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La théologie de la libération de Abdelhamid Ben Badis

Les théologies islamiques de la libération (partie 3)

L’œuvre de Mohammed Abdou aura des répercussions dans l’ensemble du monde arabe, y compris au Maghreb. C’est chez un de ses disciples maghrébins que la théologie réformiste constituera incontestablement un puissant facteur idéologique du mouvement national. Il s’agit de l’Algérien Abdelhamid Ben Badis (1889-1940), qui a fondé, en 1931, l’association des Oulémas. Cette dernière a joué un rôle considérable dans l’information culturelle et idéologique du mouvement national algérien durant les deux décennies qui ont précédé l’insurrection de novembre 1954, même si sur le plan strictement politique elle fut en deçà du radicalisme du Parti du peuple algérien (PPA), précurseur historique du Front de libération nationale (FLN).

En effet, si une partie des cadres du FLN ont été formés à l’école de la troisième République et ont tiré des idéaux de la Révolution française le substrat idéologique qui consolide leur prise de conscience anti-coloniale, il fut remarquer qu’en ce qui concerne la majeure partie de l’encadrement de l’Armée de libération nationale (ALN) algérienne issue de la petite bourgeoisie rurale et formée essentiellement en langue arabe, les idées de Ben Badis étaient plus signifiantes que le modèle républicain français auquel seule une minorité restreinte a pu accéder. De Mohammed Abdou, Ben Badis héritera à la fois la modération politique et l’insistance sur les aspects éducatifs et culturels dans le processus de conscientisation et de mobilisation sociales.

Dans cette perspective, la réforme des musulmans devait précéder et conditionner le processus de leur libération par rapport à une situation sociopolitique dont la domination coloniale occidentale ne constituait que l’expression la plus criante. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que la question de l’indépendance politique par rapport à la puissance coloniale se trouve négligée au profit de l’autre question se rapportant à la promotion sociale, éducative et culturelle des colonisés dans leur spécificité historique et par conséquent dans ce qui les différencie fondamentalement de la culture et de l’idéologie des colonisateurs.

En distinguant nationalité et citoyenneté, Ben Badis a non seulement mis l’accent sur l’égalité juridique entre Français et Algériens dans le cadre historique colonial, ce qui était une revendication transitoire et mobilisatrice du mouvement national algérien, mais il a implicitement attiré l’attention sur les fondements culturels de la revendication nationale que les radicaux du PPA brandissaient sur le plan politique.

Prise dans son contexte historique, cette dialectique entre nationalité et citoyenneté ne pouvait que conduire à la séparation avec la métropole coloniale comme l’a bien prévu Ben Badis : « Comme les individus, les peuples ont leurs caractéristiques propres. Comme eux, ils ne peuvent exister et vivre sans ces caractéristiques. La personnalité nationale est l’ensemble de toutes ces caractéristiques et composantes qui sont la langue par laquelle un peuple s’exprime et s’éduque, la doctrine sur la base de laquelle il édifie sa vie, les souvenirs sur lesquels il vit et à travers desquels il regarde son avenir et le sentiment de partager avec d’autres peuples ces caractéristiques. La « citoyenneté » consiste, pour un peuple, à jouir comme un autre peuple, des droits civiques, sociaux et politiques et à accomplir les mêmes devoirs que lui dans des circonstances et dans l’intérêt de ces deux peuples unis. Il est possible que l’union peut durer entre deux peuples différents de par leur « personnalité » s’ils agissent avec sincérité, justice et équité l’un à l’égard de l’autre en vue du but politique rendu nécessaire par les circonstances et l’intérêt commun » (1).

Sans condamner explicitement le cadre colonial, Ben Badis cherche à en faire une « union » politique dans laquelle les deux « nationalités » jouiront des mêmes droits civiques, sociaux et politiques. Dans ces conditions, le colonialisme ne serait plus le colonialisme. Ben Badis nourrissait-il pareille illusion ou se laissait-il guider par un réalisme politique dicté par les circonstances historiques qu’il n’oubliait pas de rappeler ?

