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Le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis vu par Malek Bennabi (partie 2/2)

Ben Badis défenseur de l’Algérie arabe et musulmane

De l’action du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis, Malek Bennabi retint en premier lieu sa lutte pour la préservation de l’identité algérienne arabe et musulmane. Afin de préserver cette identité le fondateur de l’association des Oulémas dénonça la politique assimilationniste de l’Etat français qui visait à faire des Algériens des français. Pour cela l’Etat français combattait toutes les spécificités culturelles et identitaires des Algériens, car elles étaient susceptibles de servir de fondement à une opposition à la domination coloniale. L’école était le lieu privilégié de cette politique de dépersonnalisation et d’acculturation des Algériens.

Décrivant de l’impact de la colonisation au niveau culturel Malek Bennabi affirmait : « de fait, c’est une opération de clivage culturel qui commençait sur toute l’étendue du pays pour séparer la conscience algérienne de son assise historique arabo-islamique. Dans les nouvelles écoles qui s’ouvrent comme Sidi El-Djeliss, les petits algériens commencent à apprendre leurs nouvelles leçons d’histoire sur leurs ancêtres, les Gaulois. Cette leçon n’est qu’une parcelle, un simple aspect scolaire d’une nouvelle sédimentation culturelle destinée à recouvrir, à oblitérer par couches successives, la personnalité du pays, au fond de sa conscience et de son subconscient. On parlera plus tard de dépersonnalisation : c’est cela sa signification précise, c’est-à-dire, une œuvre de désalgérianisation de l’Algérie dans tous les domaines, par tous les procédés. La langue, l’économie, la politique, l’administration, ont joué leur rôle comme facteur d’assimilation »[1].

Cette action de dépersonnalisation de l’Algérien, d’assimilation, de désalgérianisation, selon Malek Bennabi, se poursuivait jusque dans les casernes, jusque sur les champs de batailles et même jusque dans la mort : « Même la caserne jouera ce rôle car, en 1912, la loi sur la conscription obligatoire est étendue à l’Algérie. Et le peuple algérien donnera dans la guerre de 1914-1918, vingt-quatre mille de ses enfants morts sans doute héroïquement, mais en holocauste sur l’autel de cette « civilisation », qui entend utiliser l’indigène comme mercenaire armé d’un fusil ou parfois d’une plume. Même la mort dépersonnalisait l’Algérien quand il mourait sous l’uniforme d’une armée étrangère. Ainsi, tout au long d’un siècle de colonisation inaugurée par un clivage séparant la conscience algérienne de son assise historique millénaire, c’est une œuvre de sédimentation culturelle qui se poursuit lentement mais sûrement, pour donner naissance au bout du processus, à cette Algérie des Louis Bertrand[2] et des André Servier[3] »[4].

Face à cette politique coloniale de dépersonnalisation qui, selon Malek Bennabi, atteignit son point culminant dans les déclarations de Ferhat Abbas niant l’existence d’une nation algérienne, le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis représentait le défenseur de l’authenticité culturelle de l’Algérie arabe et musulmane.

Il était la figure même, selon le penseur Algérien, de la résistance culturelle à la colonisation et à sa politique assimilationniste en ce faisant le défenseur de l’identité spécifique de l’Algérie. Cette résistance culturelle, promue par l’association des Oulémas, à la politique coloniale d’assimilation fut l’un des fondements idéologiques du Mouvement National Algérien, depuis les années 1920 jusqu’au déclanchement de la révolution Algérienne en novembre 1954.

Ainsi, le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis fut promoteur de la renaissance nationale-culturelle de l’Algérie au moment même ou l’action coloniale atteignait son apogée en ralliant à sa cause, sur le plan culturel, une partie de l’intelligentsia algérienne francophone formé dans les écoles de la République coloniale.

