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L’aveugle et le paralytique

Le fabuliste français Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794) est l’auteur d’une fable célèbre intitulée « L’aveugle et le paralytique ». Il n’a pas attendu la fin de l’histoire pour nous livrer sa morale, il nous l’a donnée dès les premières lignes : « Aidons-nous mutuellement, la charge des malheurs en sera plus légère… ». Ecrite dans le truculent français du XVIIIe siècle, l’histoire serait d’origine chinoise et son rapporteur Confucius lui-même.

Vivant dans les temps présents la condition d’éclopés se demandant ce qu’il convient de faire pour échapper à un destin misérable auguré par le tarissement rapide de nos recette pétrolières, sa lecture pourrait nous inspirer la conduite à tenir. La voici : « Dans une ville de l’Asie il existait deux malheureux, l’un perclus, l’autre aveugle, et pauvres tous les deux. Ils demandaient au Ciel de terminer leur vie; mais leurs cris étaient superflus ; ils ne pouvaient mourir. Notre paralytique, couché sur un grabat dans la place publique, souffrait sans être plaint ; il en souffrait bien plus. L’aveugle, à qui tout pouvait nuire, était sans guide, sans soutien, sans avoir même un pauvre chien pour l’aimer et le conduire. Un certain jour il arriva que l’aveugle à tâtons, au détour d’une rue, près du malade se trouva ; il entendit ses cris, son âme en fut émue. Il n’est tel que les malheureux pour se plaindre les uns les autres :

– J’ai mes maux, lui dit-il, et vous avez les vôtres ; unissons-les, mon frère, ils seront moins affreux »

– Hélas ! dit le perclus, vous ignorez, mon frère, que je ne puis faire un seul pas ; vous-même vous n’y voyez pas : à quoi nous servirait d’unir notre misère ? »

– À quoi ? répond l’aveugle : Ecoutez, à nous deux nous possédons le bien à chacun nécessaire ; j’ai des jambes et vous des yeux. Moi, je vais vous porter ; vous, vous serez mon guide ; vos yeux dirigeront mes pas mal assurés, mes jambes à leur tour iront où vous voudrez ; ainsi, sans que jamais notre amitié décide qui de nous remplit le plus utile emploi, je marcherai pour vous, vous verrez pour moi ».

A contresens de cette fable et de la culture sociale qu’elle met en relief, nous trouvons dans notre fonds mental une historiette qui renseigne sur un aspect, heureusement pas l’unique, de notre état d’esprit les uns envers les autres. Selon cette historiette, le Bon Dieu s’adresse un jour à un échantillon humain et lui dit : « Aujourd’hui il vous est accordé la grâce de demander ce que vous voulez de moi sans limites ; mais sachez que tout ce que je vous accorderais, je le donnerais en double à votre voisin ». L’Américain, l’Européen, l’Asiatique et l’Africain demandent chacun qui du savoir, qui une maison, qui une voiture de luxe, qui une somme d’argent, puis vient le tour de l’Algérien. Après avoir fait défiler dans sa tête le film de son passé avec son voisin, il pesa le pour et le contre avant de lâcher : « Crevez-moi un œil ! »

La teneur de la morale asiatique est étrangère à notre philosophie sociale, sinon en verbe du moins en actes, nous qui nous plaignons volontiers de nos faiblesses tout en nous réjouissant en cachette de celles de notre prochain. On se console de sa propre misère en voyant les autres endurer plus que soi ou en le leur faisant subir nous-mêmes. On n’unit pas nos forces, on les utilise à se contrecarrer ; il ne nous vient pas à l’esprit qu’en unissant nos faibles moyens il peut en sortir un grand bien pour tous.

Nul doute que si les deux personnages de la fable avaient été deux mendiants Algériens se partageant une place publique ou un parvis de mosquée, ils n’auraient pas cherché à s’associer pour tirer avantage de leurs handicaps mutuels mais au contraire n’auraient eu de cesse de s’affronter dans d’ahurissants combats de coqs jusqu’à ce que l’un ait chassé l’autre de l’endroit.

Il faut voir la tension nerveuse dans laquelle vit une grande partie des Algériens habitant dans des ensembles collectifs (anciens « biens vacants » dans les centres-villes, nouvelles cités plantées au milieu de nulle part, coopératives immobilières inachevées) du fait des problèmes posés par la copropriété, le voisinage, la propreté des parties communes, la maintenance des équipements collectifs, l’entretien des espaces verts et l’état des voies publiques.

Du côté politique ce n’est guère mieux, chaque parti d’opposition cultivant son pré carré et chaque leader soignant son image de « zaïmillon » inconscient de son insignifiance. Au lieu de travailler à fédérer leurs forces clairsemées autour d’une  vision consensuelle, de tenir un discours public cohérent et mobilisateur, de construire un programme commun dépassant les clivages idéologiques, de présenter des listes électorales communes et une candidature unique à l’élection présidentielle, seule chance de réussir un jour à imposer une alternative au « système », ils font semblant d’adhérer à une stratégie collective tout en se réservant chacun une marge d’ « indépendance » pour que, le moment venu, l’un ou l’autre commette la trahison qui mettra tout par terre.