La suite de l’article cité nous renseignera sur la profondeur de l’analyse de Ben Badis : « Si les deux peuples ne sont pas unis politiquement, ils se trouveront -tôt ou tard- et nécessairement, devant cette alternative : ou le plus faible s’assimilera au plus fort en se dépouillant de ses particularités et composantes et il disparaîtra ; ou le peuple faible s’en tiendra à sa personnalité et il en arrivera nécessairement à la séparation » (2). Ainsi, pour Ben Badis, la perpétuation de l’inégalité inhérente au système colonial ne peut que conduire le peuple colonisé qui refuse l’assimilation à la séparation.

Si l’indépendance nationale n’est pas clairement revendiquée comme dans le cas du PPA, il n’en demeure pas moins que l’analyse de Ben Badis fait découler la tendance à la séparation du peuple colonisé deux facteurs historiques : l’inégalité du système colonial et la personnalité propre du peuple colonisé qui refuse de s’assimiler. Concernant le cas du peuple algérien, le sentiment de Ben Badis ne faisait aucun doute puisqu’il écrivait dans le même article : « L’Algérie, quant à elle, possède cette personnalité et l’expérience a toujours montré que nous, Algériens, en sommes très jaloux et qu’avec le temps nous nous renforçons et nous nous y attachons fermement. Il est impossible de nous affaiblir et à plus forte raison de nous assimiler aux autres ou de nous faire disparaître » (3). Le réformisme de Ben Badis conduit par une voie subtile aux mêmes conclusions que celles que les fondateurs du nationalisme algérien ont tirées de l’expérience politique des années 20.

Le droit à la séparation est contenu à la fois dans le refus du colonialisme d’admettre l’égalité des droits et dans la préservation par le peuple colonisé de sa personnalité historique propre. L’importance du second facteur a conduit Ben Badis à insister sur le travail d’éducation et de conscientisation sur la base d’une lecture renouvelée de la tradition religieuse plus conforme aux exigences sociales de l’époque.

La théologie réformiste a joué un rôle de ferment idéologique pour toute une génération de militants formés dans les écoles parallèles fondées et gérées par l’association des Oulémas. Comme ses maîtres Abdou et Rédha, Ben Badis fonda son oeuvre théologique en insistant sur l’importance de la liberté d’esprit contre les tendances dogmatiques qui caractérisaient la plupart des écoles religieuses à l’époque.

Dans ce sens, Ben Badis écrivait : « Si la réflexion est indispensable dans la vie et dans la compréhension des choses pour tout être humain, elle est plus indispensable pour l’étudiant. L’étudiant doit réfléchir à tout ce qui est intelligible et à toutes les épreuves, d’une manière juste, indépendante de la réflexion des autres. S’il prend connaissance de la pensée d’autrui, c’est pour s’en aider seulement. Il doit lui-même faire travailler son esprit. Par cette réflexion indépendante, l’étudiant parvient à tout ce qui rassure le cœur et qui est appelé, à juste titre, science…La réflexion, la réflexion, o chercheurs de la science ! Car la lecture sans réflexion ne mène à rien. Elle lie, au contraire, son auteur, au rocher de l’apathie et de l’imitation. Le simple ignorant est préférable à l’être ainsi attaché » (4)

Ben Badis avait également une claire conscience du fait que la réforme sociale, morale et religieuse des Musulmans exigeait également une indépendance organique par rapport au pouvoir établi. C’est ce qui l’a conduit à mettre en garde ses étudiants contre le danger de la fonctionnarisation en des termes sans équivoque : « Tout Musulman doit être utile aux autres dans la mesure du possible et quelle que soit sa situation. La fonction qu’il occupe comme telle ne l’empêche nullement – s’il se respecte- à être utile et à œuvrer pour le bien. Mais la fonction est devenue dans divers régimes et chez de nombreuses catégories de gens, une chaîne autour du cou et un lien aux poignets. Nous savons que si le réformisme religieux en Egypte et en Tunisie n’a pas fait de progrès, c’est parce que tous ceux qui se réclament de la science étaient des fonctionnaires ou des candidats à la fonction publique ou des gens qui briguaient des postes. Ce qui avait permis à Rachid Rédha d’accomplir de nombreuses tâches était précisément son éloignement de la fonction publique. Nous considérons quant à nous qu’il est nécessaire et obligatoire de s’éloigner de toute fonction si l’on se prépare à être au service de l’Islam » (5)

