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Laïcité : une nouvelle loi est inutile et dangereuse

L’attitude du droit face au port du foulard islamique diffère selon le domaine d’activité de la personne intéressée. Aussi procèderons-nous à partir de l’étude des normes juridiques les plus élevées, avant de nous concentrer sur la position adoptée par les juridictions dans les domaines où la question du port du foulard s’est posée.

La laïcité dans la Constitution du 4 octobre 1958 et la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (CSDH).

La valeur des deux normes n’est pas la même, et il est aujourd’hui clair que dans l’ordre juridique interne français, la Constitution est la norme suprême (voir l’importante décision rendue par l’Assemblée générale du Conseil d’Etat le 30 octobre 1998, une décision Sarran, Levacher et autres).

La Constitution de 1958.

L’article premier de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose en substance que la France est une république laïque et qu’elle respecte toutes les croyances.

La laïcité est donc un principe à valeur constitutionnelle. Ce n’est pas là une innovation, puisque la Constitution du 27 octobre 1946 consacrait déjà la laïcité comme attribut de la République.

La nouveauté réside dans l’adjonction de la formule “elle respecte toutes les croyances”.

Interrogé en 1959 sur la raison d’être d’un tel ajout, un conseiller d’Etat, membre du groupe de rédaction de la Constitution de 1958 (l’échange est reproduit dans l’édition de la Constitution proposée par la Documentation française) s’en est expliqué.

Il affirme qu’il s’agissait là d’une explication de texte. Il fallait selon lui que l’on précisât la notion de laïcité “pour éviter que des polémiques s’instituent”.

Le conseiller d’Etat expose que la laïcité a pour conséquence la neutralité de la République. Celle-ci, dès lors, ne saurait prendre de position hostile à l’égard d’aucune religion ou philosophie, et dans le même temps, aucune religion ou philosophie ne pourrait imposer ses dogmes et ses concepts à l’ensemble des citoyens.

A la lecture de ce commentaire, il semble bien que le port du foulard islamique dans un établissement scolaire public n’est pas, en lui même, contraire à la laïcité. Nous verrons que ce sera le sens du fameux avis du Conseil d’Etat rendu le 27 novembre 1989.

La Déclaration des Droits de l ’Homme et du Citoyen a valeur constitutionnelle depuis une décision du Conseil Constitutionnel en date du 16 juillet 1971.

Son article 10 dispose que”nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi”. Nous verrons que la limite consistant en l’ordre public qui serait établi par la loi ne serait pas sans conséquence si une loi interdisait le port de signes religieux à l’école.

La Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (CSDH).

La CSDH est une convention internationale rédigée dans le cadre du Conseil de l’Europe

La CSDH est directement invocable par le requérant devant le juge national français.

La CSDH proclame dans son article 9 la liberté de conscience et de religion ainsi que la liberté de manifestation de sa croyance.

L’article 9 ajoute que cette liberté s’exerce dans les limites nécessaires à une société démocratique, limites qui sont fixées par la loi.

La même remarque s’impose ici. La limite consistant en la restriction, qui serait nécessaire à une société démocratique posée par la loi, ne serait pas sans conséquence si une loi interdisait le port de signes religieux à l’école.

Après avoir considéré le tableau général dressé par la Constitution et par la CSDH, il convient d’analyser les solutions pratiques adoptées par les juridictions.

La laïcité et la jurisprudence

Une seule loi pose le principe de laïcité. Une loi capitale dans l’histoire de la République. La loi du 9 décembre 1905.

L’article premier de la loi de 1905 pose que l’Etat ne reconnaît aucun culte mais qu’il en garantit la libre pratique. L’idée est celle de la neutralité de l’Etat qui ni ne promeut ni n’est hostile à une croyance religieuse. L’Etat en garantit même la libre pratique.

Pour autant, la loi de 1905 est muette sur la question de la manifestation de la croyance religieuse par l’élève, l’agent public et le travailleur salarié.

C’est donc le juge qui a fixé la solution pour ces trois personnes.

A l’école

Le droit applicable aujourd’hui est contenu dans l’avis rendu par le Conseil d’Etat le 27 novembre 1989.

Dans cet avis, le Conseil d’Etat considère que le port du foulard islamique à l’école n’est pas contraire en lui-même au principe de laïcité de l’école.

Le Conseil d’Etat ajoute dans ce même avis qu’il ne doit toutefois pas porter atteinte au pluralisme et à la liberté d’autrui. Il ne doit pas non plus perturber le bon déroulement des cours, ni affecter le contenu des programmes et l’obligation d’assiduité des élèves.

