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L’affaire du voile sous le projecteur de la science politique : une analyse renouvelée de l’affaire en France et de son écho à l’étranger

Livre événement : La politisation du voile : L’affaire en France, en Europe et dans le monde arabe , Paris, l’Harmattan, 2005.

Dans cet ouvrage collectif, Françoise Lorcerie chercheuse au CNRS, connue pour ses nombreux travaux sur l’école et les phénomènes d’ethnicité, a réuni les contributions d’une dizaine d’auteurs français et étrangers sur l’affaire du voile islamique. Fondé sur des enquêtes et des analyses inédites, le livre décortique tous les ressorts du processus de politisation du « foulard islamique » qui est moins le fait des musulmans eux-mêmes que de l’ensemble des acteurs de la société française. Au-delà de l’hexagone, les auteurs s’intéressent aux répercussions de l’Affaire française en Europe (Belgique, Allemagne…) et surtout dans le Monde arabe (Al-Jazira, Algérie, Maroc et Tunisie). Le livre rassemble des spécialistes du monde arabe et turc et de l’islam en Europe : Fabienne Brion, François Burgat, Larbi Chouika, Franck Frégosi, Vincent Geisser, Eric Gobe, Gérard Groc, Said Haddad, M’hammed Idrissi Janati, Gilles Manceron, Simona Tersigni et Nicola Tietze.

L’épisode 2003-2004 de politisation du voile islamique en France réunit tous les ingrédients d’une entreprise politique réussie, avec une prise d’assaut rondement menée de l’agenda politique. Appelons entreprise politique une coordination d’acteurs sociaux de statuts divers, mobilisés pour faire prendre en charge par les décideurs politiques un problème donné, dans les termes qu’ils souhaitent. La première étape de l’entreprise politique est de lire et faire lire une réalité quelconque comme un problème dont les termes orientent vers la décision souhaitée. L’entreprise se déploie toujours dans un espace conflictuel, elle doit pour réussir étendre ses soutiens, alors qu’elle est contrée par d’autres acteurs, d’autres coordinations qui n’opèrent pas la même lecture de la réalité et tentent d’empêcher le supposé problème de venir sur l’agenda, ou bien tentent de promouvoir une autre solution. Elle doit finalement, pour triompher, déboucher sur la décision publique espérée par ses promoteurs[1]. L’épisode de politisation du voile islamique en France en 2003-2004 montre le triomphe d’une entreprise politique. Le cas n’en est pas moins intrigant.

Quelle est, à grands traits, la structure de l’épisode ?

Une affaire sans cause ?

Il faut d’abord décidément pousser de côté le schéma d’une réaction linéaire : un problème se poserait, et il susciterait des réactions. L’épisode dont nous tentons de démêler les tenants et les aboutissants n’a pas été provoqué par le port du foulard islamique par un nombre croissant de jeunes filles ou par des problèmes locaux de plus en plus nombreux, ou un gros problème qui serait monté du terrain dans les premiers mois de l’année 2003. En tout cas rien qui ait attiré l’attention des médias. L’actualité des mois précédents est calme, sans incident notable[2].

Au contraire, début avril a eu lieu la mise en place du Conseil français du culte musulman (CFCM) sous l’égide du ministère de l’Intérieur, au terme d’un processus de consultation et d’organisation initié en juillet 1999 par J.-P. Chevènement, processus qui s’est poursuivi à bas bruit après le 11 septembre 2001, avant d’être repris publiquement au lendemain de l’alternance parlementaire de juin 2002[3]. Le conseil comprend les leaders des principales fédérations de lieux de culte, dont l’UOIF, à qui la grande presse accole régulièrement l’épithète d’« intégriste ». La démarche de consultation a suscité des oppositions à large échelle dans les milieux politiques, mais le fait qu’elle ait été menée à terme sans ostracisme de l’UOIF semble témoigner de la primauté d’une vue pragmatique de la situation chez les hommes chargés de la décision politique dans ce dossier, au premier chef le ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy et le président de la République. C’est le même pragmatisme, peut-on penser, qui leur a fait assumer aussi le thème de la lutte contre les discriminations d’origine raciale ou ethnique, introduit en octobre 1998 dans la politique gouvernementale, malgré son impopularité[4]. Cela n’a rien à voir en termes stricts avec l’islam, mais, nous le verrons, le traitement de l’islam et celui des discriminations ont beaucoup à voir l’un et l’autre avec la problématique de l’intégration des immigrés dans la nation.

