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La théologie de la libération du cheikh Hamahoullah

Les théologies islamiques de la libération (4)

Durant la longue nuit coloniale, l’Islam subsaharien, notamment en Afrique de l’Ouest, a connu l’éclosion de courants théologico-mystiques qui ont eu comme particularité d’unir quête spirituelle et engagement politique anti-colonialiste. En effet, la théologie de la libération en contexte musulman a connu plusieurs expressions historiques. L’opposition artificielle introduite par certains interprètes entre théologie rationnelle ou dogmatique et expérience mystique n’est pas toujours historiquement pertinente comme l’illustre l’histoire contemporaine de l’Islam subsaharien.

A un moment où certains pouvoirs en place, aussi bien au nord qu’au sud de la Méditerranée, cherchent à instrumentaliser les confréries soufies dans leur stratégie de contrôle social et politique en vue de contre-carrer ce qui leur paraît comme le danger du moment, à savoir le « fondamentalisme » radical, il est important de se pencher sur l’expérience d’un grand soufi africain qui a su allier foi et résistance anti-coloniale. Il s’agit du cheikh Hamahoullah qui a marqué de nombreuses générations dans sept pays différents : Mauritanie, Mali, Niger, Sénégal, Cote d’Ivoire. Guinée, Burkina-Faso, et auquel l’historien africain, Alioune Traoré, a consacré une thèse remarquable (1).

C’est en 1902, que le jeune Ahmedou Hamahoullah fut initié à la tariqa (voie) tidjania par le cheikh Sidi Mohammed Lakhdar qui fut lui-même chargé de la mission d’étendre la tariqa en Afrique de l’Ouest par le cheikh Sidi Tahar de Tlemcen. Ce dernier était un des proches compagnons du fondateur de la confrérie. La tariqa fut fondée par le cheikh Ahmed Tidjani (1738-1815) en 1781 à Ain Madhi, près de Laghouat dans le sud algérien. Son opposition au régime des beys revêtait un double caractère social et religieux. Le régime ottoman ne ménagea guère la confrérie naissante dans laquelle il vit une redoutable opposition qu’il n’hésita pas à réduire à une sorte de « nationalisme arabo-berbère ». Cela explique l’alliance conjoncturelle du cheikh Ahmed Tidjani avec la dynastie alaouite connue pour sa vieille opposition à la domination ottomane et son départ pour Fès qui deviendra le centre de redéploiement de la confrérie en direction du Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest.

Outre l’arabe classique, le cheikh Hamahoullah parlait le hassaniya, le bambara, le soninké, le peul et l’azer (une langue dérivée du soninké et du berbère), ce qui illustre la forte insertion sociale de sa mission historique. L’importance et la diversité des ouvrages de sa bibliothèque confisquée par les autorités coloniales en juin 1941, au moment de son internement administratif, dénotent une grande culture. Les archives mentionnent en effet deux tonnes cinq cent de livres et de manuscrits retirés de la maison du cheikh. Les ouvrages avaient trait aussi bien à la grammaire arabe qu’à l’histoire, au droit et à la mystique.

La zaouia tidjania était divisée entre une tendance « onze grains » et une tendance « douze grains ». La première récitait onze fois la prière « jawharatu el kamali » alors que la seconde la récitait douze fois. Cette différence aurait été sans importance si un facteur d’ordre politique n’était pas venu bouleverser la donne. Dans le cadre de sa guerre de résistance aux envahisseurs français, l’Emir Abdelkader avait sollicité, en 1832, le soutien de Mohammed Tidjani, le chef de la zaouia tidjania de Ain Madi. Mais celui-ci se rétracta sous prétexte que sa zaouia ne s’occupait que des questions célestes ! L’Emir marcha sur Ain Madi en juin 1838 et le chef de la zaouia dut fuir au Maroc. En 1840, la zaouia de Ain Madi apporta son soutien au maréchal Valée contre l’Emir Abdelkader. La zaouia de Temassin fit de même. Par contre, la zaouia tidjania de Tlemcen sous la direction de Cheikh Tahar apporta son soutien à l’Emir Abdelkader et proclama le djihad contre l’occupant français.

