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La poésie comme voie d’accès à la spiritualité musulmane

Un arbre qui tombe fait plus de bruit qu’une forêt qui pousse.(Proverbe africain)

Cette célèbre sentence s’applique à merveille à la situation actuelle de l’islam : Depuis plus de trente ans, la collusion entre l’extrémisme politique et le fanatisme religieux – bien que très minoritaire dans le milliard et demi de fidèles que compte la communauté musulmane à travers le monde – occupe régulièrement le premier plan dans nombre de médias. Ces arbres qui tombent font effectivement beaucoup de bruit. Mais ceux qui savent voir au-delà des apparences peuvent aujourd’hui, comme par le passé, cueillir les innombrables fruits qu’offre « la forêt de l’islam ». Le Coran lui-même a recours à la parabole de l’arbre pour évoquer la semence de vie contenue dans la Révélation : « N’as-tu pas médité comment Dieu compare la bonne parole à un bel arbre fermement enraciné dans le sol, dont les branches s’élancent vers le ciel et qui produit, par la grâce de son Seigneur, des fruits à chaque instant ? »[1]
Ce sont certains de ces fruits que nous invite à goûter le dernier ouvrage d’Éric Geoffroy, Un éblouissement sans fin.[2]Le recueil poétique (Dîwân) qu’il étudie est l’œuvre de trois maîtres soufis, éveilleurs de conscience. Par sa stature spirituelle et son rayonnement initiatique, le cheikh algérien Ahmad al-‘Alawî (m. 1934) en est la figure centrale. Grâce à l’ouvrage de Martin Lings, Un Saint soufi du XXe siècle[3], sa vie et son œuvre furent révélées à un large public occidental. Depuis Mostaganem, la voie ‘Alawiyya qu’il a fondée vers 1914 a essaimé à travers le monde et contribue à nourrir la spiritualité contemporaine.
Poésie et soufisme partagent un même rapport à l’indicible et à la fulgurance de l’inspiration. L’une et l’autre concourent à la saisie de réalités spirituelles que la raison ordinaire ne peut appréhender. Les vers des poèmes du Dîwânsont autant de « branches qui s’élancent vers le ciel et qui produisent des fruits à chaque instant », pourrait-on dire en leur appliquant le symbolisme du Coran. Du reste, le cheikh al-‘Alawî affirmait que toute sa spiritualité découle de ses méditations du Livre saint :

Tu connais notre amour pour le Coran,
Et tu sais combien il habite notre cœur et notre langue.
Il s’est mêlé à notre sang, à notre chair,
À nos veines, nos os et tout ce qui est en nous…[4]

Dès l’époque préislamique, ce sont les arts du langage qui permettaient aux Arabes d’exprimer avec profondeur leur sensibilité propre. Leurs idéaux collectifs étaient ainsi sublimés par la force du verbe. Servi par une langue extrêmement riche et souple, le poète était le personnage central et le porte-parole de la tribu. Celle-ci avait en lui un chantre qui exaltait ses hauts faits, rappelait les vertus de ses grands hommes et soudait le lien social. Conformément à l’étymologie du terme shâ‘ir qui sert à le désigner, le poète est celui qui perçoit ou entend clairement ce que les autres ne font que pressentir confusément.
Si le Coran souligne que l’inspiration du poète peut parfois avoir pour source les mauvais génies ou djinns maléfiques, il n’en fait pas une règle générale et reconnait la valeur et l’utilité des poètes bien inspirés : « Voulez-vous que je vous indique ceux sur qui descendent les démons ? Ils descendent sur les imposteurs et sur les pécheurs. Ils colportent ce qu’ils ont entendu, mais la plupart d’entre eux sont des menteurs. Les poètes de ce genre ne sont suivis que par les égarés. Ne vois-tu pas qu’ils errent au gré de leurs caprices, et qu’ils se vantent de choses qu’ils n’ont jamais accomplies ? Excepté ceux d’entre eux qui ont la foi, qui pratiquent le bien, qui invoquent fréquemment le Nom de Dieu, et qui se servent de leurs poèmes pour se défendre quand ils sont agressés. »[5]Ce verset permet de comprendre pourquoi le Prophète mettait un minbar à la disposition du poète Hassân ibn Thâbit (m. 674) et disait de lui : « En vérité, Dieu assiste Hassân par l’Esprit de sainteté lorsqu’il fait l’éloge de l’Envoyé de Dieu. »[6]L’Esprit de sainteté est souvent identifié à l’ange Gabriel. La pensée musulmane classique développera toute une doctrine de l’inspiration en relation avec l’harmonie des sphères célestes : « À la différence du parler ordinaire “prosaïque”, la parole poétique est alignée sur l’harmonie des sphères, et donc sur le verbe des anges qui les peuplent. »[7]
Le verset précédemment cité insiste sur la foi, la vertu et l’invocation du Nom de Dieu. C’est précisément à ces sources que puisent les maîtres spirituels, et la poésie mystique en est indéniablement marquée. E. Geoffroy a consacré les chapitres 5 et 6 de son ouvrage à l’exposition en détail de la place de ces sources dans le Dîwân. En particulier, nombre de poèmes du cheikh al-‘Alawî évoquent le caractère central et méthodique de l’invocation du Nom (dhikr Allâh) : « L’invocation de Dieu est génératrice de tout bien, affirme le cheikh al-‘Alawî, car elle permet la “concentration du cœur et de la conscience”, purifie la nature du disciple et donne accès aux secrets spirituels les plus précieux (sirr al-amâjid). »[8]
Par définition, les secrets spirituels ne sauraient être appréhendés par une démarche rationnelle. À l’origine, l’expression allusive dans la poésie mystique a pour but de protéger les poèmes du regard des non-initiés, et semble défier a prioritoute analyse. Cet ouvrage tente pourtant d’éclairer l’expérience des trois cheikhs du Dîwânà la lumière de la mystique musulmane. La relation avec le Divin qui s’y déploie, souvent déconcertante, devient ainsi dans une certaine mesure perceptible. De cette façon, il est donné au lecteur d’être le témoin de l’expérience spirituelle dont le poème est la trace lumineuse. Grâce au symbole, l’ineffable cesse d’être incommunicable :
« Comment exprimer une expérience spirituelle le plus souvent ineffable – car reliée à des réalités invisibles – sinon par des symboles ? Le symbole, précisément, a pour fonction de faire pointer les réalités du monde phénoménal vers des réalités d’un ordre supérieur, où elles ont leur principe et leur fin. »[9]
Depuis les premières révélations reçues par le Prophète jusqu’à aujourd’hui ce vécu spirituel est une réalité ininterrompue. Dans la préface à cet ouvrage, Khaled Bentounès souligne l’importance de cette tradition : « Tout au long de l’histoire de l’islam, des hommes et des femmes vertueux ont transmis, par une éducation d’éveil, des lumières cachées et des réalités principielles puisées dans la richesse de l’héritage mohammedien. »
Le cheikh al-‘Alawî exprime avec une grande clarté son rôle d’éveilleur des consciences. Comme de nombreux maîtres spirituels musulmans avant lui, il a à cœur de montrer que le cheminement initiatique est une voie de connaissance de soi. Le guide spirituel n’est qu’un miroir ou se révèle la réalité intérieure de l’aspirant :