Si l’on cherche un début à l’épisode de politisation du voile islamique, c’est le 19 avril qui fait date[5]. Ce jour-là, Nicolas Sarkozy se rend au congrès de l’UOIF au Bourget pour « prêcher la République » écrit Le Monde. Ovationné, il fait un discours dans lequel il rappelle le consensus qui s’est fait jour : la participation des musulmans en tant que tels à la République, la question de l’Iraq. Et au détour d’une phrase sur l’universalité de la loi, qui ne peut faire d’exceptions, il donne un exemple qui ne doit rien au hasard : en France les photos d’identité doivent être prises tête nue[6]. Des huées fusent de la salle. Le thème du port du foulard est relancé. Les médias embraient. Le 26 avril, le secrétaire général nouvellement élu du SNPDEN est invité pour la première fois sur le plateau de l’émission Mots croisés, d’Arlette Chabot. Il réclame une loi pour l’école, et se retrouve parfaitement en phase avec la représentante de Ni Putes Ni Soumises et Elisabeth Badinter, lesquelles dénoncent l’oppression vécue par les jeunes filles dans les « quartiers » du fait de l’intégrisme islamique[7]. L’idée de loi devient publiquement la solution qui s’offre. Le 4 juin, Jean-Louis Debré, président de la chambre des députés, installe une mission d’information qu’il présidera lui-même « sur la question des signes religieux à l’école ». Il est favorable à une loi. Le 3 juillet, Jacques Chirac installe de son côté une commission « sur l’application du principe de laïcité », dont il confie la présidence à son ami Bernard Stasi, connu pour être un catholique soucieux de ne pas céder aux emportements fantasmatiques à propos de l’islam. Ne s’est-il pas élevé contre les idées du Front national dans son livre L’immigration, une chance pour la France ?[8] Titulaire du poste de médiateur de la République, il est déjà chargé d’une mission sur la mise en place d’une instance indépendante de lutte contre les discriminations. A cette date, le président de la République ne pense pas qu’une loi soit nécessaire.

L’été passe, caniculaire. A la rentrée, la commission Stasi commence ses auditions publiques, et cela va doper le débat dans les media. L’affaire des soeurs Lévy intervient dans ce contexte. Elle est lancée par des enseignants du lycée Henri-Wallon d’Aubervilliers, emmenés par un responsable national de la LCR. Le père, avocat, proteste du droit de ses filles. Un arrangement à l’amiable, négocié par le proviseur, est bloqué par le Rectorat sur intervention de Matignon, selon la presse. L’effervescence est alors à son maximum. Elle retombera après la remise du rapport Stasi et le discours de Jacques Chirac le 17 décembre, où il reprend à son compte la proposition d’une loi d’interdiction, tout en la plaçant au service de l’unité nationale. La procédure législative est aussitôt enclenchée. La loi dispose qu’il est interdit aux élèves de « manifester ostensiblement » leur religion à l’école. La circulaire d’application interprètera l’interdit au sens le plus large[9], tout en précisant qu’il concerne l’école publique exclusivement (primaire et secondaire), et plus précisément les élèves inscrits à l’école, à l’exception des parents d’élèves, même dans l’enceinte de l’école, ou d’autres élèves venus par exemple pour passer un examen, et des étudiants.

La politisation du foulard en France pendant quelque dix mois, du printemps 2003 au début 2004, est donc partie apparemment d’une initiative ministérielle presque fortuite : une occasion saisie dans un contexte de guerre d’images au sommet entre N. Sarkozy et J. Chirac, et ce, sur le fond d’un changement de la donne dans la reconnaissance accordée par les pouvoirs publics à l’islam organisé. Au regard de ce qui s’est enchaîné par la suite, la provocation du ministre de l’intérieur au Bourget était symbolique, tout comme le chahut qui s’en est suivi. Comment l’enchaînement s’est-il produit ?

Coalition ou noyau activiste ?

On n’aurait pas eu d’épisode si l’événement du Bourget n’avait été pris en charge par des acteurs décidés à mettre l’occasion à profit pour populariser leur lecture de la situation, et placés de sorte à déboucher sur de la décision politique. Plus généralement, on estime que l’accès d’un « problème » à l’agenda de la décision politique résulte ordinairement de l’action coordonnée d’une coalition d’acteurs[10].