Comme la zaouia de Tlemcen soutenait un tidjanisme à onze « jawharatu el kamali » alors que celles de Ain Madi et de Temassin un tidjanisme à douze « jawharatu el kamali », le colonialisme n’hésita pas à faire une lecture politique de cette différence rituelle minime. Il se fait que le jeune cheikh Hamahoullah était plutôt partisan de la voie « onze grains », ce qui le rendit dés le début suspect aux yeux de l’administration coloniale et de ses larbins parmi les marabouts locaux. C’est ce qui explique que la plupart des spécialistes de l’ethnologie coloniale, à l’instar de L.Albert, J.Vieroz, H.Deschamps, qui travaillaient souvent en coopération étroite avec l’administration française, n’ont pas lésiné sur les qualificatifs pour désigner la tendance du cheikh Hamahoullah : « tidjanisme différencié », « tidjanisme à caractère subversif » ou encore « secte dissidente de la tidjania » !

Comme partout en Afrique, le colonialisme n’hésita pas à utiliser et à raviver les divergences tribales pour diviser le mouvement soufi naissant. Mais ces manœuvres n’ont pas réussi à empêcher le triomphe de la tendance du cheikh Hamahoullah qui est devenu le véhicule principal de la Tidjania dans la région de l’Afrique de l’Ouest. C’est grâce à sa pénétration dans les milieux soninkés (qui étaient généralement colporteurs et marchands) et maures (qui étaient nomades) que la confrérie s’est développée dans la région.. Dans les années 30, la confrérie avait des dizaines de milliers d’adeptes dans l’ensemble de la région : Mauritanie, Niger, Mali, Sénégal, Cote d’Ivoire, Guinée, Haute-Volta (Burkina Faso) .L’adhésion d’une personnalité comme Thierno Bokar au mouvement du cheikh Hamahoullah illustre l’influence religieuse, morale et sociale de ce dernier.

Dès le début de sa mission, l’attitude du cheikh Hamahoullah, appelé par les Français le cheikh Hamallah, devait attirer la méfiance du colonisateur. Un rapport de l’inspecteur des affaires administratives, daté du 3 décembre 1917, le décrivait ainsi : « J’ai vu Chérif Hamallah. Il m’a paru très concentré, peu désireux d’être connu de nous. Il parle très peu, bien qu’il écoute avec une grande attention ce qu’on lui dit. A l’inverse de ses collègues, il n’est pas prodigue de déclarations de loyalisme. Je lui ai parlé de la France, puissance musulmane protectrice de l’Islam, sans réussir à le faire sortir de son mutisme. Une allusion au grand Chérif de La Mecque, allié de la France dans la Grande Guerre, m’a paru lui être plutôt désagréable. Au total, l’impression n’est pas favorable. Personnage fermé, sur la réserve, qui paraît être en contemplation intérieure ou sous l’emprise d’une idée fixe. On croirait qu’il est au stade pathologique qui précède ou accompagne le mysticisme. A surveiller de très près quoique avec discrétion » (2).

Comme tous les mystiques, le cheikh Hamahoullah voulait se consacrer à sa retraite spirituelle mais son influence sociale ne pouvait laisser le colonisateur indifférent. Soit il était apprivoisé par le système colonial comme cela se produisit pour de nombreux marabouts de la région, soit il devenait un opposant de fait à ce système. Paradoxalement, c’est sa spiritualité profonde et sincère qui va conduire le cheikh Hamahoullah à prendre une position claire et franche contre le système colonial.

Comme le fait remarquer son biographe Alioune Traoré : « En vérité, Cheikh Hamahoullah voulait vivre dans la prière et le recueillement, loin des contingences terrestres. Rien d’autre ne l’intéressait. Pour lui, le pouvoir colonial n’était qu’un épiphénomène venu se greffer au-dessus de la société musulmane. Selon lui, il y avait en réalité un seul Pouvoir, le vrai, celui d’Allah, et une seule loi, la shari’a, qui découle de la Parole de Dieu, le Coran. Il ne pouvait avoir de dialogue authentique avec des hommes qui ne reconnaissaient pas dans le Coran une manifestation divine, la source de la loi et un code de vie à respecter » (3).

