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Laïcités autoritaires en terres d’islam

La parution d’un livre de Pierre-Jean Luizard est toujours un plaisir, l’annonce d’une lecture éclairante et intelligente. Son dernier ouvrage : Laïcités autoritaires en terres d’islam[1] qui vient de paraître, est – une fois de plus chez cet auteur – un exemple d’empathie pour son objet de recherche, de pertinence dans l’analyse, de justesse dans le raisonnement.

L’un des principaux mérites de ce livre est d’une part de préciser d’emblée l’un de ses objectifs, qui est celui d’éclairer les débats confus qui ont lieu chez nous à propos de l’actualité turque : « on ne sait plus qui est quoi, surtout en France » dit-il justement[2], d’autre part de poser dans l’introduction sa profession de foi à laquelle nous souscrivons pleinement : « la laïcité – ou une certaine forme de laïcité, même non revendiquée – est un préalable à toute démocratisation. »[3]

Pierre-Jean Luizard va à partir de là examiner différents modèles de laïcisation par le haut, en recherchant comment la laïcité, qui a été en France un facteur de démocratisation de la vie politique, n’a pas produit les mêmes effets en terres d’islam ; dès l’abord, en effet, le contexte est différent : la tendance générale y a été l’autoritarisme et « les idées laïques et laïcisantes ont été perçues comme le corollaire de régimes dictatoriaux et/ou de la domination occidentale. »[4]. Son étude porte sur trois grandes zones : la Turquie, l’Iran et le Monde arabe, dans lesquelles nous allons devoir faire des choix difficiles, tant toutes ses pages sont pertinentes.

Une première caractéristique commune se dégage rapidement : sur la longue durée, en dépit des ruptures apparentes, c’est la continuité qui prévaut, Mustafa Kemal, Reza Shah, Nasser ou Bourguiba n’ayant fait qu’accélérer un mouvement commencé bien avant eux.

En effet, l’Empire ottoman voit dès le XVI° siècle l’apparition d’une législation séculière autonome par rapport à la législation charaïque, le contrôle et la réforme de l’islam par l’Etat[5], la publication d’un Code de la Famille dans les dernières années de l’Empire anticipera les réformes de Mustafa Kemal[6] ; en Perse, si le droit d’interprétation de la charia appartient au souverain qadjar – et pas aux ulémas – [7] ce sont ces mêmes Qadjars qui vont introduire la justice civile, avant que Reza Shah ne promulgue, en 1935, un Code civil qui sera conservé par la République islamique ; en Egypte, la Maison de Mohamed-Ali ne va pas supprimer les institutions islamiques existantes mais en créer de parallèles[8], annonçant déjà ce que fera Nasser.

Second trait commun, les souverains musulmans sont placés, au XIX° siècle devant l’alternative suivante : perdre leur souveraineté ou disparaître à terme[9]. Une réponse va être trouvée par un changement ou une suppression de dynastie, l’adoption de l’idée que la laïcité est un instrument de la puissance et l’acclimatation du concept d’Etat-nation, que le monde musulman avait découvert à l’occasion de l’Expédition d’Egypte[10].

Dans la construction de cette idéologie et de ces identités nouvelles, des pages éclairantes, auxquelles nous vous renvoyons, sont consacrées à l’utilisation de l’archéologie[11] et à la substitution d’une mère patrie imaginaire aux patries réelles[12].

L’aspect le plus utile de ce livre n’est cependant pas là : il est à nos yeux dans l’analyse de la nature des régimes mis alors en place et dans l’étude parallèle de la perception que nous en avons en Europe et particulièrement en France. Il semble qu’au vu du seul mot de « laïcité » la seule lecture de cette étiquette supplée à tout et qu’il ne soit pas nécessaire – voire inconvenant – d’aller rechercher la réalité de la pratique politique des régimes qui s’en réclament. Il faut du courage à Pierre-Jean Luizard pour passer outre cette doxa[13].

Quelques exemples. En Turquie, les « six flèches d’Atatürk », intégrées à la constitution de 1937 – républicanisme, nationalisme, populisme, étatisme, laïcité, révolutionnarisme, allaient trouver une application concrète dans les destructions massives des campagnes kurdes et la déportation vers d’autres régions de 20.000 d’entre eux[14], la répression des Alevis, les villages rayés de la carte et une répression faisant plus de 15.000 morts après la révolte de cheikh Saïd[15], la répression impitoyable des confréries et des « Nurcu » allaient émouvoir peu de monde : Pierre-Jean Luizard cite ainsi « Le Temps »[16] en 1938 : L’épée au fourreau, le Ghazi, avec une énergie farouche et parfois une brutalité nécessaire[17]s’est attaqué à la modernisation de son pays. »

De la même manière, « on n’insistera jamais assez sur l’ampleur et la férocité de la persécution endurée par les Frères musulmans sous le régime nassérien » écrit P.-J. Luizard[18], dans ce cas comme dans le précédent, « il a paru normal, ou du moins acceptable, que les “intégristes musulmans”, “l’extrême droite” pour reprendre les expressions de Jacques Berque, les “terroristes d’inspiration fasciste et nazie” comme les grands médias français présentaient les islamistes, subissent ce qu’ils ont dû subir. »[19]

