ma’ruf al-Karhi et Gunayd ponctuent la nécropole de Karh. Hormis les cas particuliers de Zakariyya et de Yahya, les sanctuaires de prophètes les plus importants se trouvent en Palestine. Mais, par leur éloignement dans le temps, les anbiya’ ont laissé peu de traces matérielles, et leur présence dans la tombe que la tradition leur a assignée est loin d’être sûre. Leur ancrage dans la cité en pâtit donc, mais non le statut privilégié dont ils jouissent dans l’ensemble du Proche-Orient.

Par contre, l’histoire des awliya’ est étroitement liée à celle de leur ville. Qu’ils en soient natifs ou qu’ils aient choisi d’y résider – tel Ibn Arabi à Damas -, dans tous les cas ils honorent la ville. Une familiarité de longue date, tissée par les ziyarat mais aussi par la vision nocturne de saints et leur mention fréquente dans la vie quotidienne, existe entre eux et la population, au point que celle-ci les a élus « saints patrons ». A Damas, cheikh Arslan et Ibn ’Arabi se partagent l’attraction spirituelle, le premier étant lié à la ville intra-muros et à la mosquée des Omeyyades, le second régissant les pentes du Mont Qassyoun. L’axe établi par le mausolée du maître andalou (m. 638 / 1240) et, en allant vers le nord, par les sanctuaires plus récents de ’Abd al-Gani al-Nabulusi (m. 1143 / 1731) et du cheikh kurde naqshbandi Amin Kuftaru (m. 1938) trace comme une ligne de démarcation entre l’univers de la montagne et celui de la ville. Ibn Arabi détient la préséance tant doctrinale que temporelle, car les deux autres saints ont été marqués par son enseignement. Des séances de dikr soufi se tiennent régulièrement dans ces maqam, mais la mosquée du cheikh Kuftaru, qui représente le poumon du quartier kurde de Damas, est maintenant la plus active. Au-dessus de la tombe du cheikh s’élève un immense bâtiment abritant un institut d’études religieuses, des dortoirs, des appartements et bien sûr une vaste salle de prières ; plusieurs centaines de personnes entrent et sortent chaque jour de cette ruche.

Les grands sanctuaires urbains portent la marque de la ferveur, mais aussi des luttes religieuses et idéologiques qui tirent parti du charisme des saints. Si la Syrie a vu s’affirmer l’identité musulmane contre les Croisés, Bagdad, quant à elle, a été le théâtre de rivalités séculaires entre sunnisme et chiisme. L’imam Abu Hanifa et le cheikh ’Abd al-Qadir al-Gilani, plus particulièrement, ont représenté et représentent encore des enjeux importants. Lorsqu’il prit Bagdad aux Séfévides, en 941 / 1534, l’Ottoman Soliman le Magnifique trouva les mausolées de l’imam et du cheikh détruits ; celui d’Abu Hanifa était de plus couvert d’immondices10. Quelques vingt ans plus tôt, Sélim, le père de Soliman, avait découvert le maqam d’Ibn ’Arabi à Damas dans un état similaire, et avait aussitôt ordonné la construction du sanctuaire actuel ; mais les adversaires étaient ici les « hommes de la lettre », les fuqaha’ 11. Soliman suivit l’exemple de son père, édifiant une mosquée et une madrasa à côté de la tombe d’Abu Hanifa, une grande mosquée et un imaret pour nourrir les pauvres près de la coupole d’al-Gilani 12. Les deux mausolées de Bagdad furent à nouveau saccagés par les troupes séfévides en 1623, puis restaurés après la reconquête ottomane de 1638… La ziyara qu’effectuent de nos jours de nombreux Turcs revêt donc à leurs yeux une grande portée symbolique, car elle commémore la lutte anti-chiite que mena la Sublime Porte. Dans le sillage de l’Empire ottoman, les Turcs se réclament en effet exclusivement du rite juridique hanafite et vouent une profonde vénération à leur imam ; quant à leur pèlerinage chez le maître de la Qadiriyya, il ne fait que s’inscrire dans la dévotion générale pour le saint, qui fera l’objet de notre étude de cas.

