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La vision de Dieu dans l’onirocritique musulmane médiévale (2/2)

Voir Dieu en rêve doté d’attributs qui ne Lui conviennent pas (assoupi ou endormi par exemple) ou blasphémer est aussi, tout naturellement, un indice de péché grave. Quoiqu’il en soit, on le constate, le dogme fait donc partie intégrante des scénarios de rêve exposés. Dieu ne Se laisse jamais voir.

La forme qu’Il envoie au rêveur pour Se représenter est un signe, une partie du message qu’Il lui destine. Elle n’est donc jamais ni complètement « vraie », ni mensongère. Elle n’enseigne rien sur Dieu, mais uniquement sur la situation morale et religieuse du rêveur.

La parole accompagnant la vision est un élément essentiel du rêve. Il peut arriver que le rêve soit « extatique » et accompagné d’un sentiment de crainte et d’exultation, et demeure alors muet ; ou que Dieu, apparaissant sous forme humaine, reste silencieux, ce qui est un signe très néfaste exprimant le courroux divin.

Dans de nombreux cas toutefois, il semble qu’il y ait message auditif, et le rêveur est alors tenu de recevoir ces paroles dans leur sens littéral : car si Dieu peut voiler son apparence sous des formes sensibles imaginales, son discours, lui, ne se masque pas sous des symboles.

Le texte du rêve ne subit pas de ta’wîl comme la parole coranique ou éventuellement le hadîth. C’est là un des points marquant la limite du rêve – part de la prophétie certes, mais part réduite malgré tout : il s’agit d’un message ponctuel dans le temps et univoque dans son expression car adressé à une personne déterminée et pour elle seule.

Ces paroles sont parfois ramenées à des citations coraniques, comme si Dieu transmettait son message en pointant sur le verset de la Révélation adéquat à la situation du rêveur. Il arrive également que des images oniriques soient rapportées à tel passage du Texte sacré.

Mais le rapport proposé entre le verset et la situation du dormeur n’est le plus souvent pas direct. Voir Dieu irrité pourra signifier que le rêveur tombera d’un endroit élevé – mur, montagne etc, en raison du verset coranique XX 81  : « (…) Ma colère s’abattrait sur vous, et quiconque encourt ma colère connaîtra la chute » .

Un autre point qui mérite d’être noté est la réversibilité du symbole de la présence de Dieu dans les rêves. On peut voir Dieu sous la forme de son père ; mais à l’inverse, l’apparition de Dieu peut renvoyer à la personne du père. Par exemple, la présence de Dieu irrité désignerait la colère des parents, ou sa bienveillance leur contentement. Plus généralement, voir Dieu sous la forme d’une personne connue indique le succès et la reconnaissance promise à ladite personne.

Voir Dieu sous la forme d’une idole peut signifier que l’on se trouve de bonne foi dans l’erreur. Ou, ainsi qu’il vient d’être signalé, percevoir en rêve la colère divine pourra tout simplement avertir de l’imminence de la chute du haut d’un mur.

Par ailleurs, un parallèle doit être tracé entre les apparitions oniriques de Dieu, et celles où des anges, des prophètes ou des saints viennent apporter des messages au rêveurs. Car nos traités d’onirocritique consacrent également de nombreuses pages à ces rêves là, détaillant la nature et l’aspect exact de chaque ange ou prophète qui se manifeste en songe.

Ces rêves – et notamment ceux mettant en scène les prophètes et tout particulièrement Muhammad – sont nombreux, beaucoup plus que les rêves d’apparitions divines. Cependant il importe de noter que le contenu même du message livré ne diffère jamais beaucoup de ceux des théophanies proprement dites.

Les codes d’interprétation sont les mêmes, les diagnostics également : à l’instar de la théophanie, l’apparition d’un prophète ou de l’ange confirme le comportement vertueux, annonce le succès dans les affaires d’ici-bas et le salut dans l’au-delà. Le silence du Prophète, comme celui de Dieu, ou leur éloignement, sont des signes de désapprobation grave. Le parallèle est frappant, jusque dans la formulation du diagnostic. En soi, la chose n’a rien d’étrange, puisqu’en rêve comme dans le dogme, le prophète ou l’ange n’est qu’un fidèle message du Dieu souverain. Simplement, à quelques exceptions près, il ne semble pas que la manifestation de Dieu « en personne » confère au songe un statut privilégié ou un degré de véracité supérieur à l’apparition de ses envoyés.

Cela pourrait être dû à une prudence fondamentale face à une expérience directe du divin qui viendrait mettre en danger l’édifice dogmatique. Mais peut-être faut-il y voir à nouveau l’idée qu’une théophanie demeure toujours indirecte, équivoque, imparfaite, et ne doit pas être surévaluée. Par comparaison, le face à face avec le Prophète paraît plus immédiat, clair, aisé à interpréter.

