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La Révolution du troisième millénaire : les Arabes sont de retour (1/2)

Notre rêve est descendu dans la rue. Un rêve qui nous habitait et nous dévorait à la fois. Un rêve qui nous a emporté sur le chemin de la lutte, nous a menés aux sous-sols de la torture, à succomber sous les balles de la police et de l’armée, à disparaître, à choisir le chemin de l’exil et, parfois même, à cheminer dans la désespérance. Mais, malgré des sociétés écrasées sous le poids de l’oppression du monde – celui de la colonisation interne et la complicité occidentale-, il nous restait la force du rêve. Un rêve vécu comme une puissance formatrice pour déplacer la réalité vers la demeure de l’imaginaire.

Ce rêve, tant espéré, tant attendu, ne nous a jamais quittés, nous les héritiers et les descendants d’une grande et longue histoire ; nous portons en nous, malgré la profondeur de la nuit arabe, l’intime conviction que le soleil qui a illuminé le monde pendant des siècles ne peut s’éteindre à jamais. Et d’un acte le plus désespérant et le plus politique à la fois, l’immolation de Bouazizi, dans lequel s’est cristallisé toute l’histoire contemporaine du monde arabe, les tréfonds du peuple tunisien se sont soulevés pour ébranler les assises de la dictature et allumer le flambeau de la dignité, de la liberté, flambeau repris par le grand corps arabe qu’est l’Egypte ; l’Occident et l’Orient arabe trouvent là ces deux capitales culturelles, qui ont donné au monde arabe ce dont il rêvait depuis un demi-siècle : nous attendions des réformes, une mutation sociale, nous sommes devant une Révolution.

Notre rêve est descendu dans la rue. La demeure de l’imaginaire a pris forme et a pour nom la « place Tahrir ». Elle est devenue l’Evènement par excellence transformant l’espace et le temps de la place en un moment planétaire. Le philosophe comme médecin de la civilisation, selon Nietzche, doit diagnostiquer le devenir dans chaque présent. Le 14 janvier, ce fut la révolution, le 11 février nous célébrons sa consécration : la chute de Moubarak sonne le glas d’un monde et signe le retour des Arabes sur la scène historique.

Qu’entendons-nous par la fin d’un monde ? En quoi le soulèvement du peuple égyptien est-il révolutionnaire ?

Une révolution du regard. Face aux clichés orientalisants d’hier et d’aujourd’hui, de caravanes et d’oasis, hammams et parfums, tapis et divans, thé à la menthe, couscous, gâteau au miel, danse du ventre, femmes passives et lascives, guerriers barbares et assassins, terrorisme, intégrisme, la « place Tahrir » inaugure une nouvelle ère sémantique.

« La rue arabe ». Peut-on continuer à utiliser le concept de la « rue arabe » pour qualifier un peuple auteur d’une Révolution du troisième millénaire ? « La rue arabe » par essence implique l’impossibilité de « la rue arabe » à se transformer en conscience insurrectionnelle. « La rue arabe » ne pense pas, elle est émotive, chaotique, irrationnelle, elle ne peut déboucher que sur une impasse. Elle est sans voie, sans horizon d’attente, prisonnière de l’immédiat et des choses triviales. En un mot, elle est l’antithèse de l’Histoire. Peut-on supposer l’utilisation de cette expression pour qualifier d’autres pays ? Existe-t-il une rue américaine, chinoise… ?

Continuer à utiliser ce mot c’est s’inscrire dans une continuité classique de l’infériorité mentale de l’Arabe. La probité intellectuelle, devant ce travail colossal et grandiose du peuple égyptien, devant ce sacrifice, cette stratégie révolutionnaire, est de bannir de notre vocabulaire l’expression « la rue arabe » et de lui substituer à jamais la notion de peuple arabe. Je n’utiliserai pas la notion de peuple au pluriel car la rue arabe employée dans un sens global et essentialiste excluait le pluriel « les rues arabes ». L’expression de liesse qui a accompagné la chute de Moubarak dans les capitales arabes signifie que la victoire des Egyptiens est aussi la leur.

