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La mécanique raciste

Tout le monde ou presque se dit antiraciste. Pourtant, les discriminations se perpétuent dans des proportions massives, et en toute impunité. La mécanique raciste met à nu, chiffres à l’appui, cette remarquable contradiction. À rebours des discours complaisants faisant du racisme une simple pathologie individuelle ou un réflexe de « peur de l’autre » naturel et compréhensible, Pierre Tevanian souligne son caractère systémique et son enracinement dans notre culture. Soucieux de « connaître pour mieux combattre », il prend le racisme au sérieux et analyse ses ressorts logiques, esthétiques et éthiques, comme il est d’usage de le faire pour tout système philosophique – à ceci près qu’il s’agit ici de déconstruire une manière perverse de raisonner, de percevoir l’autre et de se concevoir soi-même. L’objectif de ce livre n’est pas tant de « retourner » des racistes convaincus que de questionner et armer l’antiracisme. À l’heure où se construit un consensus phobique autour du « voile islamique », du « problème des Rroms » et de la « crise migratoire », il constitue un outil précieux. Concis, précis, implacable, il démasque le « racisme vertueux » des bons « républicains » et démonte les faux-semblants de l’« antiracisme d’État » – la « tolérance », l’« intégration », le « vivre-ensemble » – pour nous ramener à l’essentiel : une question simple mais sans cesse évacuée, celle de l’égalité. De ce livre qui paraît aux Editions La Découverte, voici l’introduction.
L’engagement dans différentes luttes politiques (1) m’a, ces dernières années, amené à rencontrer et combattre le racisme sous diverses formes et à l’envisager sous des angles divers : comme concept, comme percept et comme affect (2).
Envisagé sous l’angle de la logique, le racisme se caractérise par plusieurs opérations, dont la combinaison produit une conception du monde, une philosophie, une idéologie qui, à défaut d’être pertinente et estimable, possède une cohérence relative :

  • la différenciation, c’est-à-dire la polarisation de la conscience sur une différence, fondée sur un critère choisi arbitrairement (la race, la culture, la religion, la couleur de peau…) ;
  • la péjoration de cette différence (sa transformation en stigmate, c’est-à-dire en marqueur d’infamie ou d’infériorité) ;
  • la réduction de l’individu à son stigmate (quiconque est – entre autres choses – Noir, Arabe, musulman ou juif, devient « un Noir », « un Arabe », « un musulman », « un juif », et chacun de ses faits et gestes trouve son explication dans cette identité unique) ;
  • la naturalisation, l’essentialisation, l’amalgame, autrement dit l’écrasement de toutes les différences d’époque et de lieu, de classe sociale ou de personnalité qui peuvent exister entre porteurs d’un même stigmate (« les Noirs », « les Arabes », « les musulmans » ou « les juifs » sont « tous les mêmes ») ;
  • la légitimation d’une inégalité de traitement par la moindre dignité des racisés (ils « méritent » d’être exclus ou violentés en tant qu’inaptes ou dangereux).

