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Le Cheikh Bachir El Ibrahimi : le combat pour la personnalité algérienne (2/2)

Le Cheikh Bachir El Ibrahimi au Machreq : l’Algérie à l’honneur

Dans un article publié dans la revue « le jeune musulman » le 26 mars 1954, Atallah Soufari fit le bilan des deux années que le Cheikh Bachir El Ibrahimi passa en Orient. Il rendit hommage au Cheikh qui, de par son entreprise, avait permis de rétablir les relations entre l’Orient et le Maghreb musulman. Le rideau de fer que la France avait établi entre l’Algérie et le monde arabe était tombé. Atallah Soufari écrivit : « Notre pays qu’on ignorait ou qu’on considérait comme perdu pour l’Islam, comme une seconde Andalousie, est aujourd’hui connu de nos frères »[1]

Celui-ci pour illustrer la force de son argument d’une Algérie vivante, renouant avec ses racines historiques, convoqua le témoignage de Saïd Qotb : « L’histoire de l’Algérie montrera aux désabusés, aux hésitants, aux faibles de tout le monde musulman, que rien ne tuera la vitalité qui remplit le corps de notre patrie et que ce corps porte en lui la semence de la vie qui ne meurt jamais. Cette histoire apportera à tous ceux qui luttent dans le monde entier un souffle puissant d’espérance ardente dans sa libération »[2].

Le périple effectué en Orient par le Cheikh El Ibrahimi répondit à deux impératifs. Celui, pressant, de faire connaître au monde arabo-musulman le drame vécu par les populations du Maghreb vivant sous le joug du colonialisme français, et de renforcer, de consolider les liens unissant l’Algérie au Machreq, et à la sphère islamique. L’objectif était de faire savoir que l’Algérie, grâce à l’action de l’Association des Oulémas, avait réintégré le monde musulman dont elle avait été exclue par le colonialisme[3].

Le Cheikh se rendit tout d’abord au Pakistan pour participer au congrès islamique mondial. Il fut reçu par des officiels pakistanais dont le Gouverneur général du Pakistan Ghulam Mohamed, et son premier ministre Hadj Khwaja Nazimudin, auxquels il exposa les problèmes que connaissait le Maghreb, sans oublier d’évoquer le sort de l’Islam et de l’enseignement de la langue arabe dans une Algérie colonisée.

Il exposa à son homologue pakistanais Abdelhamid El Badabouni, le combat que menait l’association des Oulémas pour la renaissance islamique. Lors de ses multiples rencontres avec le peuple pakistanais, conscient de sa diversité religieuse, il invita celui-ci à ne point sombrer dans des querelles sordides, portant atteinte à l’unité islamique, et qui faisaient le jeu du colonialisme. Il ne cessait de rappeler aux foules venues l’écouter, le célèbre vers du père de la nation pakistanaise Mohamed Iqbal « cessons nos querelles entre partisans d’Othmane et d’Ali et retournons à Mohamed »[4].

La suite de son périple devait l’emmener en Irak où il fut accueilli par le Cheikh Souwaf, leader de l’Association de la Fraternité musulmane, affiliée au puissant mouvement des Frères Musulmans d’Egypte. Tout comme au Pakistan, il s’évertua à sensibiliser l’opinion publique irakienne au combat mené par les nationalistes Maghrébins. Il parvint à séduire, à charmer de par son éloquence, son auditoire. La foule venue l’acclamer après l’un de ses prêches à la grande mosquée de Mossoul s’écria : « Qui n’a vu Djamal Eddine El Afghani, Mohamed Abdou et Rachid Ridha, retrouvera en Bachir El Ibrahimi la flamme de Djamal Eddine et sa philosophie, la foi d’Abdou et ses idées réformistes, la science de Rachid et son éloquence »[5]. Il visita les villes saintes irakiennes, Nadjaf, Kerbala et Koufa et eut de nombreux entretiens avec les dignitaires religieux chiites, notamment le Cheikh Hussein Kachef El Aghitaa. Son discours fut similaire à celui tenu au Pakistan : l’unité autour d’un même message face au colonialisme. Il termina son séjour Irakien par une conférence au Nadi El Bath El Arabi, où il intervint sur l’Islam et le nationalisme arabe.