Le sort fait aux minorités est à cet égard particulièrement éclairant de l’aveuglement de nombreux commentateurs. En Turquie, la laïcité kémaliste fut à l’opposé du pluralisme religieux et politique[20] – et c’est là une vraie rupture par rapport à l’Empire ottoman dans lequel les minorités non musulmanes bénéficiaient d’un statut : dès les négociations pour le traité de Lausanne, la délégation turque, conduite par Ismet Inönü, s’opposa farouchement à l’octroi du statut de minorité aux groupes musulmans non sunnites[21] ; en 1930, le ministre de la justice, Bozkurt, déclara : ceux qui ne sont pas de purs Turcs n’ont qu’un seul droit dans la patrie turque : c’est le droit d’être le serviteur, c’est le droit à l’esclavage ! »[22], en 1942, un « impôt sur la fortune », destiné en réalité à spolier les Arméniens, les Grecs et les Juifs furent suivis de pogroms[23], les minorités chrétiennes se voient appliquer une législation restrictive[24] …

En Iraq, les shi’îtes, majoritaires dans la population mais en situation de minorité juridique, subirent une législation discriminatoire, furent souvent déchus de leur nationalité et férocement massacrés[25]

En Iran, shi’îsme et iranité ont joué le même rôle que sunnisme et turcité en Turquie : alors que juifs, chrétiens et zoroastriens (1 % de la population ensemble) comptaient des représentants au Parlement, les sunnites (12 %) n’en avaient aucun…

Iran et Turquie vont voir leurs chemins diverger plus récemment : si l’étatisme ne sera pas remis en cause en Iran avec le changement de régime, la Turquie va connaître ces dernières années, outre une transition réussie du dirigisme à l’économie de marché[26], une évolution progressive vers le pluralisme politique et une démilitarisation de ses institutions. Le chapitre intitulé « La Turquie entre “laïques” et AKP » est un modèle d’analyse intelligente et de décryptage de la vie politique turque la plus récente d’un pays à la croisée des chemins.

De nombreux autres passages mériteraient que l’on s’y attarde plus longuement : ceux sur le rôle de la Franc-maçonnerie et de l’Armée dans les pays étudiés notamment.

Une critique cependant : rappelant les circonstances de l’abolition du Califat, Pierre-Jean Luizard écrit : « Adbülmecid s’enfuit, le même jour. » Ce raccourci est regrettable : Abdülmecid ne s’est pas enfui : il a été chassé – comme du reste toute la Famille Impériale, dont les membres n’ont eu que quelques heures pour prendre une valise et quitter la Turquie.

Le Calife Abdulmecid (dont on peut toujours voir la bibliothèque au palais de Dolma Bahçe) était en train de lire les « Essais » de Montaigne lorsqu’il lui fut annoncé à 10 heures du soir, le 3 mars 1924, que le gouverneur de Constantinople souhaitait le voir : il lui apportait l’ordre de quitter les lieux ; après avoir tenté de résister, tout opposition étant vaine, le Calife fut embarqué dans l’Orient Express depuis la gare de Chatalja, hors de la capitale, par crainte de manifestations en sa faveur si l’embarquement se faisait de Constantinople même. Nous sommes loin d’une « fuite » mais bien plutôt d’un exil décrété honteusement…

C’est somme toute une critique bien mince pour l’ensemble de cet excellent ouvrage.

Quelles conclusions tirer de ces expériences ? La laïcisation a été imposée en terre d’islam par le haut, de façon autoritaire, sans autre relais que l’armée[27], par des régimes incapables – sauf en Turquie – de se démocratiser et elle a été insuffisante, à elle seule, à enclencher un processus de démocratisation.

En outre, et l’Europe l’oublie souvent, les régimes qui s’en réclament ont été parallèlement les premiers agents de la réislamisation contemporaine du monde musulman : « l’identité religieuse est devenue l’arme privilégiée de sociétés qui n’ont pas d’autres moyens pour affirmer leur souveraineté » écrit l’auteur[28] avant de conclure par une question juste et pertinente que nous vous laissons découvrir.

Si vous êtes las du manichéisme et du sens commun de la vulgate médiatique, lisez Pierre-Jean Luizard : c’est un régal de clarté et de modestie intellectuelle qui font de lui un modèle d’adab – un véritable honnête homme.



[1] Ed. Fayard, 2008-05-08, 285 pp.

[2] Cf. p. 11

[3] Cf. p. 12

[4] Cf. p. 10

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[5] Cf. p. 197

[6] Cf. p. 66

[7] Cf. p. 31

[8] Cf. p. 87

[9] Cf. p. 30

[10] Cf. p. 86

[11] Cf. pp. 87 et 95

[12] Cf. p. 92

[13] Comme l’a fait aussi Jean Baubérot in L’intégrisme républicain contre la laïcité, éd. de l’Aube, 2006, 302 pp.

[14] Cf. pp. 129 et 131

[15] Cf. p. 131

[16] Cf. p. 132

[17] C’est nous qui soulignons

[18] Cf. p. 150

[19] Cf. p. 150-151

[20] Cf. p. 192 et 212

[21] Cf. p. 198

[22] Cf. p. 91

[23] Idem. On peut en lire une version romancée dans le livre de Moris Fahri : Jeunes Turcs, éd. Buchet – Chastel, 2006, 406 pp

[24] Cf. notamment p. 180

[25] Cf. notamment p. 159

[26] Cf. p. 162

[27] Cf. p. 272

[28] Cf. p. 273

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