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L’opposition politique du cheikh Hamahoullah au système colonial était directement inspirée de ses méditations théologiques et de la lecture de certains versets coraniques comme le verset 114 de la Sourate III ( al-Imarane) qui appelle les Musulmans à ne pas faire d’alliances avec les non-Musulmans. Mais sa lecture du Coran allait plus loin. La reconnaissance de la souveraineté de Dieu ne le conduisait pas seulement à rejeter le pouvoir inique du colonisateur français mais aussi le pouvoir féodal des notables de la région qui cherchaient à légitimer leurs privilèges par le recours à une conception rétrograde de la religion musulmane. C’est de ce point de vue qu’on peut parler à propos de l’œuvre et de la mission du cheikh Hamahoullah d’une théologie de la libration puisque l’interprétation du Coran et de la Sunna est mise directement au service des nobles idéaux de justice et d’égalité dans la droite ligne de la tradition musulmane qui fait de la commanderie du Bien et de l’interdiction du Mal son fondement éthico-politique.

Ce rapport dynamique entre théologie et politique dans la pensée du cheikh Hamahoullah constitue sa principale originalité. Comme le relève son biographe : « Selon les témoignages recueillis au Hodh, c’est dans le Coran que le Cheikh Hamahoullah cherchait la réponse aux défis que lançait la colonisation à l’Islam. C’est dans les sourates qu’il tirait l’essentiel de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui sa pensée politique …Il suffit de réfléchir au message coranique qui servait de référence à Cheikh Hamahoullah dans son comportement de tous les jours pour comprendre que ses relations ne pouvaient être des meilleures avec l’administration coloniale. De même le cheikh réduisait au minimum les contacts que les chefs de tribus et tous ceux qui détenaient un pouvoir quelconque dans la société, souhaitaient établir avec lui. Du reste, il les recevait en tant que fidèles et non en tant que notables. Lui-même ne s’était jamais comporté en dignitaire » (4).

Comme souvent dans des situations similaires, ce sont les marabouts jaloux de l’influence grandissante du cheikh qui alertèrent l’administration coloniale en essayant de la faire passer pour un dangereux « nationaliste musulman », ce qui était au départ exagéré. La stupidité et le mépris des administrateurs coloniaux ont fini par radicaliser un cheikh soufi qui était au début plutôt réservé à l’égard du système colonial pour des raisons théologiques. Cependant, le cheikh n’alla jamais jusqu’à proclamer l’insurrection armée contre le colonisateur, pensant sans doute que pareille solution était sans issue, étant donné le rapport des forces militaires en faveur du système colonial.

Mais même si le cheikh n’est pas allé jusqu’à choisir l’option de la résistance armée, la mobilisation sociale et politique, à laquelle sa persécution par les autorités coloniales a donné lieu, a permis la cristallisation d’un mouvement de résistance anti-coloniale dans lequel se mêlaient indissolublement le caractère national et le caractère religieux. En effet, dans ce mouvement, tous les aspects pacifique de la résistance anti-coloniale ont été mis à profit par le mouvement dit « hamalliste » : boycott de l’école française, prière abrégée, contestation théologico-politique du pouvoir colonial entant que pouvoir non-musulman, etc.

A ce titre, le cheikh Hamahoullah illustre historiquement une tendance profonde dans le soufisme populaire subsaharien qui a réussi à faire la synthèse entre une spiritualité sincère et une éthique politique et sociale qui ne pouvait que déboucher sur une position radicalement anti-coloniale. Pareille problématique est loin d’appartenir seulement au passé. Elle n’est pas sans une certaine actualité au moment où les régimes néo-coloniaux cherchent à confectionner un soufisme sur mesure, apolitique, docile et si possible exotique !

Notes

(1) Alioune TRAORE : Cheikh Hamahoullah, homme de foi et résistant, Paris, Maisonneuve & Larose, 1983.

(2) Cité par A.Traoré, op.cit, p.115

(3) A .Traoré, op.cit, pp.116-117.

(4) A.Traoré, op.cit, pp. 117-118

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