A supposer que l’épisode français ait bien été mené par une coalition d’acteurs, de qui fut-elle composée ? Le SNPDEN fut le seul syndicat de l’éducation nationale à réclamer une mesure d’interdiction, avec le SNALC (syndicat minoritaire de droite)[11]. L’UNSA, fédération à laquelle le SNPDEN est affilié, ne l’a pas suivi dans la voie prohibitionniste. Quant aux autres organisations du monde scolaire qui ont pris parti dans le débat, spontanément ou à l’invite, par exemple, de la Commission nationale consultative des droits de l’homme ou de la Commission Stasi, elles ont développé des positions gênées, plutôt hostiles ou franchement hostiles à l’adoption d’une norme plus coercitive. Or dans l’affaire, le SNPDEN a été un participant et un argument, il a in fine tiré les marrons du feu, en inspirant la circulaire d’application de la loi, cette circulaire qui a connu trois moutures et deux ministres avant de donner satisfaction. Mais, bien que l’idée de loi pour l’école mise en avant dès la fin avril orientât l’attention sur l’espace scolaire, ce ne sont pas les acteurs scolaires qui ont été les entrepreneurs de l’épisode. Les grandes organisations de défense de la laïcité scolaire, loin d’entreprendre l’affaire, ont plutôt émis d’emblée des mises en garde[12], et sont restées jusqu’au bout sur une position de défiance. Les représentants de l’éducation nationale à la Commission Stasi, un recteur et une chef d’établissement, nommés ès-qualités, y ont tenu un rôle de ‘concernés’ sans y exercer de leadership. Le débat n’eut d’ailleurs pas une résonance exceptionnelle dans le milieu des enseignants : un sondage national de janvier 2004 les trouve peu enclins à placer la question de la laïcité au premier rang de leurs préoccupations[13], et ils n’ont pas souvent choisi cette question dans le « débat national sur l’école », qui a tenu ses réunions locales en décembre et début janvier.

Les entrepreneurs de l’épisode ne sont pas non plus des groupes institués, identifiés comme porteurs d’une vision du monde laïque, qui se seraient mobilisés dans une stratégie de lobbying pour promouvoir leur identification du problème et de la solution. Des membres influents du Grand Orient de France se sont multipliés en faveur d’une loi d’interdiction : on peut citer Patrick Kessel, ancien Grand-maître et fondateur animateur du comité Laïcité République ; Bernard Teper, ancien dirigeant du GDOF et président de l’UFAL (l’Union des familles laïques). Mais d’autres membres éminents ont fait partie de ceux qui tentaient de freiner la montée en affaire du port du foulard : citons notamment Jean-Michel Ducomte, pressenti comme Grand-maître fin 2003 et devenu président de la Ligue de l’enseignement.

Le déploiement de l’épisode est parti de personnes bien placées au sein de l’appareil d’Etat, se connaissant entre elles et agissant de façon stratégique. Partons de ce qui est notoire. Le choix des membres de la Commission Stasi, la fixation de son mode de fonctionnement, la sélection des témoignages de terrain, furent des décisions déterminantes pour l’issue de l’épisode. Rémy Schwartz, maître des requêtes au Conseil d’Etat, doyen des commissaires du gouvernement, nommé rapporteur de la Commission, en fut un acteur maître. Il était d’emblée favorable à une loi[14]. Lors de la table-ronde « Ecole et laïcité aujourd’hui », organisée par la Commission des Affaires culturelles, familiales et sociales de l’Assemblée nationale, le 22 mai 2003, soit quelques jours avant l’installation de la mission Debré sur la question des signes religieux à l’école, il dit fortement son insatisfaction de la jurisprudence du Conseil d’Etat, « très difficile à manier, notamment lorsqu’il s’agit de faire le partage entre signe ostentatoire et signe qui ne serait pas ostentatoire ».

Sur ce point, un moment-clé du développement des travaux de la Commission Stasi allait être l’audition de Jean-Paul Costa, en tant que représentant de la Cour européenne des droits de l’homme. Français, ancien conseiller d’Etat, professeur associé à l’université Paris I, bon connaisseur du droit de la laïcité[15], vice-président de la CEDH depuis 2001, Jean-Paul Costa avait exprimé de longue date, lui aussi, son insatisfaction de la jurisprudence courante et la conviction qu’une loi était nécessaire, face à l’islam. Ainsi dans cet entretien de 1995 pour une revue universitaire :

« Il [le Conseil d’Etat] ne saurait à lui seul repenser la laïcité, et si son attitude est généreuse et constructive, elle peut parfois prêter le flanc à la critique d’une certaine naïveté face à l’intolérance croissante de certaines religions ou plutôt de certaines tendances « radicales » au sein de ces religions. […]

Vous me demandez ce qu’il faut penser de cela [la circulaire Bayrou de la rentrée 1994, proscrivant les « signes ostentatoires »]. J’en pense surtout deux choses : un, que c’est un problème de société, et qu’il faudra bien que le législateur légifère ; et ce n’est ni au Conseil d’Etat ni au ministre, ni aux chefs d’établissements confrontés à une réalité délicate qu’il appartient de tracer les frontières entre la liberté et l’abus de la liberté ; deux, que l’islam est devenu, de loin, la deuxième religion de France, qu’il n’a pas de vrai statut juridique, qu’il est d’ailleurs une religion particulière, respectable comme toutes, mais prosélyte par construction, dans un environnement culturel qui, par tradition, le connaissait mal et peu : bref, il est temps de repenser la laïcité et peut-être la loi de 1905 à la lumière de nouveaux développements »[16].