Mais l’essentiel de ses activités se concentra en Egypte, où le Cheikh décida de se fixer. Car le Caire fut, grâce à la révolution des Officiers Libres de juillet 1952, la capitale du monde arabe libre, Taleb Ibrahimi ayant écrit dans ses mémoires qu’elle était devenue « le phare du monde musulman »[6]. Les dernières années de règne du Roi Farouk avaient certes vu la création, en 1947, d’un Bureau du Maghreb arabe qui réunissait les trois grands partis nationalistes maghrébins : le Néo-Destour, l’Istiqlal et le PPA. Peu après, Le comité de libération du Maghreb Arabe se constitua et fut placé sous l’égide du héros de la guerre du Rif, l’Emir Abdel Krim El Khattabi.

Mais ces structures étaient vouées à l’inactivité, en raison des agissements d’un pouvoir monarchique jugé trop complaisant à l’égard des puissances occidentales. La révolution égyptienne imposa une rupture avec l’ordre ancien. Les « Officiers Libres », hantés par la défaite de Palestine, étaient beaucoup plus enclins à soutenir les mouvements de libération nationale existant dans le monde arabe, le Colonel Néguib déclarant : « le monde arabe s’est réveillé et ne s’endormira plus jamais »[7].

C’est dans la capitale égyptienne que se côtoya l’essentiel des cadres des mouvements nationalistes arabes en lutte contre le colonialisme. Le Cheikh y rencontra entres autres Allal El Fassi leader de l’Istiqlal, L’Emir Abdel Krim El Khattabi, Mohieddine El Klibi du Vieux-Destour, Salah Ben Youcef et Mohamed Badra du Néo-Destour, Hadj Amine El Husseini, Muphti d’El Qods… Un vent d’espoir, suscité par la révolution égyptienne, soufflait sur le monde arabe.

Le recteur d’El Azhar, le Cheikh El Khadra Hussein, d’origine tunisienne, se fit le porte- voix des attentes des militants maghrébins dans un manifeste intitulé « Les musulmans au secours de leurs frères nord-africains ». Celui-ci déclara : « Le sang de vos frères en Islam vous appelle des frontières occidentales de la Lybie jusqu’aux plus lointaines montagnes de l’Atlas pour dénoncer l’oppression et mettre fin à la tyrannie qui leur refuse leurs droits d’hommes et de citoyens. Le moins que l’on puisse attendre aujourd’hui d’un musulman pour remplir son devoir sacré est qu’il s’abstienne de toute collaboration avec les oppresseurs de nos frères nord-africains, qu’il boycotte avant toute chose leurs écoles et leurs instituts »[8].

Les membres du PPA présents au Caire, tels Chadly El Mekki, Mohamed Khider, Ben Bella, ainsi que les Oulémas profitèrent des tribunes que leur offraient les officiers libres pour défendre la cause algérienne. Le siège des Frères Musulmans constituait aussi un point de passage incontournable pour les militants algériens. Bon nombre des futurs cadres de la Révolution algérienne précités fréquentèrent les Frères Musulmans, qui étaient les principaux acteurs politiques de la scène égyptienne, sans lesquels la révolution de juillet n’aurait jamais vu le jour. A cette époque, nombreux étaient les cadres nationalistes du PPA qui furent emplis d’admiration pour le mouvement de Hassan El Banna, au point que certains d’entre eux à l’instar d’Ahmed Bouda et de Mohamed Lamine Debbaghine[9] étaient pour la constitution d’un mouvement analogue en Algérie pour transcender les divergences existantes au sein du mouvement national, et radicaliser la lutte contre la présence coloniale française.

Tout comme les hommes du PPA, le Cheikh El Ibrahimi noua de solides amitiés avec les cadres des Frères Musulmans, auprès desquels il jouissait d’une grande considération. Il fut régulièrement invité au siège de l’association pour animer des causeries religieuses, auxquelles assistaient les grandes personnalités de la confrérie : Hassan El Hodheïbi, Abdelkader Awda, Saïd Ramadan, Mohamed El Ghazali… Cette proximité lui fut préjudiciable lorsque les relations se dégradèrent entre Les Frères Musulmans et l’homme fort des Officiers Libres Djamel Abdel Nasser, qu’il tenta jusqu’au bout de réconcilier. Il fut même, écrit son fils « taxé de mentor du mouvement »[10], ce qui l’amena à ralentir ses activités et ce peu de temps avant le déclenchement de l’insurrection du 1er novembre.