Selon Malek Bennabi, « en Algérie, le processus de désalgérianisation aboutit dans la conscience d’un intellectuel à une négation qui jeta l’effroi : « j’ai interrogé, dira-t-il, je n’ai pas trouvé de nation algérienne »[5].Chez le cheikh Ben Badis, le processus déclenche au contraire une plus ferme prise de conscience qui mit sur les lèvres de la nouvelle génération algérienne un défi inouï ; je traduit : « l’Algérie est musulmane et fait parti de monde arabe »[6]. C’était en fait, une suspension de la sédimentation culturelle qui avait suivi l’installation du colonialisme. Son effet immédiat fut celui d’une immunisation qui arrêta net le processus de désalgérianisation dans un pays et détermine la nouvelle orientation de celui-ci. Il marquait en effet l’instant d’un nouveau clivage et le départ d’une nouvelle sédimentation qui déclencha en Algérie un processus de récupération des valeurs traditionnelles enfouies momentanément sous le limon de l’ère coloniale. La langue arabe était ainsi récupérée. Elle devient le moyen d’expression d’une vie publique qui affranchit de plus en plus ses thèmes de l’inspiration étrangère. Le pendule bat, à présent, les nouvelles heures de l’histoire algérienne. Bien sûr, le maître de l’école communale continue à enseigner au petit algérien sa leçon d’histoire sur ses ancêtres les Gaulois. Mais l’enfant sortira de la leçon en fredonnant pour lui-même ou en chantant avec ses camarades de jeu : « l’Algérie est musulmane et arabe… »[7].

La politique coloniale d’assimilation, de désalgérianisation, aboutit, selon Malek Bennabi, à une bipolarisation de l’élite algérienne divisée entre francophone d’un côté et arabophone de l’autre. Cette bipolarisation se retrouva au niveau idéologico-culturel dans les idées défendues par l’un ou par l’autre groupe. Chaque groupe avait ses propres références culturelles correspondant à sa langue et agissait en fonction de ces références. « D’abord au sommet de l’échelle, écrivait Malek Bennabi, l’apparition de deux clans dans l’élite : celui qui parlera l’arabe et essayera avec Ben Badis de retrouver des références islamiques, une idée classique authentique qui échappera définitivement avec l’échec de l’Islah et la fuite de ses partisans dans la fonction publique après la révolution et celui qui parlera français et portera tous les masques – le Kémalisme, le messalisme, l’anti-messalisme, le berbérisme, le progressisme, le pseudo-existentialisme, le faux marxisme – pour servir sous chacune de ses étiquettes les dieux du jour, les mascottes du moment en fait pour se servir soi-même sous tous ces masques »[8].

L’éducation contre la dépersonnalisation

Afin de lutter contre la politique coloniale de déculturation, d’assimilation, de désalgérianisation, le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis s’attacha particulièrement à mener une action éducative en direction des enfants Algériens, aussi bien des garçons que des filles, par la création de medersas.

Celles-ci avaient pour fonction à la fois de lutter contre l’analphabétisme qui ravageait l’Algérie[9], et d’apprendre aux élèves la langue arabe, l’histoire nationale algérienne et les bases de l’Islam. Le fondateur de l’association des Ouléma présentait cette action éducative comme un moyen de « survie » du peuple algérien face à la domination coloniale. Ainsi, en février 1930, dans la revue ech-Chihab, le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis affirmait : « quelles que soient les suites qu’aura notre appel, nous aurons fait notre devoir. Nous sommes au bord de l’abîme. Si notre communauté ne se ressaisit pas d’urgence, il n’en restera plus, dans une cinquantaine d’année, qu’un souvenir »[10].

Pour Malek Bennabi, l’action éducative de l’Association des Oulémas était la pièce maîtresse de l’œuvre du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis : « Si un phénomène social se justifie par la réponse qu’il apporte à une problème collectif, voilà l’islahisme confirmé d’emblée par sa lutte quotidienne contre l’analphabétisme. Il couvre, en effet aujourd’hui tout le territoire algérien d’un immense réseau de médersas où des milliers d’enfants musulmans viennent s’instruire. C’est cet enseignement libre qui constitue le témoignage concret de l’œuvre de Ben Badis puisque tout cet enseignement a été créé et est dirigé par l’association des oulémas qui garde, précisément le nom du vénérable disparu comme symbole de son idée et l’étendard de son action. Et ce n’est pas certes pour une autre raison que la principale fondation de l’association a vu le jour à Constantine et se nomme l’Institut Ben Badis, où l’élève de l’enseignement libre vient achever le cycle local de ses études pour aller ensuite à la Zitouna et à El-Azhar »[11].