Devant la Commission Stasi, l’argument de J.-P. Costa est purement juridique. « Si une telle loi était soumise à notre Cour, elle serait jugée conforme au modèle français de laïcité, et donc pas contraire à la Convention européenne des droits de l’homme », déclare-t-il en faisant valoir que la Cour reconnaît la marge nationale d’interprétation des principes généraux des droits de l’homme. Il précise :

Tout en garantissant la liberté religieuse, la Convention reconnaît aux Etats le droit d’ingérence dans ce domaine à la triple condition qu’elle soit prévue par la loi, qu’elle ait un but légitime et que l’intervention soit proportionnelle au trouble qu’elle prétend combattre. (Dépêche AFP)

Ainsi, certains membres du Conseil d’Etat (ne représentant pas nécessairement la sensibilité majoritaire au Conseil, mais les délibérations de cette instance sont tenues secrètes) ont eu un rôle décisif dans le déploiement de l’épisode. R. Schwartz, J.-P. Costa, défendaient l’idée qu’en matière de port du foulard, le Conseil d’Etat prenait ses arrêts par défaut en quelque sorte, faute d’une législation restrictive qu’ils trouvaient politiquement souhaitable. Dans des rôles différents, l’épisode les voit se manifester. Toutefois, ce sont d’autres personnes, familières des milieux gouvernementaux à divers titres tout en étant peu connues du grand public, spécialistes des questions d’intégration, qui ont donné consistance idéologique à la solution prohibitionniste.

A cet égard, la table-ronde « Ecole et laïcité aujourd’hui » du 22 mai à l’Assemblée nationale apparaît rétrospectivement comme un moment fort de la mise en ordre de bataille du noyau central de l’entreprise. Outre les deux ministres de l’éducation nationale, cinq orateurs y eurent la charge de présenter l’état des lieux, cinq « grands témoins » : Alain Finkelkraut ; Mme Gaye Petek Salom ; Rémy Schwartz ; Alain Sekzig et Alain-Gérard Slama. Tous s’avérèrent hostiles à la jurisprudence du Conseil d’Etat et demandèrent à l’Assemblée nationale de passer d’urgence à l’action. Les prises de position d’Alain Finkielkraut et Alain-Gérard Slama sont trop connues pour surprendre. Pour les trois autres orateurs, la tribune de l’Assemblée nationale leur donne l’occasion de montrer complémentairement leurs questions (Rémy Schwartz) et leur détermination d’homme et femme de terrain. Gaye Petek Salom, directrice de l’association Elele d’aide aux femmes de l’immigration turque et membre du Haut Conseil à l’intégration, appelle à la défense de la République, de son école, et à la défense des jeunes filles contre les idéologues radicaux qui les manipulent en sous-main :

« En acceptant la visibilité des signes religieux dans l’enceinte de l’école, on admet que s’expriment des identités communautaristes génératrices de droits particuliers. Ces voiles ostentatoires sont des armes de destruction du contrat républicain dans les mains d’idéologues radicaux qui veulent empêcher l’émancipation et l’autonomie des jeunes filles. Nombre d’entre elles attendent de l’école qu’elle les protège, les soutienne. L’école de la République doit rester le lieu de partage d’une identité fédératrice et de valeurs communes à tous ».

Alain Seksig, IEN, ancien chargé de mission à la direction de l’enseignement scolaire du ministère de l’éducation nationale, nourrit son propos d’anecdotes alarmistes sur des conduites d’élèves et sur certaines pratiques pédagogiques qu’il présente comme des égarements, en soulignant le besoin urgent d’une intervention politique pour refonder la norme laïque :

« Nous avions le choix, il y a quatorze ans, lorsque éclata la première affaire du foulard. Nous ne l’avons plus aujourd’hui. La confusion est telle qu’elle appelle fermeté et clarté dans la définition des principes. […] Le personnel des établissements scolaires est perdu. Il est temps de refonder, comme le disait le ministre, l’idée et les principes laïques. »

La convergence publique sur une même solution, la loi, dans un lieu républicain entre tous, entre le membre qualifié de la Haute Cour administrative et des porteurs du problème est ici le point remarquable. En 1999, au moment de l’affaire de Flers, Alain Seksig et Gaye Petek avaient écrit ensemble un « Rebond » au journal Libération. Leur argument, en sept points, fera figure de plate-forme cinq ans plus tard.