Les Oulémas et la révolution algérienne

Pendant ce temps, en Algérie, le Cheikh Larbi Tebessi présidait aux destinées de l’association des Oulémas. Le discours des leaders islahistes, emmenés par la nouvelle direction, était volontiers plus belliqueux. Dans cette atmosphère de fin d’Empire, les Oulémas s’illustrèrent par des discours où ils en appelaient à la destruction du régime colonial. A Oran, le 20 février 1954, Cheikh Larbi Tebessi clama en public : « le jour viendra où la France sera obligée de partir [ …] tous les musulmans doivent s’unir pour atteindre ce but »[11].

A Constantine, lors d’une cérémonie de remise de diplôme qui se déroula le 7 août 1954 à la maison de l’Etudiant, le Cheikh Ahmed Hamani prononça un virulent discours où il fit le procès du colonialisme et affirma qu’était venue la fin du temps des palabres. Il estima que le peuple algérien était désormais prêt à recouvrer son indépendance. Le Cheikh Hamani déclara : « après vingt années d’attente, d’espoir et de déception, l’association des Oulémas renonce aujourd’hui à tout compromis avec l’autorité pour le règlement de la question du culte musulman […] ce problème ne sera finalement résolu que dans la liberté et l’indépendance de l’Algérie »[12]

De passage à Nedroma, le 3 septembre 1954, le Cheikh Abbas Bencheikh El Hocine tint un discours plus que prémonitoire à deux mois du début de l’insurrection du 1er novembre : « Ne croyez pas que l’Algérie dort actuellement ; elle lutte, mais secrètement comme ont lutté la Tunisie et le Maroc. D’ici peu, dans un mois ou deux, en tout cas avant un an, elle se lèvera aussi comme tous les pays arabes. Votre plus grande obligation est d’y contribuer largement avec votre argent »[13].

A l’instar des autres formations du mouvement national, les Oulémas furent décontenancés par le déclenchement de la lutte armée orchestrée par le FLN et optèrent pour un prudent attentisme. Le Cheikh Foudhil El Ourtilani, alors au Caire, rompit le silence de l’association des oulémas. Il fit publier au nom de l’association réformiste dans le quotidien égyptien « Al Qahira », daté du 10 novembre, un appel « aux insurgés héroïques d’Algérie et du Maghreb ».

Celui-ci exalta la révolte bénie en affirmant qu’accepter le colonialisme est une impiété, puis il ajouta : « La France ne vous a rien laissé ni dans le domaine spirituel, ni dans le domaine temporel. De vos habous saisis, il n y a plus trace. Vos mosquées sont devenues des églises et des services publics. Vous avez été spoliés de vos meilleures terres. Vos aspirations ont été annihilées, votre honneur humilié, et la France a répandu à flots le sang de vos enfants dans des guerres colonialistes et criminelles. Hommes libres d’Algérie, combattants de tout le Maghreb arabe, sachez que le djihad qui vous délivrera de l’asservissement est pour vous une obligation sacrée imposée par votre religion, votre patriotisme et votre virilité »[14].

Les Oulémas étaient sentimentalement acquis à la révolution algérienne, mais l’engagement et le ralliement en sa faveur étaient toujours le fait d’individualité, à l’instar de Brahim Mezhoudi qui devint officier supérieur de la Wilaya 2 ou le Cheikh Derdouri Belkacem tôt recherché par les autorités coloniales. La jeunesse étudiante des oulémas prit fait et cause pour le FLN, et beaucoup prirent le maquis.

Le Cheikh Larbi Tebessi, qui selon Ali Kafi était « le plus disposé à comprendre la révolution et à lui apporter son soutien »[15] en raison de ses convictions, entra en contact avec le FLN courant 1955. Des rencontres eurent lieu entre Abbane Ramdane, le Cheikh Larbi Tebessi et Kheirredine au domicile familial du Cheikh El Ibrahimi, à Kouba. Le 20 janvier 1956, l’organe El Bassaïr précisa la position de l’association relative à l’insurrection : « La rébellion ne cessera que si l’Algérie devint une nation libre, le Gouvernement Français s’engageant à respecter les aspirations du peuple algérien à la dignité et à l’indépendance. Le dialogue devra s’engager avec les combattants qui supportent seuls tous les fardeaux, ou avec leurs représentants légitimes. Aujourd’hui la parole est à ceux qui combattent, et non à ceux qui fréquentent les salons »[16].