Le peuple arabe est en colère. Et la colère fait se soulever le populaire. La colère d’un peuple est une sainte colère. Et au tant que telle, elle ne peut être que libératrice. Le vendredi de la colère a donné le tempo de ce soulèvement arabe. « L’image de l’Arabe ». Image fantasmée, construite durant des siècles et qui respire l’arabophobie et le racisme. Confiné dans une vision dépréciative, l’Arabe est le symbole même de la déchéance humaine : voleur, pillard, violeur, brigand, saboteur, menteur, lâche, peureux, paresseux, barbare, inculte, sauvageon, délinquant … « L’Arabe est, très exactement, le voleur qui attend au coin de la rue le passant attardé, le matraque et lui vole sa montre », écrit l’Aurore en 1954 (1). Une image incrustée dans l’imaginaire collectif occidentale puisqu’elle est véhiculée même par les manuels scolaires (2).

Cette image négative de l’Arabe a joué le rôle d’un Ministère de propagande pour armer le bras de l’Armée d’Afrique et l’Armée républicaine en Algérie.« La place Tahrir » renverse la donne. Elle fait place à l’héroïsme, l’honneur, la dignité, la résistance, l’insurrection, le sacrifice, l’invention et le vivre ensemble. L’Arabe fait irruption dans l’histoire. La grande histoire. Dans l’expédition d’Egypte, Bonaparte a réveillé les Pharaons, « la place Tahrir » a réveillé les Arabes.

La langue arabe. Qu’elle est belle, poétique, entraînante, mobilisatrice, programmatrice, la langue arabe dans la bouche de ces millions d’Egyptiens dans leurs slogans et leurs chants. Déjà la voix de la chaîne satellitaire d’El Jazira à commencé à insuffler de la vie dans l’être arabe, « la place Tahrir » l’a fait renaître. Mais force est de constater l’état dans lequel se trouve cette langue, principalement au Maghreb, en particulier en Algérie, et ici en France pour les enfants français d’origine maghrébine.

Dans un passé proche, un universitaire algérien, Mohamed Benrabah, qualifiait la langue arabe de langue transnationale (3). La langue arabe exclue et contaminée par la langue de l’occupant durant la nuit coloniale s’est déclinée en couleurs locales, arabe populaire, parler algérien, algérien moderne, pour finir par perdre toute sa consistance humaine et réduire l’Algérien à une hybridité destructrice où la question linguistique a pris la forme d’un combat politique. Dans l’Algérie de Bouteflika, qui s’adresse aux Algériens en Français, il ne restait à Alger, que l’algérien et le kabyle, l’arabe s’étant volatilisé. En France, l’enseignement de la langue arabe pour les français musulmans au cycle primaire revient aux pays d’origine dont le souci premier est le contrôle des consciences et aux associations religieuses dans des espaces qui ne répondent nullement au désir d’apprendre.

Comment admettre que la République puisse léguer cette responsabilité aux pays d’origine si elle considère vraiment ces enfants comme les siens ? Ce « mépris » de la langue arabe, la République n’en est pas la seule responsable. Les concernés eux-mêmes ont intériorisé la culture dominante et voient dans le français la langue de la réussite sociale. Quel est le résultat obtenu à la fin ? Leurs enfants, dans leur majorité, ne maîtrisent ni le français ni l’arabe. Ils sont renvoyés à leur origine arabe ou musulmane sans posséder les codes d’accès pour acquérir cette richesse et finissent dans une forme de schizophrénie qui les expose à tous les dangers.

