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La théologie de la libération de Mohammed Abduh

Aucune analyse sérieuse des productions théologico-politiques actuelles en islam ne saurait faire l’impasse sur l’influence historique du courant réformiste de la Nahda (renaissance) de la fin du XIXè siècle connu aussi sous le nom de Salafisme et dont les promoteurs furent l’Afghan Jamel Eddine al-Afghani (1838-1897) et l’Egyptien Mohammed Abduh (1849-1905) .

Comme l’a judicieusement fait remarquer l’islamologue Louis Gardet, l’appellation réformiste ne doit pas induire en erreur et ne doit pas être confondue avec le sens restrictif qu’elle a dans la pensée politique européenne contemporaine où le terme réformisme s’oppose à celui de révolution. Le réformisme (Islah en arabe) a ici un sens profond de réforme et de renouveau à la fois théologique et éthique. Non seulement ce sens ne contredit pas l’idée de révolution mais il peut lui servir de ferment idéologique comme ce fut le cas au moins dans les limites d’une révolution nationale anti-coloniale (1)

La rencontre avec Jamel Eddine al-Afghani

La rencontre avec une autre grande personnalité de l’histoire musulmane contemporaine, l’Afghan Jamel Eddine al-Afghani, fut décisive dans la vie de Mohammed Abduh. En effet, l’œuvre de J.E. al-Afghani fut particulièrement marquée par un caractère social et politique tranché. La théologie est directement mise au service de la lutte de libération nationale et sociale même si l’horizon de cette dernière reste prisonnier de la maturation des contradictions sociales et de l’étroitesse de la bourgeoisie nationale des pays arabes et musulmans sous domination coloniale ou semi-coloniale.

Dès 1870, al-Afghani n’a pas manqué de susciter l’irritation du Sheikh al-Islam de Constantinople en insistant notamment sur le rôle éminemment social du prophète. En Egypte, il fut mêlé à la révolte de Arabi Pacha (1882) et fut à cette occasion expulsé par les Anglais. Exilé en Inde, il continua son activité anticolonialiste parallèlement à son œuvre théologique proprement dite. La réfutation idéologique du « matérialisme » concerne essentiellement la tendance utilitariste et individualiste des doctrines libérales pro-occidentales.

En exil à Paris, il fonde avec Mohammed Abduh une association et une revue du même nom « al-Urwa al-Wuthqa » (le lien indissoluble). Il est significatif que le choix du nom de l’association et de la revue, inspiré d’un verset coranique, rappelle directement l’opposition entre foi et Taghout (despotisme) (2). Le fait qu’al-Afghani ait consacré la majeure partie de sa vie et de son œuvre à l’engagement anticolonialiste ne doit pas faire oublier sa contribution à la théologie islamique de la libération dont il fut un précurseur audacieux. En prêchant une lecture critique et une interprétation rationnelle et adaptée au nouveau contexte historique de certains textes coraniques comme ceux relatifs à l’esclavage, à la répudiation et à la polygamie, al-Afghani a concrètement illustré les virtualités révolutionnaires du réformisme musulman de la Nahda.

Sur le plan théologique, c’est à Mohammed Abduh que revient la part la plus importante dans le développement du courant réformiste. La rencontre avec al-Afghani fut décisive dans sa maturation personnelle. Il est particulièrement significatif que l’engagement politique anticolonialiste de Abdou est allé de pair avec l’effort intellectuel de se libérer du carcan de l’ancien appareil théologique hérité des siècles de décadence sociale et culturelle du monde musulman.

Deux voies intellectuelles correspondant à deux stratégies sociales s’offraient à l’époque aux intellectuels arabes et musulmans. La première consistait à tourner le dos au patrimoine culturel local et à embrasser purement et simplement la pensée rationaliste et libérale européenne. C’est la voie de l’occidentalisation qui correspond aux intérêts de la bourgeoisie compradore qui s’est développée dans le sillage de la campagne bonapartiste et de la tentative de modernisation exogène initiée par Mohammed Ali. La seconde consistait à tenter une réforme intellectuelle ouverte sur les acquis de la révolution bourgeoise européenne mais basée sur une renaissance des éléments rationalistes et humanistes de la culture classique arabo-musulmane.

C’est d’ailleurs la voie qui fut suivie en son temps par la bourgeoisie européenne dès la fin du moyen-âge et le début de la renaissance. Dans les pays arabes sous domination coloniale, cette voie ne pouvait être suivie que par les catégories de la petite et moyenne bourgeoisie nationale qui furent lésées par le processus de modernisation capitaliste-coloniale. C’est une raison qui explique notamment le caractère contradictoire et inconséquent de la pensée théologique et sociale des promoteurs de cette seconde voie avec à leur tête Mohammed Abduh.