Ainsi, ce qui allait devenir l’opinion consensuelle de toute une commission, et l’opinion de la quasi-totalité du personnel politique et des citoyens, au point de pouvoir être présenté comme consensuel dans la nation par le chef de l’Etat, était pensé, écrit et publié – et totalement minoritaire – cinq ans auparavant. Serions-nous devant la success story d’une minorité activiste ? Mobilisation sur le long terme, savoir-faire militant, congruence dans l’adversité, ces vertus caractéristiques des « minoritaires actifs » n’auraient-elles pas payé ?[17] Tout compte fait, l’hypothèse paraît problable. La thèse du complot ? Nullement. Il faut penser la réussite en termes systémiques.

L’opinion publique a clairement a pesé dans le ralliement de la quasi-totalité de la classe politique à l’idée de loi, elle a été un facteur du crescendo. Mais un facteur intermédiaire. On voit durant l’automne les scores des sondages monter en faveur de l’interdiction : d’une opinion globalement négative à l’égard de l’islam mais incertaine[18], on passe à 75 % en faveur d’une loi début janvier. Plus encore que dans les épisodes antérieurs de médiatisation de l’immigration, la montée en affaire a « généré son public » en substituant l’émotion au réel[19]. Elle a touché profondément les dispositions conservatrices des Français sur les questions de l’école et de la communauté nationale. Et cela s’est répercuté au plan politique[20].

Une contre-coalition impuissante

La campagne prohibitionniste a privé d’audience les défenseurs d’une conception libérale de la laïcité, appuyée sur le droit en l’état.

Deux ensembles d’acteurs et d’organisations se sont mobilisés sur cette ligne anti-prohibitionniste : les Eglises et le grand rabbinat, d’une part ; une mouvance composite, d’autre part, qualifiée par ses adversaires d’« islamo-gauchiste » car on y trouvait associés des musulmans taxés d’islamisme, des associations et groupes de gauche autres que socialistes, et… les grandes associations françaises de défense des droits de l’homme et de la laïcité. Force est de constater que ces deux groupes d’acteurs et d’organisations ne se sont pas fait entendre du politique ni de l’opinion.

La mobilisation, en ordre dispersé pour l’essentiel, des Eglises et des grandes associations autour d’une conception renouvelée de la laïcité remonte aux années 1980[21]. Durant l’épisode, elles semblent avoir continué à privilégier les modes d’action qui étaient respectivement les leurs auparavant, à savoir le travail de proximité, les formes ordinaires d’encadrement et de rencontre : elles n’auront finalement pas su retenir leurs ouailles. Elles ont été privées largement d’accès à la communication médiatique, on l’a dit. On peut noter aussi le déficit éditorial dont elles ont pâti. Comment faire des livres à succès sur la laïcité apaisée ? A fortiori dans un contexte international instable, quand monte la peur, nourrie de best-sellers tels que Les Réseaux d’Allah, Bas les voiles, Les Territoires perdus de la République, Que s’est-il passé ? La Laïcité à l’épreuve des intégrismes[22], etc. De plus, ces deux ensembles n’ont pas trouvé le moyen de se coordonner entre eux, il n’y a pas eu en pratique de contre-coalition intégrée. Il est vrai qu’une alliance publique entre les Eglises et la Ligue de l’enseignement, pour ne prendre qu’un exemple, aurait surpris de part et d’autre. La laïcité a beau n’être plus anticléricale, ou même ne l’avoir jamais été juridiquement (c’est ce que rappelle le Conseil d’Etat, notamment), les réticences demeurent. Pourtant lorsqu’à la fin de l’épisode, le 8 décembre, les Eglises tentent un appel commun, leur discours sur la laïcité ne détonne pas par rapport à celui de la Ligue de l’enseignement :

« La laïcité (…) n’a pas pour mission de constituer des espaces vidés du religieux, mais d’offrir un espace où tous, croyants et non-croyants, puissent débattre, entre autres choses, du tolérable et de l’intolérable, des différences à respecter et des écarts à empêcher, et ceci dans une écoute mutuelle, sans taire les convictions et les motivations des uns et des autres, mais sans affrontement ni propagande. […] La réussite de l’intégration [est] le véritable enjeu du débat actuel. […] Nous constatons que les milieux où les revendications islamistes trouvent leur plus large écho sont le plus souvent ceux des “ghettos” que nous avons laissé se constituer aux banlieues de nos grandes villes. »[23]