Cela s’est vu et se verra encore. Pourtant, cette stratégie de mutualisation des ressources, des forces et des atouts, justifie tous les sacrifices. Elle est nécessaire une seule fois, celle qui servira précisément à abattre le « système » par des voies pacifiques et démocratiques.

En l’absence de mécanismes psychosociologiques acquis depuis longtemps, d’habitudes de vivre ensemble séculaires, les Algériens ne veulent pas aller dans le même sens pour se tirer d’affaire, chacun court dans la direction que lui dicte son instinct individualiste dans une immense mêlée qui a tôt fait de devenir un sauve-qui-peut général.

Ils se font croche-pied, s’escroquent dans les transactions, se mettent en danger de mort sur l’autoroute, doublant dangereusement, ne respectant aucune file, faisant des queues-de-poisson et s’amusant de la frayeur causée aux autres, et même de l’accident provoqué. Il n’y a que dans notre pays qu’on assiste à des spectacles d’anticivisme particulièrement révoltants.

Nos rapports ne sont pas fondés sur des idées de cohabitation et de convivialité, sur des valeurs civiques, mais sur des mœurs rurales, des traditions anachroniques, des conditionnements familiaux opposés aux impératifs sociaux et recouverts d’un sens de la dissimulation qu’on prend pour de la pudeur.

N’arrive-t-il pas qu’un mendiant ou un gardien de parking sauvage vous ordonne de lui donner la somme qu’il exige sous peine de vous couvrir d’insultes ou de coups ? N’arrive-t-il pas que, surprenant un Algérien dans son tort et sur le point de le reconnaître lui-même, vous le voyez se tortiller puis, dans un rebondissement inattendu, retrouver un air belliqueux : « Vous n’avez vu que moi ? Vous n’avez pas vu les autres faire la même chose ? Vous trouvez plus facile de vous en prendre à moi ? …»

Et voilà les rôles renversés, le quidam passant brusquement de la posture de coupable à celle de victime en se dopant avec ses propres arguments et émotions. Il ne vous reste plus qu’à prendre vos jambes à votre cou car les passants agglutinés lui ont donné raison et à vous tort… Les policiers, les gendarmes et les juges connaissent mieux que n’importe quel psychologue ou sociologue ces comportements antisociaux absurdes ou tragi-comiques et leur coût.

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Nous sommes une collectivité où l’espèce « traître » a toujours été répandue. La dernière illustration de cette amère vérité en est qu’il y avait durant la guerre de libération plus d’Algériens enrôlés dans l’armée française (plus de 100.000) que sous la bannière de l’ALN (30.000). D’où vient la propension à la trahison ? De la primauté de l’intérêt personnel sur l’intérêt général, de la haine des siens, des rancunes ataviques, du « hasd », de la « hogra » qu’on n’aime pas subir mais qu’on inflige aux autres délibérément ou sans s’en rendre compte.

Notre vie nationale actuelle est une chorégraphie jouée sur l’air de la trahison : association de l’argent sale et de la politique, fausse alliance des démocrates et des islamistes, règlement de comptes entre clans rivaux du « système », communion dans la revendication des droits, désertion massive des devoirs, égoïsme effréné, indifférence générale au respect d’autrui, au sort du faible et à l’intérêt public…

Nombreux à circuler en voiture, dans les rues et les marchés, à nous bousculer dans les mosquées, rares dans l’activité associative ou partisane, considérant qu’on est en vie pour recevoir sans rien donner en retour, nous sommes une communauté de Djouhas courant à sa perte.

Avant l’indépendance déjà, les Algériens avaient un problème avec leur pouvoir. La révolution se faisait en Algérie, c’est là que sont morts le million et demi de martyrs, mais les décisions se prenaient à l’étranger, en Egypte puis en Tunisie et au Maroc par des dirigeants dont aucun n’est tombé en martyr excepté ceux qu’ils ont eux-mêmes assassinés.

Le peuple avait le devoir de mourir, les dirigeants le droit de se préserver pour la prise du pouvoir. On ne connaît pas d’exemple d’une lutte de libération où le peuple est resté combattre sur place tandis que ses dirigeants se sont mis en sécurité à l’étranger. Cette règle spécifiquement algérienne s’est maintenue après la guerre de libération. Il fallait en plus que le peuple reconnaissant honore les faux moudjahidin et célèbre le mythe des « historiques ».