Pour résumer, le racisme est, sur le plan logique et idéologique, une conception particulière de l’égalité et la différence, une manière d’articuler ensemble ces deux concepts sur un mode particulier : celui de l’opposition radicale. Pour le dire plus simplement encore, le racisme est sur le plan conceptuel l’incapacité de penser ensemble l’égalité et la différence. C’est à cette incapacité – et à sa déconstruction –  qu’est consacré le premier chapitre de ce livre.
Sur le plan conceptuel toujours, le racisme implique aussi une métaphysique, une cosmologie, une anthropologie, bref un discours sur l’être, sur l’ordre du monde, sur l’espèce humaine, et plus spécifiquement ce que le philosophe Gottfried Wilhelm Leibniz a nommé une théodicée. Il s’agit d’un discours qui, littéralement, plaide « la cause de Dieu », afin de le défendre contre une accusation en particulier : celle d’avoir créé ou laissé exister un monde réel brutal, injuste, non conforme à ce qu’on est en droit d’attendre d’une instance en principe aussi parfaite que la divinité. En appliquant au monde social et aux pouvoirs politiques ce que Leibniz appliquait au monde naturel et à la puissance divine, on retrouve la même problématique : les dominants ont besoin d’une « théodicée de leur privilège » – ce que Pierre Bourdieu a rebaptisé une sociodicée. La question n’est plus de comprendre comment un Dieu infiniment juste et puissant provoque ou laisse exister le mal sur terre, mais comment un Etat professant la liberté, l’égalité et la fraternité tolère voire entretient d’innombrables discriminations – et la réponse est tout aussi sophistiquée. C’est à cette réponse, et à sa déconstruction, qu’est consacré le second chapitre.
Mais le racisme n’est pas qu’une théorie. Comme toute idéologie, il s’insinue partout et se répercute directement dans la pratique en orientant, informant, construisant notre perception du monde extérieur. Il construit en particulier notre perception du corps de l’autre, ou plus précisément la différence entre notre perception des « autres ordinaires » – appréhendés, sans a-priori négatif, comme des êtres singuliers inconnus –  et notre perception de « certains autres », « plus autres que les autres » : les racisés – appréhendés au contraire comme des {exemplaires interchangeables d’une série déjà connue}, et à ce titre identifiés a-priori comme méprisables, redoutables ou repoussants. En même temps qu’une logique qui pose l’égalité et la différence comme antinomiques, le racisme est donc une esthétique, au sens où l’entend Jacques Rancière : une certaine manière de sentir – et de ne pas sentir (3). C’est à cette esthétique raciste qu’est consacré le troisième chapitre de ce livre, et à la manière dont elle « fait exister » les racisés comme des « corps d’exception » invisibles, infirmes, ou « furieux ».
Enfin, le racisme n’est pas seulement une manière de penser l’altérité et une manière de sentir l’autre : c’est aussi une manière de se sentir et de se penser. En même temps qu’un rapport au monde et aux autres, c’est un certain rapport à soi. Sartre l’a souligné avec force dans son analyse de l’antisémitisme : adhérer au racisme, c’est non seulement adopter une certaine opinion sur les Noirs, les Arabes ou les Juifs, mais aussi se choisir soi-même comme personne (4) . S’il y a dans le racisme une part de choix individuel, elle réside moins dans le choix de la cible – construite et mise à disposition par la collectivité, en fonction d’enjeux socio-historiques, et simplement reçue en héritage par l’individu  (5) que dans le choix préalable d’un certain mode de vie – et donc d’un certain personnage, d’un certain rôle pour soi-même. Le choix d’une « vie raciste », qu’on peut résumer par le mot privilège. Saisir la perche que nous tend une société, un État, une culture, une tradition racistes, choisir de mépriser, redouter ou détester les Juifs, les Noirs ou les Arabes, c’est en effet choisir pour soi-même la position enviable du « Blanc », de l’ « Aryen », du « vrai Français », bref :

  • de celui qui, en infériorisant le groupe racisé, peut se vivre comme supérieur ;
  • de celui qui, en l’accusant de tous les maux, peut du même coup s’en innocenter ;
  • de celui qui, en choisissant l’aveuglement et les « raisonnements passionnels », échappe du même coup au doute, à l’incertitude, et à l’effort incessant vers le vrai ;
  • de celui qui, en s’appuyant sur une discrimination systémique, accède plus facilement à des positions sociales dont sont exclus d’office les discriminés  (6)