Dans les litiges qui lui furent soumis, le Conseil d’Etat s’en est tenu à cette position, au demeurant d’une grande subtilité et d’une grande modération.

C’est ainsi que dans la décision Kheroua rendue en 1992, le Conseil d’Etat a annulé le règlement intérieur d’un établissement scolaire public qui interdisait le port de tout signe religieux distinctif, cette interdiction était illégale car générale et absolue.

Dans la décision Ait Ahmad, rendue en 1999, le Conseil d’Etat a validé l’exclusion d’une élève qui refusait d’ôter son foulard en cours d’éducation physique, la justification étant que le refus de l’élève constituait une perturbation des cours.

Au sein d’un service public

Le fait pour un agent public de manifester sa croyance dans le cadre de son service constitue-t-il une atteinte à la laïcité ?

C’est à cette réponse que le Conseil d’Etat a eu à répondre dans un avis “Mlle Marteaux” du 3 mai 2000.

L’espèce concerne une surveillante de dortoir scolaire dont l’administration mit fin aux fonctions car elle avait revêtu une coiffe pendant le service en expression de ses convictions religieuses.

Saisi dans le cadre du litige pour un avis, le Conseil d’Etat procéda en deux temps.

Il affirma tout d’abord que les agents publics bénéficient de la liberté de conscience.

Mais il précisa ensuite que le principe de laïcité de l’Etat et son corollaire, le principe de neutralité du service public, faisaient obstacle à la manifestation par l’agent public, pendant son service, de sa croyance religieuse.

Dès lors l’attitude de l’intéressée constituait en l’espèce un manquement qui justifiait une sanction.

La position du Conseil d’Etat est ici plus tranchée que celle adoptée s’agissant de l’école.

La différence réside dans la circonstance qu’il s’agit ici d’un agent public et que dans le cas de l’école, il s’agit d’un usager de service public.

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Cette circonstance n’apparaît pas toutefois complètement justifier la différence de solution. Il semble que le juge ait cédé à la tentation de se sentir investi de la mission quasi religieuse de protéger la neutralité du service public d’un phénomène nouveau qui lui apparaissait comme hostile.

Dans l’entreprise

L’étude consacrée à l’entreprise n’apparaît pas pertinente tant il est vrai qu’ici la laïcité n’est pas en cause. Toutefois, le foulard islamique est en cause, la solution apportée par les juges est intéressante et c’est pourquoi, nous nous autorisons cette petite digression.

L’article L.122-45 du Code du travail sanctionne par la nullité tout procédé de recrutement, toute sanction ou licenciement fondé notamment sur la religion.

La charge de la preuve de cette discrimination en raison de la religion repose sur la personne qui l’invoque contre l’employeur.

La position des juges est constituée par deux importantes décisions rendues en 2001 et 2003 par la Cour d’Appel de Paris.

Dans l’espèce du 16 mars 2001, la Cour de Paris avait à juger de la régularité du licenciement d’une femme portant un voile qui lui recouvrait le nez, le cou et les oreilles. Son employeur lui proposa de découvrir son visage et ses oreilles tout en gardant les cheveux couverts. Mais la salariée refusa.

La salariée travaillait au rayon des fruits et légumes d’un supermarché, et était donc en contact avec la clientèle. Le chiffre d’affaires du rayon accusa une chute considérable.

Se basant sur cela, l’employeur procéda au licenciement de la salariée.

La Cour de Paris jugea le licenciement régulier.

Dans la cause qui fût soumise à la Cour de Paris le 19 juin 2003, une femme qui portait un foulard qui lui couvrait les cheveux et les oreilles fût licenciée. Celle-ci travaillait au standard de l’entreprise et n’était pas en contact avec la clientèle. L’employeur lui proposa de porter un bonnet plutôt qu’un foulard. Celle-ci refusa et elle fût licenciée. La Cour jugea alors le licenciement nul.

Que doit-on donc déduire de ces deux solutions ? Y a-t-il une position cohérente ? Certainement.

Dans l’espèce de 2001, la proposition de l’employeur était motivée par le fait que la tenue vestimentaire de la salariée avait pour effet de ne pas inciter la clientèle à l’achat de fruits et légumes. La foi et même son expression ne gênaient nullement l’employeur puisque celui-ci proposa à la salariée qu’elle revête un simple foulard. Le licenciement était donc prononcé pour une cause objective réelle et sérieuse, la chute du chiffre d’affaire.

Mais dans l’espèce de 2003, la situation est différente. L’employeur, en proposant à la salariée de porter un bonnet plutôt qu’un foulard, alors qu’aucune incidence sur l’activité de l’entreprise n’était constatée, montre bien que ce qui le gênait était bien la signification religieuse du choix de la salariée. Dès lors le licenciement étant basé sur la religion, celui-ci devait être annulé.