La mouvance associative contre l’interdiction a fonctionné comme un réseau de réseaux, autour de trois axes correspondant à des bases sociales en partie distinctes : les laïques préoccupés par la discrimination ethnique et l’ostracisme envers l’islam, et satisfaits de la jurisprudence relativement libérale du Conseil d’Etat ; des féministes dénonçant la « logique de répression » à l’encontre des jeunes musulmanes ; et des musulmans soucieux de combiner pratique musulmane et vie civile ou engagement social, ce qui est la ligne générale des réseaux UOIF ainsi que des mosquées indépendantes et des associations de jeunes. L’appel du « Collectif Unitaire “Une école pour tous-tes – Contre les lois d’exclusion” » a ainsi été signé par un éventail de personnalités dont les appartenances associatives donnent une idée de l’éventail des membres de cette mouvance : Collectif des Musulmans de France (proche de Tariq Ramadan), Divercité (association lyonnaise animée par Saïda Kada), Jeunes musulmans de France, Conseil des imams de France, Etudiants musulmans de France, Dounia Bouzar (personnalité indépendante nommée au Conseil français du culte musulman), MIB (Mouvement de l’immigration et des banlieues), Ligue des droits de l’homme, SUD, MRAP, Droits Devant, les Verts, LCR, collectif « Les Mots Sont Importants » (animé par Pierre Tévanian).

Le lieu géométrique de cette mouvance semble avoir été la commission Islam et laïcité. Initiée en 1997 par Michel Morineau avec Pierre Tournemire au sein de la Ligue de l’enseignement, passée depuis 2001 sous l’égide de la Ligue des droits de l’homme et du Monde Diplomatique, cette commission s’est donné pour objet de

« faire une analyse circonstanciée de l’enjeu de la présence musulmane dans la société française pour rechercher les voies d’une intégration harmonieuse dans le cadre intangible de la laïcité et de sa philosophie politique ».

Michel Morineau, cheville ouvrière de la commission depuis son lancement est l’un des plus fins connaisseurs de la laïcité française, quoique peu connu du grand public. Il a fait l’essentiel de sa carrière militante au sein de la Ligue de l’enseignement, dont il a été secrétaire national. Dès 1983, en écho à la mise en chantier du « grand service public de l’éducation » par le ministère Savary, il engage cette organisation dans une réflexion au long cours sur les nouvelles conditions de la laïcité, qui va déboucher en 1989, à l’occasion du congrès du bicentenaire de la Révolution, sur l’adoption d’une philosophie politique renouvelée de la laïcité : le combat pour les institutions démocratiques étant désormais gagné, est-il affirmé, le combat laïque doit viser la démocratie sociale, la laïcité est redéfinie comme éthique du dialogue et de la solidarité dans le cadre libéral institué par la démocratie. Dès cette époque, Michel Morineau désigne l’intégration de l’islam dans l’espace de solidarité de la nation comme plus qu’un défi à relever : un apport sans doute déterminant[24].

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Conçue dans la droite ligne de cette intuition, la commission Islam et laïcité est le dispositif mis en place pour impulser et renforcer la convergence entre les musulmans et les autres, par le biais de l’interconnaissance et de la discussion, « dans le cadre intangible de la laïcité et de sa philosophie politique ». S’y sont longuement rencontrés à Paris depuis 1997 les cadres de la Ligue de l’enseignement les plus attachés à la réflexion sur la laïcité[25], ceux de la Ligue des droits de l’homme, des membres du Groupe de Sociologie des Religions et de la Laïcité de l’EPHE[26], Alain Gresh du Monde diplomatique, des membres de collectifs féministes, etc., et des musulmans, principalement Tariq Ramadan, ou Dounia Bouzar, de jeunes membres des réseaux de l’UOIF, représentant diverses tendances du mouvement ‘néo-réformiste’ français[27].

L’épisode aura révélé le talon d’Achille du dispositif. Si la commission Islam et laïcité a catalysé une nouvelle réflexion commune aux grandes organisations françaises traditionnellement dédiées à la défense de la laïcité, et a su impliquer dans cette réflexion les musulmans ‘néo-réformistes’[28], elle n’a pas touché – ce n’était pas son but – les partis gouvernementaux.

***

A l’analyse, c’est la même logique générale que l’on retrouve dans les autres pays, dès lors que l’affaire française du voile islamique y a eu un écho. Certes, « dans un monde globalisé, le message de coexistence ou le message d’affrontement devient universel », et la transnationalisation des médias contribue puissamment à ce jeu de [29]miroirs, comme le montre ici-même Eric Gobe dans le cas de la chaîne de télévision qatarie Al-Jazira. Néanmoins, l’explication des formes précises qu’a pris le traitement de l’affaire française dans les pays étrangers où elle a eu un écho autre que passager passe toujours, on le verra, par l’analyse des champs politiques nationaux et la détermination des enjeux des entrepreneurs politiques qui s’en sont saisis, – ou qui se sont gardés de s’en saisir. Il n’y a pas de débat universel sur l’islam, la place des femmes en islam, ou sur le modèle français. En l’espèce, l’actualité française médiatisée a mis en circulation des thèmes, des arguments, et ceux-ci se sont vus ou non convertis en ressources dans les configurations politiques nationales en fonction des jeux qui s’y jouaient, au premier chef en fonction des entreprises politiques qui s’y déployaient.