Le 12 février de la même année, le Cheikh Larbi Tebessi fit part une nouvelle fois, lors d’une conférence de presse, de la position de l’Association relative au conflit sévissant en Algérie. Cela ne pouvait se résoudre que par « la création d’un Etat algérien indépendant et démocratique où quiconque fut-il non musulman, puisse être porté à sa tête. Les évènements d’Algérie n’opposent pas Musulmans et Chrétiens, ni Africains aux Européens, c’est un Conflit entre opprimés et colonialistes. Pour mettre fin à la situation actuelle, la France doit admettre le principe d’une Algérie indépendante et négocier directement avec les chefs du FLN »[17].

Au même moment, le Cheikh El Ibrahimi scella définitivement le destin des oulémas à celui du FLN. Il déclara que l’association devait, dans la mesure de ses moyens, participer à la lutte. L’engagement des Oulémas en faveur de la révolution s’accentua, les activités politiques et militaires prirent le pas sur les activités culturelles. Le réseau des médersas et des mosquées sous obédience oulémas servaient de lieux de propagande et faisaient partie intégrante de la logistique de soutien au FLN.

En Octobre 1956, le comité directeur de l’association adressa à tous les chouyoukhs responsables une circulaire portant le cachet du FLN, les invitant à soutenir d’une façon effective et totale la lutte menée pour l’indépendance de l’Algérie. Ces derniers étaient libres de s’engager au sein de l’ALN ou du FLN. En plus de fournir des combattants, comme le futur colonel Chaabani, l’association fut pourvoyeuse d’imams, de cadis, de commissaires politiques officiant dans le maquis, à l’instar du Cheikh Naïmi Naïm, du Cheikh Bentama Salah ou encore du Cheikh Lalaoui Youssef.

Faisant partie intégrante du dispositif politique et militaire du FLN qu’elle rallia, l’association des Oulémas ne fut pas épargnée par la répression. Les autorités coloniales françaises frappèrent la tête de l’association en faisant enlever le Cheikh Larbi Tebessi, dont on ne retrouva jamais le corps, Ahmed Bouchemal et Lamine Lamoudi, eux aussi compagnons de la première heure du Cheikh Ben Badis, furent assassinés. Elles procédèrent à l’exécution du secrétaire de l’Institut Ben Badis, l’écrivain Ahmed Réda Houhou, ainsi que des cadres enseignants, tels le Cheikh Djaffer El Adwi, considéré en raison de son éloquence comme le second Ben Badis, et le poète Rabi Bouchama. D’autres, comme le Cheikh Saïd Salhi et le Cheikh Ahmed Hamani connurent la prison et les camps d’internements.

Le testament politique du Cheikh El Ibrahimi

Le triomphe de la révolution algérienne sonna l’heure du retour pour le Cheikh El Ibrahimi, après plus de dix années passées en exil. Mais déjà en coulisse, les divers clans commencèrent à s’affronter pour l’obtention du pouvoir lors de la crise de l’été 62. Bachir El Ibrahimi fut sollicité par l’homme fort des services de renseignement Egyptien, Fathi Dib, afin d’appuyer Ben Bella contre le GPRA de Ben Khedda ; le Cheikh rejeta sa proposition arguant que « tous les protagonistes de cette crise algérienne étant mes enfants, je ne puis prendre position pour l’un contre l’autre. Si j’ai un mot à dire, à mon âge et dans ma position, c’est un appel à l’unité des rangs pour sauver l’Algérie d’une fracture funeste »[18].  Le Cheikh Bachir El Ibrahimi rentra, en octobre 1962, dans une Algérie indépendante dirigée par le groupe de Tlemcen, structuré autour du tandem Ben Bella-Boumediene et débarrassé de leurs rivaux du GPRA et du groupe de Tizi-Ouzou qui réunissait Krim Belkacem et Mohamed Boudiaf.

Le succès du groupe de Tlemcen ne mit nullement fin aux tensions politiques existantes. Le pouvoir de Ben Bella était ouvertement contesté par divers acteurs qui ne supportaient pas, pour diverses raisons, l’orientation que prenait l’Algérie. L’année 1963 fut marquée par la dissidence de nombreux politiques. Mohamed Khider démissionna du Secrétariat Général du FLN. Celui-ci échoua dans son entreprise de constituer un contre poids efficace, face à un exécutif autoritaire. Ferhat Abbas fit de même et démissionna de son poste de Président de l’Assemblée nationale pour protester contre « la soviétisation de l’Algérie »[19], Aït Ahmed prit le maquis pour signifier son refus du pouvoir personnel de Ben Bella.