Les lieux saints chiites du sud de l’Irak sont eux aussi convoités, tant par les croyants que par les puissances du Moyen-Orient. Saddam Hussein a pu ainsi faire rénover les sanctuaires grandioses que sont Najaf et Kerbela – lieux de sépulture de l’imam ’Ali et de son fils al-Husayn – tout en réprimant la communauté chiite 13. La dévotion chiite trouve son expression dans la centralité des mausolées alides, situés au milieu d’une grande cour (sahn). L’analogie avec la Ka ba est frappante, d’autant plus que les pèlerins effectuent par trois fois la circumambulation (tawaf) autour du sanctuaire ; comme à la Mecque, on fait accomplir ce rite aux défunts en les transportant dans de précaires cercueils en bois. La munificence de ces « seuils sacrés » (atabat muqaddasa), aux coupoles et minarets resplendissant d’or, n’a pas son pareil au Proche-Orient. Ils sont insérés au coeur de l’habitat, et le contraste n’en est que plus grand avec « la ville basse essentiellement construite en terre » 14. A proximité de Damas reposerait Sitt Zaynab, fille de l’imam ’Ali, dans une bourgade qui porte son nom. Or, la facture de ce mausolée et la répartition de l’espace sont rigoureusement semblables à celles des lieux saints d’Irak, c’est-à-dire purement persanes. Les liens unissant les régimes de Téhéran et de Damas ont en effet permis aux artisans iraniens envoyés en Syrie de travailler dans les meilleures conditions. Le chiisme a désormais pénétré au coeur de la vieille ville de Damas, à deux pas des Omeyyades, par la mosquée récemment terminée de Sayyida Roqayya, fille de Husayn : la topographie spirituelle recèle décidément une dimension géo-politique…

Restons dans l’univers du chiisme, pour remarquer que les mazar -s des Alaouites de Syrie ne sont pas orientés vers la Mecque. De fait, étant donné que les membres de cette secte n’accomplissent pas la prière rituelle (al-salat), ces lieux ne contiennent pas de salle de prière ; il ne s’agit d’ailleurs que d’édicules disséminés dans la montagne.

La praesentia des saints, avons-nous dit, génère la vie autour d’elle. De fait, Najaf, à l’origine « hauteur stérile en forme de plateau » 15, est depuis longtemps un des plus grands centres de l’enseignement islamique, avec ses nombreux instituts religieux et ses bibliothèques. Les plus grands savants chiites (mugtahid, marga’) y ont résidé, dont Khomeyni. L’effervescence religieuse ne saurait y être dissociée, comme ailleurs dans le monde musulman, d’une activité mercantile intense 16. Al-Harawi (m. 611 / 1215) présente Kerbela comme un village, alors que la ville actuelle compte plus de quatre-vingt mille habitants, auxquels s’ajoutent les cent mille pèlerins durant le mois de Muharram 17. En milieu sunnite, les environs des sanctuaires urbains peuvent connaître un développement considérable ; la coupole d’al-Gilani à Bagdad, affirme L. Massignon, « est entourée d’une véritable cité de qadiryin »18, tandis que le quartier kurde de Damas prospère entre ses deux pôles spirituels, le cheikh Amin Kuftaru au sud et le cheikh Halid Naqsbandi au nord. F. De Jong constate de son côté que la présence d’Abraham et des autres patriarches à Hébron a eu pour conséquence la concentration d’un grand nombre de zawiya-s dans les alentours19.