C’est la première anomalie sur laquelle s’est construite l’Algérie indépendante et dont ont découlé toutes les autres sur lesquelles s’est édifié le « système » : mentir sur l’histoire de la Révolution, empêcher l’écriture de son histoire, cacher comme un secret d’Etat le parcours et le rôle véritable des uns et des autres, dissimuler les crimes commis non pas pour affaiblir le colonialisme mais pour écarter des rivaux du chemin du pouvoir…

Un demi-siècle après, le peuple est sur une rive et le pouvoir sur une autre, le corps et la tête ne coopérant pas, ne s’harmonisant pas, ne se faisant pas confiance, le premier se dérobant aux injonctions de la tête, la seconde se comportant comme si elle n’avait pas besoin de corps pour la porter. Tête d’aveugle sur un corps de paralytiques, l’ensemble désarticulé n’a aucune chance de conduire l’Algérie vers le salut.

A peine consentent-elles à une trêve pour se partager la rente avant son extinction et la leur. Un autre proverbe national dit : « Le chameau est passé et n’a laissé que ses crottes » pour traduire le sentiment envers quelqu’un qui n’a laissé derrière lui que des méfaits. Le peuple l’applique aux dirigeants dont le dernier arrivé fait oublier les défauts du précédent tant il a fait pire.

Il y  a un peu plus d’un demi-siècle la Chine était, à notre image, un pays colonisé. Aujourd’hui, elle est en passe de devenir la première puissance économique du monde. Des Chinois vivent parmi nous depuis deux décennies, représentants disciplinés et discrets de l’art de vivre de leur nation, nous dispensant de nous rendre chez eux pour ramener le savoir que nous recommandait le Prophète. Ce savoir, nous en voyons l’efficacité et les effets positifs à domicile, mais sans la moindre intention de l’apprendre ou de le reproduire à notre usage.

Les Chinois nous donnent sans parler des leçons en matière de travail vite et bien fait, sur la manière de s’adapter au climat et aux hommes d’un pays étranger, sur la façon d’apprendre en peu de temps l’arabe, la « dardja », tamazight et le français, mais nous ne voulons pas retenir ces leçons pour devenir meilleurs que nous sommes. En profiter, oui ; les appliquer entre nous pour notre bien réciproque, non. Au contraire, nous rions de leur agilité, nous pensons leur être supérieurs parce qu’ils sont venus travailler chez nous et les moquons au prétexte qu’ils mangeraient chats et chiens.

La société chinoise a engendré il y a vingt-cinq siècles Confucius dont les idées sont actives en son sein à ce jour et sous nos yeux, en plus de ce que nous a appris la fable. La non-société algérienne a adopté au Moyen-âge la philosophie de Djouha, personnage à l’affiliation nationale inconnue, centrée sur l’intérêt de l’individu sans souci du sort du groupe, chacun soupçonnant l’autre de duplicité, de vouloir tirer la couverture à lui, de chercher à privilégier ses intérêts aux dépens d’autrui.

La nature algérienne n’est ni entièrement bonne ni totalement mauvaise. A l’instar du psychisme humain dans son universalité, elle recèle les deux possibilités. Au contact du monde extérieur le psychisme algérien réagit en actionnant l’une ou l’autre, ou, alternativement, l’une et l’autre des deux tendances, en fonction de la culture ambiante ou de l’inculture dominante. Pour Confucius, l’union des contraires créé l’harmonie. Pour Djouha, l’union des semblables détruit l’unité en vertu de la logique qu’un roublard par communauté c’est supportable, mais qu’autant de roublards que de membres de la communauté c’est la catastrophe.

Le « système » connaît cette mentalité, cette psychologie sur laquelle il repose lui-même. C’est sur cette inculture, cette méfiance congénitale des uns envers les autres, cette peur permanente d’être floué, qu’il s’est érigé. Tout le monde en souffre, y compris ses bâtisseurs comme on l’a récemment vu, mais personne ne se résout à en sortir.

Viendra le temps où les idées que portent les Algériens, présentées comme des valeurs et des « constantes nationales », s’avèreront inaptes à assurer leur survie dans le monde moderne. Ces idées antisociales, archaïques, héritées d’époques lointaines, disqualifiées par l’histoire, sont contraires à leur intérêt. Passés de la colonisation étrangère à un pouvoir autochtone despotique, et de l’ignorance endémique d’avant 1962 au populisme socialiste relayé par le charlatanisme islamique, ces idées les ont laissés à la traîne des nations.

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6 commentaires

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  1. indigestion historique vomie intellectuellement! la brillante image de l’Algérie de demain sera imprimée des inconscient sains et optimistes, et nos de ceux sont aveuglés par l’obscurité de leur cœurs, et qui sont enchainés par l’inertie de leur corps.

  2. M. Boukrouh,
    Vous avez été ministre algérien … Vous ne pouvez honnêtement faire l’économie d’une mise au point claire de votre action au gouvernement pendant près de 6 ans. Quel bilan faîtes-vous ? Qu’avez-vous faire pour tenter de guérir les maux algériens que vous décrivez à longueur d’articles ? Quelles en ont été les résultats ?
    Que répondez-vous à vos détracteurs qui vous accuse d’avoir fait partie du système que vous dénoncez aujourd’hui ?
    Qu’est-ce qui vous guide aujourd’hui ?
    Merci de respecter les lecteurs en évacuant de votre discours rhétorique et langue de bois …

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