Quant au contenu des rêves – c’est à dire, aux interprétations toutes prêtes qui sont fournies dans nos recueils – ils convergent dans la plupart des cas vers la finalité morale de la vie du croyant : le respect de la morale, la promesse de la vie heureuse dans l’au-delà. Voir Dieu constitue un gage d’engagement dans la bonne voie, il s’agit fondamentalement d’un signe de bonne augure, d’une promesse de la vision béatifique du paradis – ou bien, s’Il semble irrité, une menace et un avertissement. Mais la démarche interprétative est loin d’être aussi simple qu’on pourrait le supposer au premier abord. L’intrusion de la subjectivité dans les interprétations est constante. Cette subjectivité présente un double aspect en fait.

  •  D’une part, la qualité morale et religieuse générale du rêveur intervient de façon décisive. La vision de Dieu en rêve doit être interprétée comme une malédiction et non une bénédiction dans le cas où le rêveur est en état de péché. Le songe est alors à recevoir comme un avertissement et une mise en garde (indhâr, tahdhîr) ;
  • D’autre part, le ressenti subjectif du rêveur au moment ou le songe est vécu – ce que Dînawarî appelle le damîr du consultant – est indispensable pour que l’onirocrite accomplisse valablement son travail d’exégèse. Voir Dieu sans ressentir de crainte révérencielle par exemple est un indice de fort mauvaise augure.

Nous retrouvons ici l’embarras foncier où se trouve la méthode onirocritique musulmane. Celle-ci a tenté depuis les premiers siècles de se fonder comme une science religieuse à part entière. Certains auteurs, comme Ibn Qutayba (c.à.d. le traité qui lui est attribué, cf supra note 11) ou Dînawarî ont tenté d’isoler des critères d’interprétation invariants des données oniriques, puisés dans le Coran et la Sunna et qu’ils ont désignés comme des usûl ; ainsi la lumière désigne Dieu, le lait désigne la science, la chemise la piété etc. A ces fondements, ils tâchaient d’articuler des variables, les furû`, constituées par l’apport des expériences des consultants et de leurs particularités sociales, culturelles etc.

Il faut toutefois admettre que ces tentatives ont fait long feu. Les onirocrites n’ont pas réussi à maintenir des cadres d’interprétation fixes, invariantes, dans un domaine aussi labile que celui du symbolisme onirique. On ne peut mettre à jour une syntaxe et une morphologie de l’expérience qui fonctionne à l’échelle d’une société entière, fût-elle homogène dans ses repères symboliques comme l’était la umma musulmane au Moyen-Age.

Force est de constater que l’apparition de Dieu dans les rêves demeurait elle-même profondément équivoque, et ne pouvait même pas être ramenée à quelques règles élémentaires. Elle déborde en effet du domaine de la morale et du salut, pour s’étendre à celui d’interprétations plus terre à terre : une présence divine aperçue à tel endroit assurerait la justice sociale, de bonnes récoltes, ou l’absence d’épidémie etc.

Et là aussi, le ressenti au moment du rêve demeure un point décisif : percevoir une lumière indescriptible sans pouvoir la rapporter (à un sentiment religieux) est une annonce de grave problèmes de santé. La tradition onirocritique nous transmet des interprétations fixes de rêves types, mais celles-ci n’obéissent au fond à aucune logique méthodique.

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Que conclure à la suite de ces quelques données ? Principalement que la vision de Dieu dans un rêve ne constitue pas forcément une expérience spirituelle d’une dimension exceptionnelle. Une telle théophanie se trouve comme encapsulée dans un dispositif beaucoup plus vaste – dogmatique et juridique – qui ne le valorise pas particulièrement : aucune tentation montaniste ne semblait se manifester dans l’Islam sunnite médiéval. S’il est loisible en effet au croyant de voir son Seigneur en rêve, ainsi que le fit Muhammad, le contenu et la portée d’un tel rêve se trouvent immédiatement limités à la sphère individuelle, et subordonnés au cadre religieux préexistant.

Le rêve vient simplement expliquer au sujet où il se trouve par rapport à la ligne de la religion qu’il encadre : il le resitue dans une « position coranique » de choix entre la vraie et la mauvaise foi. Un rêve dont le contenu serait déviant, comme celui d’un culte de type idolâtrique, est ipso facto disqualifié : le message dont il est porteur, c’est la mécréance du rêveur, et non une donnée du culte. Le cercle est bouclé : le croyant ne peut voir Dieu que dans le cadre de l’orthodoxie, et son rêve ne peut que le conforter dans son insertion dans cette même orthodoxie.