Plus fréquemment, le wali donne son nom au quartier dans lequel il est enterré. Sur la rive gauche du Tigre, celui d’al-A’zamiyyeh – autrefois un village indépendant de Bagdad – s’appelle ainsi en l’honneur d’al-imam al-a’zam Abu Hanifa, et une porte plus au sud a été nommée Bab al-Mu’azzam20. Sur l’autre rive du fleuve, fait face à l’A’zamiyyeh le faubourg de Kazimayn, du nom de Musa Kazim, descendant de ’Ali, et de son petit-fils Muhammad al-Gawad : les septième et neuvième Imams chiites sont enterrés sous deux coupoles dorées jumelles. A Hébron, il existe un « quartier ’Ali al-Bakka’ » qui rappelle la faveur dont a joui ce cheikh (m. 670 / 1271) auprès des premiers Mamelouks21. On ne saurait passer sous silence le quartier « cheikh Muhyi l-din » à Damas ; le mausolée d’Ibn ’Arabi s’y trouve enserré dans un réseau étroit de venelles qui abrite un des marchés les plus fréquentés de la ville.

Les hommes recherchent le voisinage des sanctuaires de leur vivant mais aussi après leur mort, dans l’attente de la vie future. Le cimetière deWadi al-salam, à Najaf, constitue la plus vaste et la plus spectaculaire nécropole de notre zone. Beaucoup de chiites s’y rendent âgés ou malades pour y mourir, ou demandent à s’y faire inhumer22. Cet immense chaos de tombes bigarrées ne cesse d’accueillir des cercueils déchargés des toits de voitures ou d’autobus, et la ville connaît une intense activité dans le domaine de l’industrie funéraire23. Les chiites croient en effet que ceux qui sont enterrés à Najaf ou à Kerbela ne goûtent pas les tourments d’outre-tombe ; à cet égard, l’attraction qu’exerce sur eux le mausolée de l’imam ’Ali est comparable au désir qu’éprouvent les musulmans en général de reposer près du Prophète à Médine. A Bagdad, les affinités existant entre les saints et différents corps sociaux déterminaient une répartition assez nette des lieux de sépulture ; ainsi la vieille aristocratie se faisait enterrer près de Ma’ruf al-Karhi ou de Gunayd, tandis que les esclaves noirs allaient près d’al-Hallag, « le saint proscrit »24. Nombre de hanbalites sont inhumés à l’ombre d’Ibn al-Hanbal, et il en va de même pour les hanafites autour d’Abu Hanifa25. Les membres de la tariqa Qadiriyya, quant à eux, n’ont rapidement plus trouvé place dans l’enceinte du sanctuaire de leur maître éponyme, et reposent le plus souvent dans le cimetière de Ma’ruf al-Karhi.

A Damas, cheikh Arslan a attiré depuis des siècles ’ulama’ et soufis, qui se faisaient enterrer près de son maqam selon un rite de passage très précis : les Damascènes effectuaient pour eux la prière des morts à la mosquée des Omeyyades, puis le cortège – souvent gigantesque – s’ébranlait jusqu’à « cheikh Arslan ». Ce rite fut encore suivi récemment, car le saint le plus populaire de la ville au XXème siècle, Ahmad al-Harun, fut enseveli en 1962 dans le sanctuaire même de cheikh Arslan, tandis que la tombe du savant Muhammad Salih Farfur, décédé en 1986, se trouve dans l’antichambre.

b) En contraste avec ces foyers urbains, il existe au Proche-Orient des sanctuaires totalement intégrés aux mondes minéral et végétal. D’une région à l’autre, de nombreuses coupoles, souvent de taille modeste, coiffent les sommets des collines et des montagnes. En pays yézidi26, ces lieux saints font tellement corps avec le paysage que des légendes affirment que Dieu les a créés en même temps que le mont qui les porte27. Les tells du Djebel druze sont surmontés de petits cénotaphes de forme pyramidale et au sommet blanchi à la chaux ; ils sont principalement dédiés aux prophètes et à Hadir28. De même, le maqam du Nabi Yunus (le prophète Jonas) couronne le plus haut sommet de la montagne alaouite (environ 1200 m. d’altitude)29. Il est tentant d’expliquer la position surélevée de ces mazar-s par la marginalité dogmatique de ceux qui les vénèrent : les Alaouites et les Druzes, notamment, ont fui le sunnisme conquérant de la plaine.