Une certaine lecture des positions politiques de Ben Badis ne pouvait qu’en ressortir le caractère modéré et timoré par comparaison avec les positions indépendantistes radicales du PPA. En effet, Ben Badis n’a jamais revendiqué explicitement l’indépendance nationale. Mais à terme, ce travail ne pouvait que favoriser fortement l’activité indépendantiste des nationalistes algériens du PPA. Le colonialisme ne s’y est pas trompé lorsqu’il a persécuté l’association des Oulémas malgré son caractère politiquement modéré.

Comme son maître Abdou, Ben Badis cite parmi les causes essentielles de la décadence et de la dépendance des Musulmans le despotisme politique et le fatalisme dans lequel se complaît le mysticisme populaire (maraboutisme) que le colonialisme n’a pas manqué par ailleurs d’instrumentaliser dans sa stratégie de contrôle social, notamment dans les campagnes.

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La lutte contre le maraboutisme a été l’occasion pour Ben Badis de reprendre la vieille opposition de l‘orthodoxie musulmane qui date d’un Ibn Taymia contre le mysticisme non sans une certaine raideur théologique qui passe à côté de la complexité historique d’un phénomène social et culturel qui ne se prête guère à une lecture unique.

Si les confréries maraboutiques furent nombreuses à se compromettre avec le colonialisme, il ne faut pas oublier qu’au XIXè siècle certaines d’entre elles furent à la pointe de la résistance à l’invasion coloniale comme l’atteste l’expérience des Ouled Sidi Cheikh dans le sud algérien. Il faut également rappeler que d’autres expériences historiques, qui se sont déroulées en Afrique subsaharienne, permettent de poser de manière beaucoup plus nuancée le rapport entre orthodoxie musulmane et mysticisme populaire.

L’activité de Ben Badis, centrée sur les dimensions éducatives et culturelles, a permis une décantation radicale par rapport à l’idéologie coloniale et la formation d’une génération de militants qui, acquis à l’idée d’une personnalité historique du peuple algérien fondée sur l’Islam, seront d’autant plus radicalement engagés dans le combat anti-colonial lorsque l’association des Oulémas décide, en 1955, de s‘auto-dissoudre et d’appeler ses militants à rejoindre le FLN.

Paradoxalement, les cadres francophones du PPA, qui tout en étant politiquement radicaux et indépendantistes n’en restaient pas moins marqués par les idées républicaines françaises, auront du mal par la suite à envisager la libération nationale comme un processus social total. En effet, dans ce processus, la dimension culturelle ne pouvait être négligée ni dénaturée sans compromettre son caractère populaire dans la mesure où l’exclusion de l’écrasante majorité du peuple algérien, qui définissait le système colonial, si elle était de nature sociopolitique n’en revêtait pas moins un contenu culturel essentiel puisque le clivage social dominants/dominés passait par la langue et la religion.

A cet égard, les avatars d’un mal-développement conçu sur le registre de l’occidentalisation, dont la politique distributive et la rhétorique socialisante à elles seules ne pouvaient contre-balançer le caractère foncièrement bureaucratico-rentier et dépendant, expliquent en partie l’échec de l’expérience algérienne et la dérive sanglante de la décennie 90. De ce point de vue, la relecture critique de l’œuvre de Ben Badis peut être d’un certain intérêt dans la mesure où elle peut inspirer chez tous ceux qui sont sensibles à la dimension culturelle du développement une démarche intellectuelle novatrice.

Tout en s’opposant au mimétisme développementaliste des élites occidentalisées, cette démarche n’en rejetterait pas moins les réflexes réactionnaires et excommunicatifs de l’extrémisme néo-salafiste dont certaines expressions particulièrement violentes ont durement affecté la société algérienne, en alimentant notamment de façon dramatique le cercle infernal terrorisme-répression.

Notes

(1) Al-Chihab, février 1937

(2) idem.

(3) idem.

(4) Al-Chihab, décembre 1935

(5) Al-Chihab, décembre 1935

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