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La vision de Dieu dans l’onirocritique musulmane médiévale (1/2)

La question de la vision de Dieu par l’homme, on le sait, a parcouru l’histoire de la théologie musulmane. Elle est née au fil des siècles de l’exigence de cohérence doctrinale des exégètes musulmans de diverses tendances, cherchant à concilier le sens obvie de certains versets coraniques et hadîths suggérant une contemplation visuelle de Dieu par les croyants, avec le dogme de l’absolue transcendance de Celui-ci (tanzîh).

Dieu se rend-il visible dans l’au-delà seulement, ou dès ici-bas ? Sa contemplation est-elle réservée à la seule élite des croyants, ou à tous les humains ressuscités ? Cette vision s’entend-elle au sens physique, ou comme une sorte d’aperception intuitive du cœur ? Quel serait le statut ontologique de cette forme présentée au regards ? Nous ne reviendrons pas sur les implications théologiques de ces interrogations, mais voudrions apporter ici quelques modestes remarques sur une modalité particulière de la théophanie, celle qui se produit parfois lors d’un « songe véridique » (ru’yâ sâdiqa).

On se souvient que la tradition musulmane au sens large a attribué aux messages oniriques un statut à la fois considérable et ambigu, celui de complément ponctuel aux données révélées. Elle a certes évacué de son domaine d’intérêt les rêves chaotiques et trompeurs (adghâth ahlâm), induits par l’action du démon, ainsi que les simples réminiscences nocturnes des préoccupations quotidiennes, mais prend en considération les songes fournissant un contenu positif, « sain », c’est à dire utile au destin moral et religieux du rêveur.

Elle s’appuie pour ce faire sur un nombre assez considérable de hadîths. Le Prophète lui-même rêvait en effet souvent, racontait et interprétait ses propres songes à son entourage, et orienta certaines de ses décisions en fonction de messages oniriques. Les enseignements les plus fondamentaux retenus par la Tradition sont les suivants :

Après la mort du Prophète, les croyants auront à leur disposition les bonnes nouvelles (mubashshirât), c’est à dire, précise le hadîth, les rêves sains. Ces nouvelles sont bonnes, non parce qu’elles seraient toujours agréables à recevoir, précisent les commentateurs – il peut s’agir de sévères avertissements – mais parce qu’elles traduisent une intention providentielle à l’endroit du rêveur destinée à le mettre sur la voie du salut.

Ce rêve sain est la quarante-sixième partie de la prophétie. Il n’est donc pas produit par la conscience du rêveur, mais correspond à un message d’origine transcendantale.Celui qui voit le Prophète en songe, le voit vraiment, car Satan ne peut prendre son aspect. La rencontre du Prophète en rêve est par conséquent clairement admise et confirmée. Le statut de la vision de Dieu, on le verra, se présente de façon plus équivoque.

Les recueils de hadîths et les sources historiques fournissent par ailleurs des exemples de rêves vécus par le Prophète lui-même et par certains de ses Compagnons en assez grand nombre. Or quelques unes de ces traditions évoquent la vision de Dieu Lui-même. Parmi les plus célèbres, le récit du Mi`râj, ou encore le fameux hadîth al-ru’yâ : « J’ai vu mon Seigneur sous la plus belle des formes… ». Leur fonction est certes décisive, puisqu’ils fondent la possibilité pour un homme de percevoir le divin sous une certaine « forme ». Mais nous limiterons notre propos ici à la question de la vision de Dieu chez le commun des croyants, non chez les personnes considérées comme saintes ou a fortiori prophètes.

Ces données traditionnelles sur le rêve ont été reprises et explicitées par plusieurs doctrinaires importants, comme Ghazâlî et Ibn Khaldûn, qui ont tenté d’expliquer la nature même du processus onirique et sa fonction éventuelle dans la vie religieuse : tout rêve, y compris le plus délétère, est en définitive envoyé par Dieu.

La portée spirituelle des songes fut par ailleurs largement valorisée par le courant soufi, chez qui les expériences oniriques viennent en contrepoint des états psychologiques à l’état de veille – afin de les annoncer, de les éclairer, de les amplifier voire de se substituer à elles. Mais, répétons-le, ces pages ne concernent pas des développements théologiques ou théosophiques, mais une forme de littérature à la fois plus modeste et plus proche aussi sans doute du vécu des Musulmans au Moyen-Age : les « clés des songes », à savoir les traités de ta`bîr al-ru’yâ.