Cependant, l’islam sunnite est lui aussi sensible au symbolisme spirituel de la montagne. Les Syriens considèrent depuis fort longtemps la chaîne du Liban comme le refuge des abdal, catégorie de saints qui, selon le Prophète, résiderait dans le Bilad al-Sam 30. Quant au mont Qassyoun, où plusieurs centaines de prophètes auraient séjourné ou seraient morts 31, les poètes damascènes en célèbrent les vertus 32, et certains cheikhs parcouraient ses pentes chaque vendredi, marchant pieds nus « par respect pour les savants et les saints qui y sont enterrés » 33. Presque au sommet du Qassyoun, au-delà de tout habitat, se trouve le « Sanctuaire des Quarante » (Maqam al-Arba’in) ; cet ensemble comprend notamment une salle avec quarante niches (mihrab) attribuées tantôt à des prophètes tantôt aux abdal, ainsi que la Grotte du sang (magarat al-dam) où Caïn aurait tué Abel. Dans celle-ci, on peut voir une cavité naturelle représentant la gueule de la montagne, où l’on distingue nettement une langue énorme et de solides dents ; l’orifice en a été peint en rouge vif… De deux endroits du plafond de la grotte coulent les « larmes » du Qassyoun pleurant Abel : l’osmose entre les règnes minéral et humain est ici totale. En outre, la rougeur des roches entourant le maqam atteste, selon la tradition damascène, que le premier meurtre de l’humanité a bien eu lieu en cet endroit 34.

 

1. Notre étude porte sur le Bilad al-Sam (Jordanie, Liban, Palestine-Israël, Syrie) et sur l’Irak.

2. Le texte complet du hadith figure dans Suyuti, Al-Gami ’ al-sagir, n° 5705.

3. Le terme pré-muhammadien conviendrait mieux, car les prophètes précédant Muhammadsont tous considérés comme muslimun , c’est-à-dire « soumis à la Loi divine ».

4. Cf. Michel Chodkiewicz, Le Sceau des saints, Paris, 1986, chapitre V.

5. Ibn Arabi, Kitab al-qurba, p.9, édité dans les Rasa’il Ibn ’Arabi, Haydarabad, 1948.

6. Cf. L. Massignon, « Les saints musulmans enterrés à Bagdad », dans Revue de l’Histoire des Religions, t. LVIII, n°1, 1908, pp.332-334.

7. Cf. Tewfik Canaan, Mohammedan Saints and Sanctuaries in Palestine, Londres, 1927 (reprod. Jérusalem, 1982), p.299 ; Nabil Halid al-Aga, Mada’in Filistin, Beyrouth, 1993, p.141.

8. Cf. ’Izzat Hasriyya, Al-Sayh Arslan al-Dimasqi, Damas, 1965, pp.101-106. La connotation du gihad est tellement attachée à cheikh Arslan que, selon l’auteur, la simple invocation de son nom par les résistants syriens au mandat français suffisait à ranimer leur ardeur.

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9. Cette tradition est notamment rapportée par Buhari et Muslim.

10. Ibn Battuta écrit que lorsqu’il visita Bagdad, la zawiya d’Abu Hanifa était la seule de la ville à servir de la nourriture aux passants ; cf. sa Rihla, Beyrouth, 1968, p.220.

11. Notons que la vindicte chiite s’affiche à l’heure actuelle à Damas, car plusieurs habitants de la ville nous ont assuré que beaucoup d’Iraniens effectuant une ziyara à Damas allaient sur la tombe du calife omeyyade Mu’awiya, près de la grande mosquée, pour l’insulter et y verser des détritus. On sait que ce calife s’opposa à ’Ali b. Abi Talib, notamment à Siffin.