Le fait qu’il commence sa carrière intellectuelle par le commentaire d’une œuvre majeure du grand humaniste musulman du Xè siècle, Miskawayah, le « Tahdhib al-Akhlaq » (1877), et qu’il enseigne à Dar al-ulum (école normale) un auteur comme Ibn Khaldoun (1879) nous donne une idée suffisamment claire sur la perspective historique dans laquelle Abdou entendait inscrire son œuvre de réformateur religieux et social. Ses qualités intellectuelles ainsi que la volonté de réforme affichée par les autorités l’imposent comme rédacteur en chef du journal officiel fondé par Mohammed Ali.

Comme les humanistes européens du siècle des Lumières et de la révolution bourgeoise, Abduh prône l’instruction et l’éducation comme instruments de libération et de progrès social. Le rapport étroit entre réforme religieuse et engagement politique anticolonialiste est clairement affirmé. Mêlé aussi à la révolte d’Arabi Pacha (1882), il est exilé et rejoint al-Afghani à Paris. Leur collaboration dans le cadre de l’association et de la revue « al-Urwa al-Wuthqa » constituera le cadre naturel de développement de la pensée réformiste musulmane qui nourrira par la suite plusieurs générations.

Rentré en Egypte, outre ses fonctions judiciaires et législatives, Abduh contribuera de manière décisive à la rénovation de la pensée théologique musulmane en s’appliquant à réformer l’administration, les méthodes d’enseignement ainsi que les programmes de la célèbre université des sciences religieuses d’al-Azhar au Caire, dont le rayonnement atteint pratiquement tous les pays arabes et plus généralement l’ensemble du monde musulman sunnite. Abduh atteint le sommet de sa carrière lorsqu’il fut nommé mufti d’Egypte (1899), charge qu’il assumera avec un grand esprit d’ouverture jusqu’à sa mort (1905).

La théologie rationnelle de Mohammed Abduh

Abduh commence par rejeter catégoriquement la démarche des docteurs traditionnels de la loi qui réduit la religion à un pur formalisme juridico-rituel. La prise de distance avec les théologiens traditionnels reflète une démarcation tout aussi nette avec le cadre idéologique de l’ancien régime. L’apport théologique de Mohammed Abduh est marqué fondamentalement par son caractère rationaliste et humaniste.

Comme l’a affirmé sept siècles plus tôt le philosophe andalou Ibn Rochd (Averroès), l’esprit humain peut en effet atteindre par la raison la vérité de la religion. A l’encontre d’une tradition religieuse trop longtemps marquée par un ash’arisme dégénéré dans lequel l’homme était emprisonné dans une prédestination divine mal-comprise, Abdou va mettre en avant la liberté humaine sans laquelle il n’y a pas de responsabilité. La théologie de Abduh est ici animée par une volonté d’action humaniste qui ne s’embarrasse pas trop de subtilités métaphysiques : « Dieu est cause dans la mesure où l’homme agit et l’homme est cause dans la mesure où Dieu agit » (3). La position d’Abdou est audacieuse, à tel point qu’on y a vu un « pragmatisme presque agnostique ».

Parallèlement à l’affirmation de la liberté humaine, Abduh soutient l’idée de la préexistence d’une loi naturelle. La Révélation religieuse n’invente pas ex-nihilo les préceptes moraux dans la mesure où ces derniers relèvent d’une existence historique objective. Seules la faiblesse et l’ignorance des hommes justifient selon Abdou le recours à la révélation religieuse et à la prophétie. Mais la Loi religieuse ne diffère pas essentiellement de la loi naturelle : « La loi est venue simplement pour indiquer ce qui existe, ce n’est pas elle qui le fait être bon » (4). Les dimensions psychologique et sociale de la prophétie sont mises en relief. La prophétie est en effet définie comme « la connaissance que trouve l’homme en lui-même avec la certitude que cette connaissance vient de Dieu » et les prophètes sont présentés comme « des jalons posés par Dieu le long de la voie que doit parcourir l’humanité pour arriver au bout » (5).

L’affirmation de la liberté humaine et de la loi naturelle s’inscrivent dans une tentative de refondation d’une théologie musulmane rationaliste par opposition à la théologie scolastique traditionnelle. Le Kalam (théologie musulmane) commence par la réouverture de l’Ijtihad (effort d’interprétation personnelle) qui a été fermé lors de la constitution des écoles juridiques de l’islam sunnite.