L’interprétation des rêves connut un essor considérable durant les premiers siècles de l’ère hégirienne. Stimulée par l’aval explicite que lui conférait le hadîth, elle se développa comme une science divinatoire licite, admise par le consensus des simples croyants comme des docteurs.

Des sentences en onirocritique furent attribuées de façon assez douteuse aux principaux Compagnons – Abû Bakr principalement, mais aussi ‘Umar – ainsi qu’à plusieurs figures connues de la générations des Suivants : Sa`îd ibn al-Musayyab, mais surtout Muhammad ibn Sîrîn (m. en 728). Abû Nu`aym, dans la notice du Hilyat al-awliyâ’ qu’il lui consacre, rapporte une seule parole remontant à lui et se rapportant à notre propos : « Celui qui voit son Seigneur en songe entrera au Paradis ».

Des traité plus étoffés ont été attribués à Ja`far al-Sâdiq, ainsi qu’à Abû Ishâq al-Kirmânî, important auteur de la seconde moitié du 2° / 8° siècle, dont le Dustûr fî al-ta`bîr, malheureusement perdu, a servi de base à la plupart des traités d’onirocritique ultérieurs. Ibn Qutayba compterait également parmi les auteurs ayant écrit dans cette discipline.

Quoiqu’il en soit, c’est à partir de la coupée du IV° / X° siècle qu’apparaissent des compilations qui vont faire date et qui seront utilisées jusqu’à nos jours. Notre corpus, concernant la vision de Dieu dans les rêves, est constitué par les œuvres suivantes, classées dans l’ordre chronologique : le Qâdirî fî al-ta`bîr d’Abû Sa`îd al-Dînawarî (achevé en 397 / 1006) qui est l’ouvrage le plus éclectique et conséquent de l’ensemble ; la Bishâra wa-l-nidhâra fî ta`bîr al-ru’yâ d’Abû Sa`îd al-Wâ`iz al-Kharkûshî (m. 406 / 1015) ; le Kâmil al-ta`bîr, en persan, d’Abû al-Fadl al-Tiflisî (m. vers 600 / 1203) ; les Ishârât fî ‘ilm al-‘ibârât de Ghars al-dîn ibn Shâhîn (m. en 874 / 1468) ; le Muntakhab fî ta`bîr al-ru’yâ d’Abû ‘Alî al-Khalîlî al-Dârî (9° / 15° siècle), couramment connu sous le titre de Tafsîr al-ahlâm al-kabîr et attribué à Ibn Sîrîn ; enfin le dictionnaire onirocritique Ta`tîr al-anâm fî tafsîr al-ahlâm de ‘Abd al-Ghanî al-Nâbulsî (m. en 1143 / 1731).

Cette littérature s’étend ainsi sur plus de sept siècles d’histoire, mais elle présente un caractère de large homogénéité. Les auteurs reprennent le matériel des ouvrages plus anciens, le recopiant souvent mot à mot. Nous n’avons absolument pas affaire à des recueils de songes individualisés, analysés en fonction du contexte particulier au rêveur, mais à des collections de songes « types », repris et retransmis de génération en génération et de compilation à compilation. Les interprétations fournies relèvent toutes d’une « tradition » au sens premier du mot ; elles ne se renouvellent pas au fil des générations, mais se confirment plutôt l’une l’autre.

A la fin de la chaîne, Nâbulsî ne fournit plus à ses lecteurs qu’un dictionnaire, un recueil d’images stéréotypées jusque dans leur formulations accompagnées de quelques clés conventionnelles d’interprétation. Mais c’est précisément ici que ces textes nous intéressent : ils nous fournissent un relevé consensuel de ce qu’il est loisible de voir durant ce moment si étrange et privilégié qu’est le sommeil – cette petite mort qui préfigure à tant d’égards le moment de la résurrection finale.

Nous n’avons pas accès ici à la subjectivité personnelle du rêveur, comme dans les récits oniriques de certains mystiques (Tirmidhî, Rûzbehân Baqlî, Najm al-dîn Kubrâ, Ibn ‘Arabî pour ne citer que les plus célèbres), mais à des traits d’un imaginaire collectif qui s’aligne autant que faire se peut sur l’orthodoxie ambiante. Le témoignage de ces textes nous sont donc précieux en ce qu’ils nous renseignent sur un Islam spirituel « moyen », commun. Car il n’est pas obligatoire d’être un grand mystique ou un profond théologien pour rêver de Dieu et d’en tirer bénéfice pour soi et pour ses proches.