12. A Damas, la cantine populaire élevée en face du mausolée d’Ibn ’Arabi s’appelait la Takiyya Salimiyya.

13. Yann Richard, L’Islam chi’ite, Paris, 1991, p.152.

14. Pierre-Jean Luizard, La formation de l’Irak contemporain, Paris, 1991, pp.144-145 en ce qui concerne Najaf, p.149 pour Kerbela.

15. E.I.2, III, 871.

16. P. J. Luizard, op. cit., pp.141-144.

17. Cf. Abu l-Hasan ’Ali al-Harawi, Guide des lieux de pèlerinage, traduit et annoté par Janine Sourdel-Thomine, Damas, 1957, p.175 ; E.I. 2, art. Karbala’, IV, 665.

18. Cf. « Les saints musulmans », p.330.

19. Cf. « The Sufi Orders in Nineteenth and Twentieth-Century Palestine », dans Studia Islamica LVIII, 1983, p.173.

20. Cf. G. Le Strange, Baghdad during the Abbasid Caliphate, Oxford, 1900, pp.192, 282, 349 ; L. Massignon, op. cit., p.336. En 567 / 1171, un voyageur occidental visitant Bagdad évoquait le « quartier populaire d’Abu Hanifa » ; cf. E.I. 2, I, 928.

21. Sur al-Bakka’ et sa zawiya, cf. Mugir al-din al-’Ulaymi (m. 928 / 1521), Al-Uns al-galil bi-tarih al-Quds wa l-Halil, Le Caire, 1866, pp.425, 492.

22. Un rapport britannique de 1911 mentionne le chiffre de six mille dépouilles inhumées par an dans le grand cimetière de Najaf (P. J. Luizard, op. cit.,, p.165). Selon les auteurs chiites, seule l’argile avoisinant la tombe de Husayn, à Kerbela, a des vertus curatives (cf. D. M. Donaldson, The Shiite Religion, Londres, 1933, p.90).

23. P. J. Luizard, op. cit., p.166.

24. L. Massignon, « Les pèlerinages populaires à Bagdad », dans Revue du Monde Musulman, 1908 n°6, p.648.

25. E.I. 2, VI, 121 (art. Makbara).

26. Les Yézidis forment une secte issue de l’Islam, mais ayant intégré beaucoup d’éléments syncrétiques ; ils habitent la montagne kurde au nord-ouest de Mossoul.

27. Cf. Roger Lescot, Enquête sur les Yezidis de Syrie et du Djebel Sindjar, Beyrouth, 1938, p.78.

28. Cf. N. Bouron, Les Druzes, Paris, 1930, p.286.

29. Cf. Hasim ’Utman, Al-’Alawiyyun bayna l-ustura wa l-haqiqa, Beyrouth, 1985, p.227.

30. Cf. par exemple Galal al-din al-Suyuti, Al-Hawi lil-fatawi, Beyrouth, s.d. (nouvelle édition), II, 456-458.

31. Les chiffres varient considérablement suivant les auteurs.

32. Cf. Mahmud al-’Adawi (m. 1032 / 1622), Kitab al-ziyarat bi-Dimasq, Damas, 1956, pp.5, 8.

33. Cf. Musa Saraf al-din Ibn Ayyub, Al-Rawd al-’atir fima tayassara min ahbar ahl al-qarn al-sabi ’ ila hitam al-qarn al-’asir, écrit en 999 / 1590, ms. Damas, fol.225a.

34. Sur le maqam, voir Ibn Battuta, Rihla, p.97 ; Muhammad Amin, Al-’Iqd al-tamin fi Maqam al-Arba’in, Damas, s.d. Un autre mausolée d’Abel se trouve au sommet d’une colline, près de la route conduisant de Damas au Mont Liban.

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Interview exclusive du Cheikh Abdallah Turki, Secrétaire générale le la Ligue Islamique Mondiale