La contestation exista même au sein des rangs de l’armée. Le jeune colonel Chaabani, ancien commandant de la Wilaya 6, s’opposa ouvertement au tandem Ben Bella-Boumediene, dont il réprouva non seulement la gestion du corps militaire mais aussi ses options idéologiques. Nombreux furent les anciens cadres de l’association des Oulémas à condamner le socialisme démagogique dont s’était vêtu le régime de Ben Bella. Taleb Ibrahimi évoque les principaux griefs dressés à l’encontre du dirigeant algérien d’alors : « un discours fastidieux et insipides sur le socialisme, des nationalisations intempestives et parfois ridicules (comme celles des salons de coiffure), l’ouverture des Magasins Pilotes Socialistes, l’autogestion agricole qui fait fuir tous ceux qui aiment réellement la terre, une répression qui frappe tout élément qui ne fait pas preuve de collaborationnisme voire de servilité »[20].

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Ce qui restait de l’association des Oulémas se fractionna et trois pôles firent leur apparition. Le premier emmené par Ahmed Tewfik El Madani qui se reconnu et s’identifia aux objectifs politiques déterminés par Ben Bella, et auquel fut attribué le ministère des Affaires religieuses, le second qui accepta silencieusement son reclassement au sein des instances éducatives, et enfin le troisième structuré autour de la personne du Cheikh Bachir El Ibrahimi qui s’opposa à Ben Bella.

Le Cheikh sortit de sa réserve le 16 avril 1964, jour anniversaire de la mort du Ben Badis, et rédigea un mémorandum fort critique à l’égard du régime de Ben Bella. Le Cheikh écrivit : « Dieu m’a accordé la grâce de vivre jusqu’à l’indépendance de l’Algérie. Ce jour là, je pouvais affronter la mort, l’âme en paix car il me semblait transmettre le flambeau du combat pour la défense du véritable Islam et la renaissance de la langue arabe, combat qui fut la raison de ma vie, à ceux qui prenaient en mains les destinées du pays. Je décidai en conséquence, de garder le silence. Aujourd’hui anniversaire de la mort de Ben Badis, je me vois contraint de rompre le silence car l’heure est grave : notre pays glisse de plus en plus vers une guerre civile inexpiable, une crise morale sans précédent et des difficultés morales insurmontables. Les gouvernants ne paraissent pas réaliser que notre peuple aspire avant tout à l’unité, à la paix, à la prospérité et que leurs fondements théoriques de leur action, doivent être puisés non dans les doctrines étrangères mais dans nos racines arabo-islamiques L’heure est venue où les responsables doivent donner l’exemple du sacrifice, où seules la probité et la compétence doivent entrer en ligne de compte, où l’intérêt général doit primer. L’heure est venue de revaloriser le terme, si galvaudé, de fraternité et de retourner au principe de la consultation si cher au Prophète. L’heure est venue enfin de sonner le rassemblement de tous les enfants de l’Algérie afin qu’ils bâtissent ensemble une Cité de justice et de liberté, une Cité où Dieu aura sa place »[21].

Le Cheikh, fidèle à la doctrine islahiste, se fit le défenseur de l’authenticité culturelle algérienne qui devait demeurer le socle de l’édification de l’Algérie indépendante. Il fit ainsi écho aux craintes qui furent formulées dans la foulée par des intellectuels comme Malek Bennabi ou le docteur Khaldi pour lesquels « l’idéologie d’un peuple ne peut être formulée que par des hommes qui sont pétris par les évènements de son histoire  »[22]. Rejetant la nouvelle tutelle qui s’exerçait sur l’Algérie et qui la menaçait dans son être, le Cheikh El Ibrahimi percevait le drame des peuples musulmans nouvellement indépendants, qui se devaient de répondre aux défis imposés par l’Impérialisme des deux blocs en posant les jalons d’une alternative civilisationnelle qui permettrait de tourner définitivement la page de la colonisabilité tant évoquée par le penseur précité Malek Bennabi.