Pour le dire plus brièvement, le racisme est, sur le plan éthique, le choix d’adhérer à un certain rôle et de jouir d’une certaine position sociale : celle du dominant. C’est à cette question éthique qu’est consacré mon dernier chapitre. J’y aborde la question « Que faire face au racisme ? » du seul point de vue qui m’est accessible : le mien – celui d’un Français d’origine arménienne mais identifié comme blanc, qui appartient, dans les « rapports de race » tels qu’ils sont socialement construits dans notre république postcoloniale, au groupe socialement « légitime ». Il manque donc au moins un chapitre dans ce livre, que je ne suis par définition moins apte à écrire : celui qui analyserait les multiples manières dont les concepts, percepts et affects racistes font système, alimentent une oppression, se manifestent sous forme d’actes – regards, paroles, discriminations – et sont de ce fait vécus et affrontés par celles et ceux qui les subissent. Ce chapitre, ce sont elles et eux – les racisé(e)s, les stigmatisé(e)s, les discriminé(e)s, les corps d’exception – qui l’écrivent, sous forme de livres, mais aussi de sites, de blogs, de journaux, de tracts, de banderoles, de films, de chants et de bien d’autres canaux d’expression.
Notes:
(1)  En particulier les luttes de sans-papiers, les luttes anti-sécuritaires (menées notamment par le Mouvement de l’Immigration et des Banlieues), l’opposition à la loi sur le voile (menée par le Collectif Une école pour tou-te-s), et les controverses publiques sur l’islamophobie et sur l’héritage colonial (déclenchées notamment par l’Appel des Indigènes de la république).
(2)  J’emprunte ces trois notions à Gilles Deleuze et Félix Guattari; cf. Qu’est-ce que la philosophie ?, Editions de Minuit, 1992.
(3)  Cf. Jacques Rancière, La mésentente, Galilée, 1995 et Aux bords du politique, Folio Essais, 2004
(4) Cf. Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, Premier chapitre, Folio essais, 1946
(5)  Le Juif n’est ici [dans le cas de l’antisémitisme] qu’un prétexte, ailleurs on se servira du nègre, ailleurs du jaune » (Jean-Paul Sartre, op. cit.)
(6) Ces différents bénéfices de la « vie raciste » sont développés par Sartre (op. cit.).
La mécanique raciste paraît aux éditions La Découverte en avril 2017. 178 pages, 12 euros.
Table des matières :
Avant-Propos : Le racisme comme système
Introduction : Concept, percept, affect
1. Égalité e(s)t différence
2. Au pays des droits de l’homme
3. Le corps d’exception et ses métamorphoses
4. La question blanche
Conclusion. En finir avec l’antiracisme d’État
Annexe : Une discrimination systémique. Quelques données chiffrées
Postface : De l’intégration compulsionnelle à l’assimilation autoritaire (par Saïd Bouamama)

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5 commentaires

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  1. Je pense que je suis resté sur le sujet puisque je vous ai cité.
    Oui il y a du racisme en France comme partout sur terre depuis que l’Homme est homme.
    Et ne me citez pas les USA en exemple si vous ne voulez pas qu’on se moque de vous sur le sujet du racisme et de la discrimination.
    Des profs d’univ arabe en Europe y en a aussi pleins.
    Votre petite croisade anti-Europe ne relève que de vos souffrances personnelles.

    • Vous m’avez cité peut-être, mais justement c’était hors sujet par rapport au racisme en France. Il y a des profs de condition postcoloniale en France, et alors? Comme je l’ai dit initialement, il y a aussi des chirurgiens, des économistes, des informaticiens: c’est la preuve que “l’intégration” est un faux débat. Mais on ne les voit jamais dans la sphère politique ou médiatique: ce jeu de cache-cache social indique le parcours qu’il reste à faire, et le poids du racisme aussi.
      Enfin, il n’y a pas de croisade “anti-Europe”, ou seulement peut-être dans votre esprit franchouillard blessé. Je ne parle que de la France, c’est pour cette raison que j’ai cité Londres comme destination possible. Même dans l’invective vous êtes à côté de la plaque, plutôt triste ou risible.