Avant de poser les jalons d’une nouvelle théologie fondée sur la raison, Abduh s’est insurgé contre le conservatisme de la tradition représenté au XIXè siècle par le recteur d’al-Azhar, Bajuri : « Les diverses sciences rationnelles furent fondues en une seule…et l’étude de cette discipline unique fut poursuivie, tant en ce qui concerne ses premiers principes que ses développements, d’après une méthode qui se rapproche beaucoup plus de la simple répétition des textes que de la recherche critique. Depuis, la science ne progressa plus » (6).

La théologie de Abduh se distingue par son attitude à l’égard des sources classiques. Il rejette l’autorité des écoles juridiques qui ont monopolisé le savoir durant de longs siècles. Pour lui, seuls le Coran et la Sunna (dires et actes du prophète) peuvent servir de base à l’Ijtihad et donc au renouveau du Kalam. Celui-ci doit être fondé sur une méthode scientifique rigoureuse dont les règles ont été rappelées par son biographe, Othman Amin : « Mohammed Abduh avait confiance dans l’esprit scientifique et dans l’œuvre de la science conduite d’après les règles de la vraie logique. Ces règles se résument en trois principales : acquérir le courage de penser et de voir les choses telles qu’elles sont, réaliser la liberté d’esprit à l’égard des préjugés et des idées préconçues, et ne se soumettre qu’à la vérité. Telles sont les règles d’or prônées à plusieurs reprises par le grand mufti » (7).

L’exégèse rationnelle du Coran est essentiellement pragmatique c’est-à-dire conforme aux exigences sociales de la réforme. Son attitude à l’égard de la polygamie atteste une liberté d’esprit progressiste indéniable. L’interprétation rationnelle conduit Abduh à conclure que la clause qui accompagne la polygamie dans le Coran, à savoir l’équité, la rend pratiquement impossible. Le Kalam doit rompre avec la tradition et l’interprétation littéraliste en réhabilitant le statut de la raison. Pour Abduh, le Kalam vise essentiellement à atteindre un objectif moral par la voie de la raison, c’est-à-dire « l’accomplissement d’un devoir sur lequel tout le monde est d’accord : la foi entière dans les prophètes en s’appuyant sur des arguments rationnels et non pas en suivant aveuglément la tradition » (8).

La confiance dans la raison est réaffirmée au détriment de la tradition lorsqu’il y a conflit en matière d’interprétation juridique : « En cas de conflit entre la raison et la tradition, c’est à la raison qu’appartient le droit de décider » (9). Cette position courageuse de Mohammed Abduh rappelle celle du célèbre Ibn Rochd qui soutenait déjà au XIIè siècle qu’en cas de conflit entre la raison et la tradition, la primauté devait revenir à la raison dans la mesure où si le sens manifeste (exotérique) du texte pouvait contredire la raison, il ne saurait être de même pour son sens caché (ésotérique) d’inspiration divine.

L’horizon historique n’est jamais absent dans les préoccupations théologiques de Abduh. Il montre en effet que les débats théologiques et les schismes qui se sont fait jour tout au long de l’histoire des sociétés musulmanes trouvent leur origine dans des dissensions à caractère politique. Le souci de préserver la cohésion de la société musulmane contre des dissensions internes susceptibles de favoriser la mainmise extérieure n’est pas étranger au fait que la théologie de Abduh évite d’aller trop loin dans les discussions à caractère métaphysique. Mais il faut y voir également une démarche non dénuée de logique et de cohérence interne.

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Abdou ne s’attarde pas trop sur les problèmes métaphysiques qui ont épuisé dans le passé les théologiens musulmans. Il se contente de rappeler les attributs de Dieu que la raison peut découvrir par elle-même. Son commentaire de la position de l’imam Ibn Hanbal à propos de la question du Coran incréé dénote une audace intellectuelle non dénuée d’humour : « Nous croyons que l’imam Ibn Hanbal étant d’un esprit trop distingué pour croire que le Coran est incréé tout en le lisant chaque nuit avec sa bouche et en le reconstituant ainsi par sa voix » (10).

Ce passage de la première édition sera malheureusement supprimé dans les éditions suivantes mais il n’en témoigne pas moins de la profondeur de vue de Abduh même si les exigences de la pédagogie sociale l’ont convaincu d’éviter les développements qui pourraient prêter le flanc aux polémiques inutiles. En conseillant de savoir « s’arrêter à la limite à laquelle peut atteindre notre raison », Abdou fixe d’un certain point de vue des limites à la raison mais c’est pour mieux lui faire assumer sa mission morale au service de l’humanité. L’affirmation de la transcendance divine lorsqu’il s’agit de questions métaphysiques, comme par exemple celle des rapports entre essence et attributs de Dieu, n’a d’égal que la prééminence de la raison dans les questions relatives au destin de l’homme en société.