Une dernière remarque concernant la dimension mystique de la vision de Dieu. Nous avons précisé plus haut que nous n’avions pas à aborder la question des rêves tels qu’ils se produisent et sont interprétés par les Soufis, du fait que les traités d’onirocritique de notre corpus s’adressent à un lectorat assez large, et beaucoup plus préoccupé par les réalités terrestres sensibles que par l’union au divin ici-bas. Il n’existe toutefois pas de césure très nette entre les milieux soufis et ceux des Musulmans pieux et lettrés.

Les traités d’onirocritique mentionnés ici font état de visions divines en rêve rapportées par certains Soufis connus, dont les expériences oniriques étaient visiblement incorporés à la culture commune de l’époque. C’est au cours d’un rêve en forme de mi`râj qu’Abû ‘Ubayd al-Bishrî intercède avec succès auprès de Dieu en faveur d’Adam. Ailleurs, al-Kharrâz se fait blâmer en rêve par Dieu pour avoir eu recours aux thèmes de poésie amoureuse dans ses séances de samâ`.

A l’inverse, les Soufis n’ont apparemment pas professé de théorie particulière concernant les visions durant le rêve. La consultation des ouvrages les plus classiques – le Ta`arruf de Kalâbâdhî, la Risâla de Qushayrî, les ‘Awârif al-ma`ârif de Suhrawardî – montre bien combien ils fondaient leurs conceptions de la ru’yâ sâliha sur le même socle coranique et traditionnel que tous les autres Musulmans. Cette position est particulièrement nette concernant la question de la vision de Dieu. Les Soufis avaient parfois été accusés de prétendre « voir » Dieu.

Or les principaux auteurs soufis qui abordent la question (jusqu’à Ghazâlî ; Ibn ‘Arabî opèrera une synthèse renouvelée de ce thème) le font avec une grande prudence : la vision de Dieu est possible, mais dans l’au-delà seulement, et pour les bienheureux uniquement. Quant à la notion de mushâhada, si centrale dans la littérature spirituelle des mystiques, elle est définie comme l’expérience d’une totale certitude, yaqîn, reçue par le cœur à l’état de sobriété ou d’extase aussi forte et immédiate qu’une vision oculaire.

De toute évidence, l’expérience onirique n’était pas prise en compte dans la question théologique de la vision de Dieu. Mais ceci n’a pas entravé le rôle essentiel joué par les rêves dans le déroulement de la vie spirituelle des mystiques. Les novices les soumettaient à leurs shaykhs, et les grands Maîtres y trouvaient la confirmation de leur avancement spirituel.

Les apparitions divines durant le sommeil constituaient des compléments ou des confirmations des dévoilements reçus à l’état de veille. Leur nombre, leur poids sont tels que l’on est amené à s’interroger sur l’étanchéité séparant l’état de sommeil de celui de veille – la seule et unique source de la conscience résidant toujours, en définitive, en Dieu Lui-même – même si bien évidemment la prise de conscience proprement dite devait avoir lieu dans le second, en pleine lucidité.

 

 

BIBLIOGRAPHIE :

Bishâra = Abû Sa`îd al-Wâ`iz al-Kharkûshî, al-Bishâra wa-l-nidhâra fî ta`bîr al-ru’yâ, ms Haci Besir Aga 348.

Ishârât = Ghars al-dîn ibn Shâhîn, al-Isharât fî ‘ilm al-‘ibârât, éd. Sayyed Kasrawî Hasan, Beyrouth, Dâr al-kutub al-‘ilmiyya, 1993.

Kâmil = Abû al-Fadl al-Tiflisî, Kâmil al-ta`bîr, ms Saray 3169 Muntakhab = Abû ‘Alî al-Dârî, Muntakhab fî ta`bîr al-ru’yâ, édité sous le titre Tafsîr al ahlâm et attribué à Muhammad ibn Sîrîn, nouvelle édition annotée de ‘A.R.al-Jûzû, Beyrouth, Manshûrât Dâr Maktabat al-Hayât, 1995.

Qâdirî = Abû Sa`d Nasr al-Dînawarî, Kitâb al-ta`bîr fî al-ru’yâ aw al-Qâdirî fî al-ta`bîr, édité par Dr. Fahmî Sa`d, Beyrouth, ‘Alam al-kutub, 1997, 2 vol.

Ta`tîr = ‘Abd al-Ghanî al-Nabulsî, Ta`tîr al-anâm fî ta`bîr al-manâm, Beyrouth, Dâr al-kutub al-‘ilmiyya, 1991.

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