Chacun des traités évoqués ci-dessus contient un chapitre consacré à la vision de Dieu proprement dite au cours de certains rêves ; il est situé au début de l’ouvrage avec les autres thèmes spécifiquement religieux comme la vision des prophètes, des anges, des rituels etc.

Les descriptions de ces rêves comme les interprétations sont assez hétérogènes. Par ailleurs, des récits de rêves où une manifestation divine entre en jeu à propos de thèmes connexes se rencontrent dans d’autres passages dans le corps des ouvrages. En regroupant ces données, on constate que la vision de Dieu peut se produire selon diverses modalités : soit la vision d’une pure lumière, dénuée de formes ou d’attributs.

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Dieu peut également apparaître sous une forme humaine. Cette forme humaine peut être inconnue, ou bien correspondre à celle d’une personne existante. Un hadîth souvent cité désigne la figure du souverain en particulier : « L’Envoyé a dit : la meilleure vision que vous puissiez avoir durant votre sommeil est celle de votre Seigneur, ou de son Prophète, ou de ses deux parents musulmans. On lui demanda : Prophète de Dieu, un homme peut-il voir son Seigneur ? Il répondit : (sous l’apparence) du souverain (al-sultân) ; car le souverain, c’est Dieu ».

Les parents ou un frère survenant en rêve peuvent également figurer la bienveillance, la compassion et la générosité que la providence divine, à l’instar des parents, porte sur le dormeur. A noter que cette bienveillance peut se traduire par des épreuves pénibles dans la vie terrestre, annonciatrices d’un surcroît de récompenses dans l’au-delà.

Le message divin emprunte donc les signifiants usuels des hommes concernant le pouvoir, l’amour, la fidélité etc. Ceci dit, Dieu peut être perçu sous une grande variété de formes. Suite à une énumération de possibles théophanies, Ibn Shâhîn conclut : « Celui qui voit Dieu en rêve sous une forme autre que celles que nous venons de mentionner, qui soit spécifique et originale tout en s’accordant à la sharî`a, a dans tous les cas reçu un signe de bonne augure ».

Il peut également se manifester comme une présence physique mais dont les attributs ne sont pas spécifiés. Très souvent, nos textes parlent simplement de « regarder Dieu » (« wa-in ra’â-Hu », etc …) sans autre détail. C’est alors son action ou sa parole qui sont le thème du rêve. Le rêveur peut sentir que Dieu lui caresse la tête ou l’embrasse, sans que l’apparition divine ne soit décrite plus avant. Ou bien, Dieu lui donne un présent – et alors, c’est la nature de ce cadeau qui est détaillée, mais non pas la manifestation de la divinité elle-même. Le don d’un vêtement par exemple indiquera que des épreuves terrestres conduisant vers une récompense post mortem attendent le rêveur .

Aspects de l’interprétation : Une première question qui se pose est celle, sous-jacente, de l’anthropomorphisme et du risque d’idolâtrie. Elle a été posée par Ghazâlî notamment, qui a insisté sur l’idée que c’est Dieu qui, en définitive, envoie aux hommes le contenu de leurs rêves – comme celui de leurs pensées à l’état de veille. Libre à Lui donc de Se donner à voir sous la forme qu’Il juge adéquate. Mais les images oniriques ne sont pas pour autant imposées selon un pur arbitraire : le rêve est un message, ce qui implique une cohérence dans sa signification.

De fait, une correspondance générale existe entre les formes des mondes célestiels et celles du monde terrestre. En ce sens, en fonction de cette homologie générale, il est possible de voir le roi sous la forme du soleil, le vizir sous celle de la lune, et Dieu comme une lumière. Ceci dit, nos auteurs onirocrites s’adressaient à un public assez vaste, qui consultait leurs livres à des fins pratiques et qui n’était pas intéressé par ce type de spéculations théologiques.

Nous ne rencontrons donc pas de longs développements sur l’immatérialité de Dieu, sur sa transcendance etc. Les remarques incidentes de nos auteurs sont toutefois fort révélatrices de leur volonté de bien marquer leur orthodoxie. La supériorité du rêve ou Dieu est « dépourvu d’attribut, de forme, de ressemblance (mithâl) », pour reprendre l’expression de Dînawarî, Se présentant comme une pure et splendide lumière, est soulignée : il s’agit de l’annonce d’un destin faste dans ce monde-ci ou / et dans l’autre. Le rêveur y perçoit Dieu avec son cœur – c’est à dire, en saisissant le sens de sa Présence. Cette expérience se rapproche extérieurement quelque peu de celle des mystiques.