Ce type de raisonnement que l’on retrouve déjà dans la pensée rationaliste et humaniste musulmane à l’âge classique n’est pas sans rappeler celui que les philosophes européens du siècle des Lumières ont soutenu d’une manière, il est vrai, plus radicale et plus conséquente. La différence tient à la fois aux particularités sociohistoriques du développement de la civilisation musulmane et au caractère immature d’une bourgeoisie nationale bloquée dans son développement virtuel par l’alliance du pouvoir local et de l’impérialisme occidental. C’est ce qui explique que le réformisme musulman de la Nahda a pu se présenter à la fois comme un retour aux sources de l’âge classique arabo-musulman sans un tournant critique préalable comparable à la « révolution copernicienne » et une représentation idéologique conforme aux nouvelles exigences de la bourgeoisie nationale naissante dans les sociétés arabo-musulmanes qui tentaient alors de secouer le joug colonial.

De Mohammed Abduh à Rachid Rédha

Cette ambivalence historique se retrouve de manière plus tranchée chez un disciple syrien de Mohammed Abdou : Rachid Rédha (1865-1935). Ensemble, ils fondèrent au Caire la revue « al-Manar » qui devint vite l’organe du courant salafiste arabe et dont Rédha continuera à être le rédacteur en chef après la disparition de son maître et ami, Mohammed Abdou. L’horizon du panislamisme qui semblait encore indépassable conduisit naturellement Rédha à défendre le principe d’une renaissance de l’institution califale comme seule défense capable d’épargner aux peuples musulmans la mainmise coloniale des puissances occidentales sans comprendre que la crise puis la suppression du Califat par Mustapha Kémal (Attaturk) répond à des contraintes sociales et historiques de nature profonde et irréversible.

Mais la nature sociale hybride des catégories de la moyenne bourgeoisie des anciennes provinces arabes de l’empire ottoman qui restaient enfoncées dans l’ordre économique traditionnel malgré leur position subalterne ne pouvait favoriser une attitude politique inconséquente qu’un Rachid Rédha a exprimée sur un plan théologico-politique. Cela n’a pas empêché la théologie réformiste de Rachid Rédha d’exprimer l’opposition des classes montantes de la société du levant arabe contre le despostisme ottoman.

Après s’être rendu compte du caractère chauvin de l’entreprise de l’ « association pour l’Union et le Progrès » créée par des Turcs qui voulaient réformer et sauver l’empire, Rédha se tourna vers un arabo-islamisme qui exprimait mieux la tendance à l’émancipation nationale des provinces arabes à l’égard d’Istanbul. Dans ce cadre, il s’allia à Chérif Hussein lorsque celui-ci déclencha sa révolution arabe. Mais la trahison des Alliés et l’entêtement de Hussein dans la voie du compromis avec les Anglais poussa Rédha à la rupture avec la famille hachémite. Après la suppression du Califat par Mustapha Kémal (1924), Rédha déplacera le siège de la revue « al-Manar » à Ryad, dans une Arabie qui vient d’assister à la victoire de l’expression la plus rigoriste de l’islam contemporain, le Wahhabisme, grâce à l’alliance avec la tribu guerrière des al-Saoud.

Une analyse comparée des œuvres de Abduh et Rédha devrait faire ressortir la divergence profonde entre le salafisme d’essence rationaliste de Abduh et celui de Rédha qui a connu, dans la seconde partie de sa vie, une inflexion rigoriste hostile à la raison, sous l’influence du wahhabisme. De ce point de vue, Rédha peut être rangé parmi les précurseurs du néo-salafisme islamique contemporain auquel a donné naissance le courant des « Frères musulmans », fondé en Egypte par Hassan al-Banna (1906-1949) et qui reste jusqu’à nos jours un des courants les plus actifs de la mouvance islamiste contemporaine.

Notes

(1) Louis GARDET : Les hommes de l’islam, Librairie Hachette, Paris, 1977

(2) Le nom de l’association et de la revue « al-Urwa al-Wuthqa » est inspiré du verset coranique qui dit : « Celui qui ne croira pas à Taghout et croira en Dieu aura saisi un lien indissoluble ».

(3) Mohammed ABDOU : Rissalat al-Tawhid, p.81

(4) Op.cit, p.80

(5) Op.cit, p.108

(6) Op.cit, p.17

(7) Othman AMIN : Mohammed Abdou,

(8) Rissalat al-Tawhid, p.23

(9) Rissalat al-Tawhid

(10) Rissalat al-Tawhid, première edition.

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