  2. A tous ceux qui ont des diplômes universitaires, et aussi peut-être une connaissance de l’anglais (ou de l’arabe!), allez voir ailleurs, c’est là-bas (Londres, San Francisco, Sydney, Montréal, Dubaï, etc.) que sont vos chances de travail, de reconnaissance, de dignité, en France il n’y a que frustration, compromis et suspicion.
    >> Oui dans ces pays où la politique migratoire est beaucoup plus stricte qu’en France/Europe, où les expulsions (de force sans encouragement financier) sont légions et tout à fait soutenues par l’opinion publique et où l’accès à des aides sociales ou de santé est plus que tout lié à la nationalité.
    Qui aime bien chatie bien, vous devez adorer l’Europe/la France.
    Ah oui au fait ce n’est qu’en France qu’il y du racisme, unqiuement par les balcns, jamais eu d’esclavage ailleurs, ni de lutte ethnique nulle part dans le monde, encore ce joru les “noirs” sont “parfaitement acceillis “en Inde, en Russie, dans le Maghreb ou même dernièremetn en Afrique du Sud (entre noir)…
    Ces fous tous ces anti-racistes qui refusent de voir que les hommes sont pareils et égaux sur tous les continents et dans toutes les époques face à la peur du déclassement par l’autre et aux réflexes protectionnistes malsains communautaures/ethniques.

    • Si vous désirez entamer un débat, veuillez rester sur le sujet, et ne pas plaquer des approximations, des clichés, et autres contre-vérités. Savez-vous de quoi vous parlez au moins, ou est-ce la réalité française qui vous dérange à ce point?
      Un fait: la France est un pays raciste; ce racisme s’exprime particulièrement contre sa population de condition postcoloniale.
      Un fait: si vous êtes diplômé, il y a du travail ailleurs, où l’on vous jugera sur vos compétences professionnelles, par sur votre religion ni sur votre patronyme.
      Un fait: émigrer vers un autre pays, tenter d’y être heureux et en paix avec son identité n’a rien avoir avec un aveuglement face à tous les racismes.
      Un fait: je vis aux États-Unis depuis 1992, je suis américain, j’ai été le premier “arabe francophone” prof dans une université Ivy League; jamais je ne retournerai vivre en France.

  3. Très bonne présentation d’un sujet qui n’a jamais disparu du paysage politique et culturel français, mais s’est simplement perpétuellement métamorphosé.
    Deux autres éléments à rajouter à cette triste taxonomie. Le racisme n’est pas le produit de l’ignorance, genre les beaufs de comptoir ou au salon de l’agriculture qui ne peuvent pas blairer “les arabes”. Le racisme est une idéologie, argumentée et construite avec des visées bien précises. Que ce soit le racisme qui visait nos parents dans les années 1970, où il s’agissait de leur faire baisser la tête, les faire disparaître du paysage social, ou le racisme d’aujourd’hui avec cette notion de “classe dangereuse, inintégrable”, c’est toujours sur une altérité irréductible que l’on joue. L’ “arabe” ou le “noir” seront dealers, chômeurs, footballeurs, la femme, elle, sera “opprimée” ou vecteur d’émancipation, c’est-à-dire une caricature anti-islam (Dati, Vallaud-Belkacem, Amara, Yade, etc.). Dans ce que l’on pourrait nommer l’imagerie nationale, il n’y a pas de modèle de chirurgien, d’économiste, d’informaticien, etc. , même si en vérité cette intégration-là a bien eu lieu. Enfin, il faut parler d’un racisme postcolonial qui vise justement exclusivement les “arabes” et les “noirs”. Le passif historique de la France n’a jamais été résolu. Il n’y a rien d’apaisé dans la mémoire nationale. Voir l’hystérie collective lorsqu’un candidat en 2017 parle de “génocide” à propos de la colonisation!
    A tous ceux qui ont des diplômes universitaires, et aussi peut-être une connaissance de l’anglais (ou de l’arabe!), allez voir ailleurs, c’est là-bas (Londres, San Francisco, Sydney, Montréal, Dubaï, etc.) que sont vos chances de travail, de reconnaissance, de dignité, en France il n’y a que frustration, compromis et suspicion. Quatre ou cinq générations déjà, et l’on continue pourtant de parler d'”arabes” de “noirs”, d”immigrés”, et pour rajouter à l’insulte, plus personne ne s’étonne qu’une candidate d’extrême droite soit au second tour de la présidentielle: quel autre signe vous faut-il?

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