De façon plus générale, il est un bon signe de percevoir Dieu comme s’il se trouvait derrière un voile, cela par référence au verset coranique XLII 51 « Il n’est pas donné à l’homme que Dieu lui parle autrement que par inspiration ou derrière un voile… ». Par contrecoup, et un peu paradoxalement, Le percevoir sans ce voile devient un indice néfaste de déficience en matière de religion. Mais le danger de l’anthropomorphisme existe bel et bien dans d’autres cas , ceux où le rêveur voit Dieu sous la forme d’une créature, et où il se met à adorer cette forme comme étant son Dieu. Un tel rêve avertit de la gravité de l’état de péché où se trouve le sujet.

Or une majorité de rêves de vision de Dieu consignés dans nos traités présentent des aspects anthropomorphiques. Nâbulsî par exemple, dans l’article « Allâh » de son dictionnaire d’onirocritique, précise que « Dieu ne peut être ni défini ni désigné par analogie » et se montre sévère à l’encontre des rêves de théophanies concrètes ; puis , sans relever de contradiction, il fournit plusieurs exemples flagrants de tashbîh. Nous nous trouvons ici devant une aporie que l’on serait tenté de résoudre par le recours à la dimension imaginale de l’être dont Henry Corbin a souligné l’importance dans la vie spirituelle des Soufis. Une telle interprétation serait sans doute légitime, mais nos textes ne la suggèrent pas explicitement.

On pourrait expliquer leurs positions à travers certaines considérations fournies par Dînawarî en particulier, dont l’œuvre est la plus construite et la plus conséquente parmi celles de notre corpus. Apparemment, ce qui est grave pour lui n’est pas tant de voir Dieu sous une forme créaturelle, mais de Le confondre avec elle : « Si le rêveur voit une forme, un attribut, une ressemblance et qu’il lui est dit : « ceci est ton Dieu », et qu’il se prosterne devant elle en pensant qu’il s’agit d’un dieu, qu’il l’adore, cela signifie qu’il se rapproche mensongèrement de ce que représente cette forme ou cet attribut – qu’il s’agisse d’un abstraction ou d’un être réel. Car la vision de Dieu (ru’yat Allâh) ne peut se définir ni se décrire, elle ne peut exister dans le monde de la veille. Il s’agit donc d’un des songes vains (adghâth). Car Dieu Très-Haut a dit : « Les regards ne l’atteignent pas » (Coran VI 103) » .

A suivre…

BIBLIOGRAPHIE :

Bishâra = Abû Sa`îd al-Wâ`iz al-Kharkûshî, al-Bishâra wa-l-nidhâra fî ta`bîr al-ru’yâ, ms Haci Besir Aga 348.

Ishârât = Ghars al-dîn ibn Shâhîn, al-Isharât fî ‘ilm al-‘ibârât, éd. Sayyed Kasrawî Hasan, Beyrouth, Dâr al-kutub al-‘ilmiyya, 1993.

Kâmil = Abû al-Fadl al-Tiflisî, Kâmil al-ta`bîr, ms Saray 3169 Muntakhab = Abû ‘Alî al-Dârî, Muntakhab fî ta`bîr al-ru’yâ, édité sous le titre Tafsîr al ahlâm et attribué à Muhammad ibn Sîrîn, nouvelle édition annotée de ‘A.R.al-Jûzû, Beyrouth, Manshûrât Dâr Maktabat al-Hayât, 1995.

Qâdirî = Abû Sa`d Nasr al-Dînawarî, Kitâb al-ta`bîr fî al-ru’yâ aw al-Qâdirî fî al-ta`bîr, édité par Dr. Fahmî Sa`d, Beyrouth, ‘Alam al-kutub, 1997, 2 vol.

Ta`tîr = ‘Abd al-Ghanî al-Nabulsî, Ta`tîr al-anâm fî ta`bîr al-manâm, Beyrouth, Dâr al-kutub al-‘ilmiyya, 1991.

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Un commentaire

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  1. Allah , pour l’homme, est gaïb dans la vie ici bas.
    On connait Allah par son indusrie, et ses noms dans le coran.
    On vit sur terre par les causes d’Allah.

    Le mot croire n’a de sens que pour les vivants, car il s’agit du libre choix de l’homme.
    Le voile ne se leve qu’aprés la mort.

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