Que puis-je te montrer ?
Regarde vers toi, en toi, tu trouveras !
Qu’est-ce qui te cache à toi-même ?
Ton secret te contient !
Saisis ta réalité intérieure,
Rien, en fait, ne te voile à toi-même ! [10]

De même que la poésie était considérée comme le moyen de sauvegarder la culture arabe de l’époque antéislamique (al-shi‘r dîwân al-‘Arab), la poésie mystique est certainement une arche qui sauvegarde jusqu’à aujourd’hui la spiritualité musulmane en la préservant du dessèchement et de l’usure des siècles. Ce dessèchement donne lieu à des formes de religiosité pathologiques qui occupent de nos jours le devant de la scène mais ne doivent pas nous tromper. Ces arbres qui tombent sont des arbres malingres, pour reprendre la suite du verset évoqué en début d’article : « Au contraire, une parole nuisible est semblable à un arbre malingre qui se développe au ras du sol, sans jamais y avoir une attache solide. »[11]
Les chants spirituels qui accompagnent le livre témoignent de la vivacité de la tradition spirituelle du poème mystique. Ce sont ainsi plus de trois heures d’enregistrement qui donnent du relief à la présentation riche et profonde des poèmes du Dîwân.[12] La tradition du samâ‘ (oratorio spirituel) est ici mise en lumière de façon éblouissante. Le titre de ce bel ouvrage tient donc toutes ses promesses.
Eric Geoffroy, spécialiste du soufisme internationalement reconnu, est islamologue à l’Université de Strasbourg. Au Seuil, il a publié Le Soufisme, voie intérieure de l’islam(Points sagesses, 2009), et L’islam sera spirituel ou ne sera plus(2009).

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[1]Coran : 14, 24-25
[2]Ed. du Seuil, 2014.
[3]Ed. du Seuil, 1990.
[4]Un Éblouissement sans fin, p. 65.
[5]Coran : 26, 221-227.
[6]Hadith cité par Tirmidhî, Sunan, n° 3003. Sur ce hadith, voir Les Enseignements spirituels du Prophète, éd. Tasnîm, 2008, I, p. 201-203.
[7]Eblouissement,p. 30. E. Geoffroy cite ici Pierre Lory, « Avant-propos » à L’Interprète des désirsd’Ibn ‘Arabî, traduit et présenté par Maurice Gloton, Paris, Albin Michel, 2012, p. 10.
[8] Eblouissement,p. 207-208.
[9]Eblouissement,p. 67.
[10]Eblouissement,p. 183.
[11]Coran : 14, 26.
[12]Pour écouter ces chants : http://tinyurl.com/egeoffroy
 
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