Il s’agit dans ces deux décisions de l’application au cas particulier du droit commun du licenciement. Si le licenciement repose sur une cause objective, il est régulier, sinon il est irrégulier.

Après avoir fait l’état du droit en vigueur, voyons si une loi nouvelle venant renforcer la laïcité à l’école est “possible”, si elle est nécessaire et quels en sont les risques.

Quelques commentaires sur une loi venant renforcer la laïcité à l’école

Une loi est-elle “possible” ?

Nous posons ainsi la question de la conformité d’une loi nouvelle avec les normes qui lui sont supérieures.

Conformité par rapport à la Constitution

Il est vraisemblable que le Conseil Constitutionnel, saisi d’une demande d’examen de la conformité de la loi nouvelle par rapport à la Constitution, conclut à la régularité de celle-ci. En effet, la liberté de religion est de principe mais elle s’exerce dans la limite de l’ordre public établi par la loi (voir supra l’article 10 de la Déclaration des droits de 1789).

Conformité par rapport à la CSDH

L’examen de la régularité de la loi par le Conseil Constitutionnel ne se fait que par rapport à la Constitution (décision IVG rendue en 1975). Reste donc la question de la conformité de la loi par rapport à la CSDH.

Beaucoup pensaient qu’une loi interdisant le port de tout signe religieux distinctif à l’école ne serait pas conforme à la CSDH.

Cette hypothèse fût infirmée par M. Jean-Paul Costa, vice-président de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (organe suprême d’interprétation de la CSDH) lors de son audition au Sénat français le 17 octobre 2003.

Il a en effet déclaré, à la surprise générale, qu’une loi nouvelle ne serait pas contraire à la CSDH.

Conformité par rapport à la Constitution européenne

La Constitution européenne ne concerne pas le Conseil de l’Europe mais la construction de l’Europe communautaire.

Celle-ci est encore à l’état de projet et beaucoup d’Etats militent activement (Italie, Irlande, Pologne notamment) pour que figure dans son préambule la mention du référent judéo-chrétien de la civilisation européenne.

Dans le cas où une telle mention existerait, les Etats membres de l’Union Européenne seraient bien mal inspirés d’interdire tout signe religieux à l’école. Cette conception extrême (voire extrémiste) de la laïcité s’accommoderait mal d’une telle référence.

Par application des principes de l’effet direct et de la primauté du Droit Communautaire, une loi nouvelle pourrait par conséquent être déclarée par le juge national ou le juge communautaire contraire à la Constitution européenne.

On comprend dès lors la farouche opposition de la France à une telle mention.

Pour l’instant, les discussions se poursuivent sur ce point jusqu’à l’adoption de la Constitution européenne au printemps 2004.

Une nouvelle loi est inutile et dangereuse

Elle est d’abord inutile car précisément la laïcité n’a point besoin d’être renforcée.

Comme l’a dit le Conseil d’Etat, le port du foulard ou de quelque autre signe religieux n’est pas contraire à la laïcité .

De plus, une loi nouvelle présenterait des difficultés d’application considérables. Elle serait en quelque sorte “impraticable”. En effet, deux jeunes filles portant chacune un bandana, l’une musulmane, l’autre non, seront-elles traitées de la même manière ? Dans un cas, on considèrera qu’il s’agit de l’expression de la foi et l’on interdira. Dans l’autre cas, ce sera un choix répondant à des considérations de pure esthétique et l’on tolèrera.

Cela, in fine, ne fera que déplacer le contentieux sur un autre terrain ; les jeunes filles musulmanes invoqueront non plus la liberté religieuse mais la liberté de choisir ses vêtements. On mettra alors le chef d’établissement dans la position de juger de l’intention de la personne ayant fait le choix de porter ledit bandana, position infiniment plus inconfortable que celle que l’on décrit aujourd’hui.

Une nouvelle loi serait en outre dangereuse car elle entraînerait l’image d’une République qui exclue, intolérante, hostile à l’altérité. De plus en la présentant comme une loi pour la liberté des femmes, elle présenterait le paradoxe grossier d’obliger des femmes, ayant fait le choix du port du foulard, à être “libres”.

La République est un socle de valeurs communes idéologiquement neutre. Elle respecte le choix de l’individu dans la limite de l’ordre public. Et c’est précisément ce libre choix que la République doit protéger ; elle doit interdire que l’on impose à quiconque la pratique d’un culte, mais elle doit respecter le libre choix de chaque individu.

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