Françoise Lorcerie, chercheuse CNRS à l’Institut de Recherches et d’Etudes sur le Monde Arabe et Musulman, enseignante à l’IEP d’Aix-en-Provence, auteure de :

La politisation du voile : L’affaire en France, en Europe et dans le monde arabe , Paris, l’Harmattan, 2005.

L’école et le défi ethnique : Education et intégration , Paris, ESF, 2003.



[1] Sur cette approche, voir notamment Padioleau J.-G. (1982), La lutte politique quotidienne : caractéristiques et régulations de l’agenda politique, dans L’Etat au concret, PUF ; Kingdon John W (1995), Agendas, Alternatives, and Public Policies, 2d ed., NY, Longman.

[2] Relevé par la CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l’homme), La laïcité aujourd’hui, rapport d’étape, 4 déc. 2003. Observation confirmée, devant la mission Debré de l’Assemblée nationale sur la question du port des signes religieux à l’école, par Philippe Guittet, secrétaire général du syndicat majoritaire des chefs d’établissement, le SNPDEN, qui allait être à partir d’avril le principal acteur scolaire dans l’entreprise de politisation du voile, ainsi que par le directeur central des Renseignements généraux. Celui-ci déclare : « Aujourd’hui [le chiffre] est plus faible qu’il ne l’a jamais été ». Le seul cas qui ait été médiatisé dans les mois précédents est celui du lycée La Martinière-Duchère, en février 2003, où une élève portant un bandana avait été exclue par le conseil de discipline, le Rectorat demandant la réintégration.

[3] Une chronologie se trouve en annexe.

[4] Cf. discours de Martine Aubry, ministre des affaires sociales du gouvernement Jospin, La politique d’intégration, 21 octobre 1998 ; et discours du président Jacques Chirac à Troyes sur la cohésion sociale, 14 octobre 2002.

[5] Pour une analyse circonstanciée, voir la présentation du politologue américain John Bowen (2004), Muslims and citizens. France’s headscarf controversy. Boston Review, feb-march, p. 31-35.

[6] Depuis le décret 277 du 30 nov. 1999, pris par J-P. Chevènement, alors ministre de l’Intérieur.

[7] Ph. Guittet, entretien avec l’auteure, 5 juillet2004.

[8] Paris, B. Laffont, 1984.

[9] « La loi interdit à un élève de se prévaloir du caractère religieux qu’il y [aux accessoires et tenues] attacherait, par exemple, pour refuser de se conformer aux règles applicables à la tenue des élèves dans l’établissement ». Ministère de l’Education nationale, Circulaire du 18 mai 2004 « relative à la mise en œuvre de la loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics ». Un établissement dont le règlement intérieur est tourné à dessein peut donc interdire toutes les variantes vestimentaires d’une conviction religieuse. Sauf pour les intéressé(e)s à obtenir devant les tribunaux l’annulation du règlement pour interprétation abusive de la loi.

[10] Cf. Bergeron H., Surel Y., Valluy J. (1998), L’advocacy Coalition Framework, Une contribution au renouvellement des études de politiques publiques ? Politix n° 41-42, p. 195-223.

[11] Un chapitre est consacré spécifiquement à la question de la participation de l’Ecole à l’épisode. Nous ne faisons ici que reprendre quelques points.

[12] Ainsi le CNAL (Comité national d’action laïque) dans son communiqué du 4 juillet 2003, à l’occasion de l’installation de la Commission Stasi. Le CNAL est composé des Délégués Départementaux de l’Education Nationale (DDEN), de la Fédération des Conseils de Parents d’Elèves (FCPE), de la Ligue de l’Enseignement, du Syndicat des Enseignants (SE-UNSA) et de l’Union Nationale des Syndicats Autonomes
 Education (UNSA-Education).

[13] Sondage CSA, Le Monde, La Vie, janvier 2004, « Les enseignants des collèges et lycées et la laïcité ». Trois enseignants sur quatre sont alors favorables à une loi d’interdiction, mais 14 % seulement mentionnent la laïcité parmi les sujets qui les préoccupent le plus.

[14] Sa première intervention publique contre la position libérale du Conseil d’Etat remonte à l’affaire « Melle Saglamer », jugée en appel par le CE le 10 juillet 1995. Rapportant ses conclusions en tant que commissaire du gouvernement, R. Schwartz avait alors proposé d’attribuer un caractère ostentatoire et prosélyte au foulard, dès lors qu’il était porté collectivement. Il n’avait pas été suivi par le CE. Voir Le Monde, 5 juillet 1995 ; et Arnaud de Lajartre, Le port ostentatoire des signes religieux à l’école, Juris-Classeur, Droit administratif, février 1996. R. Schwartz est par ailleurs une personnalité en vue du Mouvement juif libéral de France. Sur la position de ce mouvement dans l’épisode, cf. V. Geisser, dans cet ouvrage.