La réplique ne tarda pas, Ben Bella décida tout d’abord de s’entretenir avec le Cheikh. Lors d’une visite à son domicile, il lui rendit hommage et s’évertua à louer le combat initié par les Oulémas, combat que son gouvernement s’efforçait de poursuivre. Ce à quoi le Cheikh répondit : « Tant que tu seras sur la voie de l’Islam et de l’arabité, je suis avec toi, si tu en dévies, je serai contre toi »[23]. Néanmoins, peu de temps après, le Cheikh El Ibrahimi, malgré son âge, fut assigné à résidence. La répression s’abattit sur tous les opposants au régime de Ben Bella, Ferhat Abbas fut arrêté et déporté dans le sud algérien à Adrar, les fils du Cheikh Ibrahimi furent aussi arrêtés et emprisonnés. Le Colonel Chaabani connut un sort encore plus tragique, arrêté, il fut jugé lors d’une parodie de procès et sommairement exécuté.

Le Cheikh se refusa à demander, pour lui ou sa famille, tout traitement de faveur qui était conditionné par une visite au Président Ben Bella. Sa santé déclina brutalement et il s’éteignit le 20 mai 1965. Plus de 200 000 personnes accompagnèrent la dépouille du Cheikh El Ibrahimi. Le peuple algérien de par sa présence tenait à rendre hommage à celui qui, pendant quarante cinq ans, n’a eu de cesse de lutter pour la défense de la personnalité algérienne, affrontant successivement le colonialisme français et les dérives autoritaires du régime politique de Ben Bella.

 


[1] Soufari Atallah « l’Algérie à l’honneur » in le Jeune musulman N° 29, 21 radjab 1373/ 26 mars 1954 , Cet article est une réponse aux propos tenus par l’écrivain Egyptien Ziat qui lors d’un séjour à Bagdad déclara « Le peuple Algérien à l’instar du peuple andalous, a perdu le sens de son origine ».

[2] Ibid., Soufari Atallah

[3] Voir à ce propos l’article écrit par Ahmed Taleb Ibrahimi dans le premier numéro du jeune musulman qui a pour titre « l’Algérie dans le monde musulman » et daté du 13 ramadhan 1371/ le 06 juin 1952.

[4] Taleb Ibrahimi Ahmed « Cheikh El Ibrahimi au Pakistan » in le jeune musulman N°03 du 19 chaoual 1371 / 11 juillet 1952, et N°4 du 03 dhoul qaada 1371/25 juillet 1952.

[5] Taleb Ibrahimi Ahmed « Cheikh El Ibrahimi en Irak » in le jeune musulman N°05 du 22 dhoul hijja 1371 / 12 septembre 1952, et N°6 du 06 1372/26 septembre1952

[6] Taleb Ibrahimi Ahmed, Mémoire d’un Algérien, Tome 1 : Rêves et épreuves (1932-1965), op. cit., p 75,

[7] Taleb Ibrahimi Ahmed « Le monde musulman en marche » in le jeune musulman N°12 du 16 rabi etthani 1372 / 02 janvier 1953.

[8] Ibid.,

[9] FR CAOM 93/4338

[10] Taleb Ibrahimi Ahmed, Mémoire d’un Algérien, Tome 1 : Rêves et épreuves (1932-1965), op. cit., p 76,

[11] FR CAOM 93/4496

[12] FR CAOM 93/4318

[13] FR CAOM 93 /4496

[14] FR CAOM 93/4496

[15] Kafi Ali, Du militant politique au dirigeant militaire. Mémoires (1946-1962). op., cit,  p39.

[16] FR CAOM 93/4496

[17] FR CAOM 93/4496

[18] Taleb Ibrahimi Ahmed, Mémoire d’un Algérien, Tome 1 : Rêves et épreuves (1932-1965), op. cit., p159

[19] Ibid., p 209

[20] Ibid., 179

[21] Ibid., p181-182

[22] Bennabi Malek, Les grands thèmes, Alger, Borhane, 2005, p 7

[23] Taleb Ibrahimi Ahmed, Mémoire d’un Algérien, Tome 1 : Rêves et épreuves (1932-1965), op. cit., p 183

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2 commentaires

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  1. Passionnant de bout en bout merci.
    Je peux me tromper mais un des personnages rencontrés par le cheikh rahmatou allahi alaih, risque de vous valoir sur votre fil, la visite de gens … très bien intentionnés qui viendront vous dire tout le bien du mal qu’ils pensent du nazislam et vous apporter des preuves irréfutables (hors salut hezbollah plus récent), que l’armée de Mohamed est hitlérienne… Je ne les ai jamais vus rater une seule occasion de ce type.
    Si ces comiques rappliquent, faites preuve d’indulgence ces gens là sont payés pour avoir des « conviction » c’est dire si leur vie est sinistre 😉
    Merci encore.

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