Une des missions majeures, pour les Français musulmans, est de faire de l’enseignement de l’arabe, une priorité centrale. La démocratisation du monde arabe s’est faite et se poursuivra sans et contre les capitales occidentales. Quel sens donner à leur présence en France ? C’est le véritable défi lancé à cette population pour honorer la mémoire de leurs parents qui ont payé le prix du sang et celui de la sueur, le prix du mépris et de l’humiliation et éviter un devenir problématique à leur enfants. Il est temps qu’elle en finisse avec le temps de la démonstration et d’entrer dans le temps de l’affirmation et lutter pour faire de l’arabe une langue vivante au même titre que l’anglais, l’espagnol ou l’allemand, dans les écoles primaires de la République.

La demande de l’enseignement de l’arabe existe puisque les associations religieuses chargées d’y répondre prolifèrent. Et dans quel espace architectural ses enfants sont-ils accueillis ? Inapproprié à la prière, comment le serait-il pour l’enseignement ? Les enfants au lieu de consacrer le temps libre à la découverte, aux activités créatives, à la vie de famille, se trouvent le sac au dos toute la semaine. Leurs têtes sont pleines jusqu’à l’épuisement. Inclure l’enseignement de l’arabe dans les écoles de la République, un enseignement de qualité, c’est donner aux enfants la possibilité d’un réel épanouissement.

En 1926, lors de l’inauguration de la Grande Mosquée, une voix française, celle de l’orientaliste Louis Massignon, dans un souci d’équité, demandait à la « France qui a accordé la première droit de cité à Israël, se doit de prendre, le moment venu, la même initiative pour l’islam (4) ». Une grande voix n’a pas été entendue. C’était le temps des expositions coloniales. Nous vivons, suite à l’espoir qui nous vient de l’Orient, le temps des peuples. Aux millions de Français musulmans de faire entendre leurs voix et qu’ils commencent par exiger que l’arabe ne s’enseigne pas aux marges de l’Ecole de la République.

La fin de l’orientalisme. Aux lendemains de la décolonisation, Anouar Abdelmalek, dans un article significatif, l’Orientalisme en crise, remettait en cause le corpus orientaliste. Dans son sillage, en 1978, Edward Saïd, dans un ouvrage qui a fait date, l’Orientalisme, l’Orient crée par l’Occident, condamne sans appel l’Orientalisme, l’orientalisme comme savoir mis exclusivement au service du pouvoir impérialiste. Cette traduction du Savoir en Pouvoir sur l’Orient n’est que le produit d’un Orient créé, orientalisé, par le regard occidental, par une mise entre parenthèse de l’Orient réel. La condamnation d’Edward Saïd ne se limite pas à l’orientalisme ancien, celui du XIXème siècle mais concerne aussi celui de notre époque. Car le nouvel orientalisme n’a fait que reprendre à son compte l’hostilité culturelle de l’ancien.

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La décennie est identique dans son animosité à l’Arabe et l’islam comme le fût le XIXème siècle, le siècle qui a théorisé en doctrine explicite l’islam comme la barbarie en acte : «  […], il s’agissait de montrer tous les peuples de l’Europe passant en Orient pour y établir le règne de l’Evangile à la place du Coran qui menaçait d’enfermer le monde dans une profonde nuit (5 ) ». « Les écrivains du dix-huitième siècle se sont plus à représenter les croisades sous un jour odieux. J’ai réclamé un des premiers contre cette ignorance ou injustice.

N’apercevoir dans les croisades que des pèlerins armés qui courent délivrer un tombeau en Palestine, c’est montrer une vie très bornée en histoire. Il s’agissait non seulement de délivrance de ce tombeau sacré, mais encore de savoir qui devait l’emporter sur la terre, ou d’un culte ennemi de la civilisation, favorable par système à l’ignorance, au despotisme, à l’esclavage, ou d’un culte qui a fait revivre chez les modernes, le génie de la docte antiquité, et aboli la servitude [..] les chefs de ces entreprises guerrières n’avaient pas les petites idées qu’on leur suppose, et qu’ils pensaient à sauver le monde d’une inondation de nouveaux barbares(6) ».