[15] Il est l’auteur, avec Guy Bédouelle (spécialiste de l’histoire du catholicisme), de Les laïcités à la française, PUF, 1998. Il a été directeur de cabinet d’Alain Savary au ministère de l’Education nationale.

[16]« LeConseild’Etat, le droit public français et le ’foulard’ », interview de Monsieur Jean-Paul Costa, Conseiller d’Etat, Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien (19), janv-juin 1995, p. 82-84. Voir aussi dans son livre suscité le chapitre 13, intitulé « L’islam ».

[17] Cf. la célèbre étude de Serge Moscovici, Psychologie des minorités actives, PUF, 1979.

[18] Voir le sondage IFOP réalisé fin septembre 2001 (Le Monde, 5 octobre 2001).

[19] Cf. Battegay Alain (1992), La médiatisation de l’immigration dans la France des années 80. Les Annales de la recherche urbaine (57-58), p. 173-184

[20] Voir plus loin l’analyse de Gilles Manceron.

[21] Pour un historique, voir la synthèse de Pierre Ognier, Ancienne ou nouvelle laïcité ? Après dix ans de débats, Esprit, août-sept. 1993, p. 202-221.

[22] Respectivement par Antoine Sfeir (Plon, 2001), Chahdortt Djavann (Gallimard, 2003), Emmanuel Brenner (Fayard, 2002), Bernard Lewis (Gallimard, 2002), Caroline Fourest et Fiammetta Venner (Calmann-Lévy, 2003).

[23] Appel commun des Eglises chrétiennes (catholique, protestantes, orthodoxes) contre une loi sur le voile, cité d’après Le Monde, 9 décembre 2003. Notons que la Fédération protestante de France et la Ligue française de l’enseignement avaient publié ensemble le 20 avril 1989 un appel intitulé Eléments de réflexion. Vers un nouveau pacte laïque ?

[24] « Si nouveau pacte laïque il doit y avoir, l’apport de l’islam français sera non seulement incontournable, comme on dit, il sera sans soute déterminant. », écrit-il en juillet 1990, en postface à l’ouvrage de Jean Baubérot, Vers un nouveau pacte laïque ? Paris, Seuil, 1990. Il précisera ultérieurement dans un article consacré aux courants de pensée dans la laïcité : « Les humanismes, religieux ou autres, les spiritualités, religieuses ou agnostiques, ont leur part de promesses dans la recomposition d’une société plus fraternelle. Il faut s’en convaincre et accepter tous les hommes de bonne volonté autour de la table, à quelque courant qu’ils se rattachent  » (Projet 267, automne 2001). Voir aussi Morineau M. (2000), L’accueil de l’islam en France et la laïcité, in Bistolfi R., coord., « Islam et laïcité, Parcours européens », Confluences Méditerranée (32), p. 13-20.

[25] Tels Jean Boussinesq, auteur d’un memento sur l’évolution du droit de la laïcité, La Laïcité à la française, Seuil, 1994, ou Alain Bondéelle.

[26] Ainsi Jean Baubérot, Martine Cohen.

[27] On lit souvent sous la plume d’analystes de l’islam européen des appellations telles que ‘fondamentaliste’ ou ‘néo-fondamentaliste’, ‘intégriste’. Outre qu’elles ont d’emblée une connotation dénigrante, elles sont empruntées à l’analyse de mouvements chrétiens et ne disent rien du débat théologico-juridique qui se poursuit aujourd’hui dans l’islam européen (notamment français), autour de la formulation d’un droit musulman adapté à la vie dans les sociétés démocratiques occidentales. Les acteurs de ce mouvement s’inspirant expressément du mouvement ‘réformiste’ (islâhî) qui s’est déployé dans les pays musulmans au xixexxe siècle, et les enjeux étant analogues, nous préférons l’appellation ‘néo-réformiste’.

[28] Tariq Ramadan s’est fait connaître par un livre où il explique la laïcité constitutionnelle et critique la réticence traditionnelle des musulmans à en accepter le principe. Voir T. Ramadan, Les Musulmans dans la laïcité. Responsabilités et droits des musulmans dans les sociétés occidentales. Lyon, Ed. Tawhid, 1994.

[29] Réflexion de Leïla Chahid, déléguée générale de la Palestine en France, aux Matins de France Culture, 10 septembre 2004.

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