Malek Bennabi insistait sur la continuité posthume de l’action éducative du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis. En effet, cette action fut poursuivie par l’Association des Oulémas après la mort du fondateur du mouvement le 16 avril 1940. L’envoi par l’Association des Oulémas d’étudiants algériens au Machrek était le symbole de la l’insertion de l’Algérie dans le monde arabo-islamique contre la politique coloniale qui avait cherché à l’en détacher. « Comme on le voit, affirmait le penseur Algérien, l’œuvre déjà est immense. Surtout si l’on tient compte des derniers pas qu’elle vient encore de franchir, grâce aux efforts patients de l’actuel président de l’association des oulémas, le Cheikh El-Ibrahimi qui a su profiter de son séjour en Orient pour organiser l’envoi de missions scolaires tant en Egypte que dans les autres pays du Moyen-Orient. On peut juger là de la vitalité de l’œuvre qui franchit son troisième pas dans l’espace de deux décades : l’humble medersa où l’on peut acquérir les rudiments de l’instruction primaire, l’Institut Ben Badis qui dispense une sorte d’enseignement secondaire et enfin, la chance pour l’élève pauvre d’accéder après deux degrés, soit à un enseignement supérieur islamique, soit à un enseignement technique, avec une bourse qui délivre ses parents de tout souci à son sujet. A vrai dire, cette œuvre d’enseignement est un miracle. Arriver à un tel résultat, dans un pays où la pauvreté n’a d’égale que l’alphabétisme, n’est pas chose ordinaire. Et le peuple algérien qui sait apprécier un tel résultat, reconnaître que ses sacrifices n’ont pas été dans ce domaine en pure perte. La Medersa qui se peuple d’enfants justifie sans phrases, les sacrifices que tel petit centre a dû faire pour la construire. Et tout cela a pu être obtenu grâce à l’association des oulémas et auréole la figure de son fondateur : Ben Badis »[12].

Dans cette lutte pour la préservation de l’identité arabo-islamique de l’Algérie et des Algériens, l’Association des Oulémas mena son action en France auprès des émigrés Algériens. Ainsi, des l’entre-deux guerre le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis envoya le cheikh Foudil el-Ourtilani en France pour créer des cercles d’enseignement et des medersas au sein l’immigration algérienne. Malek Bennabi qui fut directeur d’un centre culturel rattaché à l’Association des Oulémas à Marseille durant l’entre deux guerre était particulièrement sensible aux questions se rapportant à l’immigration algérienne[13].

L’action des Oulémas en France visait à lutter contre l’assimilation, la désislamisation et la désalgérianisation des travailleurs immigrés : « il conviendrait encore d’ajouter à cette justification et à cette gloire la somme des efforts qui se dépensent en France où des milliers de prolétaires algériens vont travailler et parfois même s’y fixent avec leurs femmes et leurs enfants. Une colonie nombreuse d’Algériens risquait en Métropole de se trouver peu à peu coupée de spiritualité islamique. Ce grave danger est maintenant écarté – tout au moins en partie – grâce à l’initiative des oulémas qui ont aujourd’hui un peu partout en France leurs délégués et leurs foyers »[14].

Il convient de noter que l’extrait cité est tiré d’un article datant de 1953 et qu’après l’indépendance de l’Algérie, en 1962, l’action des Oulémas en France fut inexistante. Malek Bennabi, dans le contexte national algérien, s’étonnait qu’après l’indépendance, « la voix de l’Islah se soit tue et que les sinécures de l’Etat ou d’autres aient absorbé les hommes qui menaient le combat »[15]

Au sein de l’immigration algérienne, le même phénomène se produisit. Les hommes qui avaient organisé l’action islahiste en France, retournèrent bien souvent en Algérie après l’indépendance, délaissant l’action éducative et religieuse en direction des immigrés et de leurs enfances qui étaient, pourtant, de plus en plus nombreux. Mais peut être que, pour paraphraser l’intellectuel Algérien, il appartient à « la présente génération » de « reprendre les tâches un peu oubliées », du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis et de Malek Bennabi, « avec le même élan créateur de jadis »[16] ?