L’Autre, en l’occurrence le musulman, première image négative construite par l’Occident est l’incarnation du mal. Le discours sur l’Autre, dans la pensée du XIXème siècle prend une tournure à partir de laquelle le destin du monde est engagé. Le discours sur l’Autre, le musulman, se transforme en un discours sur l’histoire : l’histoire du monde.Ce discours a structuré la personnalité occidentale du XIXème siècle et perdure jusqu’à aujourd’hui et nous avons vu sa traduction récente dans la pensée néoconservatrice en Amérique et en Europe. L’essence de l’Orientalisme réside dans la présentation d’un Orient incapable, par essence, de s’autogouverner et de s’interpréter soi-même. Incapable de s’organiser et de progresser, c’est « l’éternelle enfance de ces races non perfectibles(7) ». Ajoutons à cela l’image des ces Arabes, à l’instar de leur islam, foncièrement assassins et portant la violence dans leur gènes.

Impossible de pouvoir admettre, pour les adeptes de cette vision, que quelque chose de grand puisse sortir de l’Orient car ils ont confiné les pays arabes dans un rôle d’éternel écolier, condamné à imiter et suivre ce qui est grand ailleurs.A l’intérieur de la science orientaliste, nous incluons aussi la science coloniale et néocoloniale française qui n’a pas cessé de nous vanter la supériorité de l’élément kabyle, de son inclination naturelle à la liberté et la démocratie jusqu’à en faire un mythe de l’excellence kabyle (8). Ce mythe, construit par le savoir colonial, a été intériorisé et porté par une frange kabyle qui s’est perçue comme porteuse d’un destin spécifique. Ce mythe a structuré l’espace intellectuel de la société algérienne : il était impossible de concevoir une évolution démocratique sans que l’élément kabyle n’en soit le moteur et la locomotive.

La réalité est tout autre. Ce mythe, à l’instar des autres, construit sur le monde arabe, ne résiste pas à l’épreuve de la réalité. Ni en Tunisie, ni en Egypte, l’élément kabyle n’est présent. La vérité est que les Kabyles, en l’occurrence le parti politique du RCD (Rassemblement pour le Culture et le Démocratie) de Saïd SADI, fait partie du problème et non de la solution du changement démocratique en Algérie (9).

Notes :

(1) Cité dans le Monde diplomatique, « De l’arapohobie à l’islamophobie », novembre 2003

(2) Marlène Nasr, Les Arabes et l’Islam vus par les manuels scolaires français, 2001, Paris, Editions KHartala.

(3) Rencontres organisées annuellement par Strasbourg Méditerranée (2001). Les idées de M. Benrabbah sont consultables dans son ouvrage : Langue et pouvoir en Algérie. Histoire d’un traumatisme linguistique, Paris, Éditions Séguier, 1999, 350 pages. 

(4) Monde diplomatique, op, cit.

(5)POUJALAT, dans L’Histoire des Croisades de Joseph François MICHAUD, Bruxelles, 1841, t.1, p. XIII.

(6)CHATEAUBRIAND, Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris, t.1, Berche et Tralin, Libraires-Editeurs, Paris, 1887, p.87-88.

(7)Tzvetan TODOROV, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Seuil, 1989, p.351.

(8)A lire l’article de Gilbert Grandguillaume « Mythe Kabyle ? Exception Kabyle ? » Esprit, novembre 2001, p.20-27.

(9) Ce mythe a fini par atteindre l’ensemble des Algériens qui l’ont transposé à l’échelle arabe. Il était impensable pour les Algériens qu’un changement démocratique puisse se produire dans le monde arabe sans que l’Algérie n’en soit l’initiatrice. Si les revendications en Tunisie ont fini par aboutir à une révolution populaire, en Algérie, elles ont tourné à l’émeute. Cela atteste que l’Algérie n’est pas mûre pour la moisson révolutionnaire. Cette question mériterait une analyse spécifique pour expliquer « qu’en est-il de l’Algérie dans un monde arabe en révolution ?

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