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[1] Bennabi Malek, « A la mémoire de Ben Badis », op. cit., in Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit., page 186-187

[2] Louis Bertrand (1866-1941) écrivain français, directeur de la revue « L’Afrique Latine » qui défendait l’idée de la latinité de l’Afrique du Nord. Il promus quelques écrivains « indigènes » défenseur de la colonisation française. Il a remplacé Maurice Barrès à l’académie française en 1925.

[3] André Servier, écrivain français et défenseur de la colonisation, il est l’auteur du « problème tunisien et la question du peuplement français ».

[4] Bennabi Malek, « A la mémoire de Ben Badis », op. cit., in Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit., page 187

[5] Il s’agit de Ferhat Abbas qui publia le 2 3 février 1936, dans le journal L’Entente, un article dans lequel il écrivait : « Si j’avais découvert la « nation algérienne », je serais nationaliste… Et cependant je ne mourrai pas pour la « patrie algérienne », parce que cette patrie n’existe pas. Je ne l’ai pas découverte. J’ai interrogé l’Histoire, j’ai interrogé les vivants et les morts ; j’ai visité les cimetières : personne ne m’en a parlé. Sans doute ai-je trouvé « l’Empire arabe », « l’Empire musulman », qui honorent l’islam et notre race. Mais ces empires sont éteints. Ils correspondaient à l’Empire latin et au saint Empire romain germanique de l’époque médiévale. Ils sont nés pour une époque et une humanité qui ne sont plus les nôtres… Nous avons donc écarté une fois pour toutes les nuées et les chimères pour lier définitivement notre avenir à celui de l’œuvre française dans ce pays ».

[6] En avril 1936 le cheikh Ben Badis, répondit au propos de Ferhat Abbas dans la revue Ach-Chihab, en affirmant : « Nous aussi nous avons cherché dans l’histoire et dans le présent, nous avons constaté que la nation algérienne musulmane s’est formée et existe comme se sont formées les nations de la terre encore existantes. Cette nation a son histoire illustrée des plus hauts faits : elle a son unité religieuse et linguistique, elle a sa culture, ses traditions et ses caractéristiques bonnes ou mauvaises, comme c’est la cas de toute nation sur la terre. Nous disons ensuite que cette nation algérienne musulmane n’est pas la France, ne peut pas être la France et ne veut pas être la France. Il est impossible qu’elle soit la France même si elle veut l’assimilation ; elle a un territoire bien déterminé qui est l’Algérie avec ses limites actuelles […]. Ce peuple musulman algérien n’est pas la France, il ne peut pas être la France, il ne veut pas être la France, il ne veut pas l’être et, même s’il le voulait, il ne le pourrait pas, car c’est un peuple très éloigné de la France, par sa langue, ses mœurs, son origine et sa religion. Il ne veut pas s’assimiler ».

[7] Bennabi Malek, « A la mémoire de Ben Badis », op. cit., in Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit., page 188

[8] Bennabi Malek, Le problème des idées dans le monde musulman, op. cit., page 117

[9] En 1954, 86% de la population masculine musulmane d’Algérie était illettré. Cf. Ageron Charles-Robert, Histoire de l’Algérie contemporaine, PUF, Paris, 1979, page 533

[10] El Korso Mohammed, « Structures islahistes et dynamique culturel dans le mouvement national algérien 1931-1954 », in. Carlier Omar et Colonna Fanny, Lettrés, intellectuels et militants en Algérie 1880-1950, OPU, page 62

[11]Bennabi Malek, « Cheikh Ben Badis », op. cit., in. Bennabi Malek, Colonisabilité, op. cit., page 219

[12] Bennabi Malek, « Cheikh Ben Badis », op. cit., in. Bennabi Malek, Colonisabilité, op. cit., page 219-220

[13] Sur l’action des Oulémas et de Malek Bennabi en France cf. Sellam Sadek, La France et ses musulmans : Un siècle de politique musulmane (1895-2005), Fayard, Paris, 2006

[14] Bennabi Malek, « Cheikh Ben Badis », op. cit., in. Bennabi Malek, Colonisabilité, op. cit., page 220

[15] Bennabi Malek, « Ben Badis le mystique », op. cit. in. Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit., page 124

[16] Bennabi Malek, « Ben Badis le mystique », op. cit., in. Bennabi Malek, Mondialisme, op. cit., page 124

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