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La génération Al-Qaida : de l’imposition d’un ordre mondial contesté à l’internationalisation d’une résistance « islamique » (partie 2 et fin)

 

Dans le courant des années 1990, la troisième génération, celle d’Al-Qaida va se démarquer du reste de la vaste mouvance islamiste. Cette autonomisation au moins partielle mais surtout cette « montée en puissance » radicale nous paraît être corrélée à une triple catégorie de déterminations :

  • la poussée de l’interventionnisme et de l’unilatéralisme de la première puissance mondiale au lendemain de l’effondrement d’une URSS dont la présence, en divisant le camp occidental, limitait de façon salutaire l’ampleur de son intervention ;

  • l’exacerbation, ensuite, du déni de représentation résultant de « la formule politique arabe » et l’adjonction aux cibles qui mettent en œuvre localement cette formule (« l’ennemi proche » selon l’adjoint de Ben Laden, l’Égyptien Al-Dhawahiri, c’est-à-dire les régimes arabes1) vers ses promoteurs et bénéficiaires étrangers (« l’ennemi lointain ») que sont les États-Unis ;

  • la capitalisation enfin d’un double acquis par les « jihadistes » partisans de l’« action directe » et de la rupture idéologique et politique : le premier acquis est positif et il s’agit de leur participation victorieuse à la résistance contre l’occupation soviétique de l’Afghanistan ; le second, « par défaut », réside dans la défaite de leurs concurrents légalistes, les Frères Musulmans, incapables de crédibiliser, du fait de l’intransigeance politique de leur environnement national et international, la modération de leurs postures tactiques et idéologiques.

II 1. Le néo-interventionnisme et

               l’unilatéralisme de la première puissance mondiale

 

Au début des années 1990, au lendemain de la seconde guerre du Golfe et sous l’effet de l’effondrement soviétique, la formule de la domination post-coloniale va céder de plus en plus explicitement le pas à un nouvel ordre « impérial », dominé cette fois par les États-Unis. L’interventionnisme américain, libéré des entraves longtemps imposées par l’alter ego soviétique, connaît en effet de moins en moins de limites. La part et la visibilité de son activisme dans l’édification d’un ordre mondial à la fois économique, politique et culturel s’accroissent sensiblement. L’assise idéologique de cette nouvelle norme, en s’« américanisant » d’une part, en se confessionnalisant d’autre part (par le recours accru de l’administration Bush à la référence chrétienne) et en se privant de l’appui d’un grand nombre de ses partenaires internationaux traditionnels, tend à s’« unilatéraliser » et à accélérer de ce fait sa perte de légitimité universaliste. La banalisation du recours au hard power s’opère en proportion de l’identique « affaiblissement idéologique » des énoncés de cet ordre international nouveau aussi bien que de ses relais étatiques locaux (régimes arabes d’une part, Israël d’autre part). Le hard power, utilisé dès la « guerre de libération du Koweït », va notamment aboutir à instaurer une présence militaire directe dans plusieurs pays de la péninsule Arabique.

Cette quasi-occupation sera une étape essentielle de la mobilisation guerrière d’Oussama Ben Laden et de ses adeptes. La violence de l’embargo contre l’Irak, la dégradation accélérée des termes de l’échange politique entre Palestiniens et Israéliens après que les accords d’Oslo eurent révélé leurs évidentes limites vont participer ensuite très largement à la perte de crédibilité de l’édifice mondial. La représentation d’un nouvel ordre universaliste, parce que désintéressé et pacifique, cède irrésistiblement le pas à l’image beaucoup moins consensuelle d’un soutien que la super-puissance mondiale apporte par tous les moyens, y compris militaires, à un seul camp, qui se trouve être celui de ses intérêts sécuritaires, économiques et idéologiques et de ceux de ses relais étatiques régionaux (Israël) et locaux (les régimes autoritaires largement discrédités).

La première des deux erreurs politiques majeures des promoteurs de l’ordre mondial nouveau, a sans doute été alors de minimiser l’ampleur du discrédit des régimes autoritaires sur lesquels ils prenaient appui. Dans la foulée de la crise iranienne et des malentendus qu’elle a instaurés, la seconde erreur, corollaire, a été de criminaliser, indistinctement, la génération islamiste tout entière, pourtant le principal réservoir d’opposition à ces régimes, du seul fait de l’islamité proclamée de ses références et sans trop se soucier de connaître la réalité de son agenda politique. Dans l’imaginaire de toute une génération musulmane, et, bien évidemment dans le puissant courant islamiste dans son ensemble, les facteurs exogènes des crises politiques internes (l’« ennemi lointain » d’Al-Dhawahiri) vont être ainsi systématiquement associés à cette visibilité accrue du leadership américain dans l’ordre international en général, dans l’ordre régional (israélo-arabe) et dans les ordres étatiques arabes internes en particulier. Dans la mouvance islamiste du « sud », l’internationalisation et la reterritorialisation de la lutte armée s’amorcent en tout état de cause à la même époque : c’est sur ce terroir de la mondialisation d’un ordre marqué à la fois par la domination américaine et par la totale liberté laissée au successeur russe déchu de l’URSS de conduire les guerres coloniales que requiert le maintien des débris de son empire, que germent sans surprise les graines d’une forme de « mondialisation de la résistance » armée. Dans les environnements occidentaux globalement démocratiques, il n’est pas totalement exclu que les propositions du courant alter-mondialiste aient signalé l’existence d’une catégorie de frustrations politiques, économiques et culturelles qui ne sont pas – mutatis mutandis – totalement différentes de celles qui sont à l’origine de l’émergence d’Al-Qaida.

Dans les terroirs où – enjeux pétroliers et sécurité israélienne oblige – la domination occidentale prend une intensité toute particulière et où, par-dessus tout, la formule politique locale discrédite complètement les modes légalistes de contestation, la radicalisation va déboucher sur l’émergence de la rhétorique révolutionnaire et intolérante de Ben Laden.

 

II.2. D’Alger à Riyad : l’exacerbation des contradictions de la « formule politique arabe »

 

La décennie 1990 est à la fois celle de la poussée répressive des ordres étatiques internes arabes et de la systématisation de la coopération sécuritaire qui a permis aux régimes les plus autoritaires de se maintenir au pouvoir.

La formule politique dominante, que nous avons choisi de qualifier de « formule politique » ou « norme institutionnelle » arabe2, se caractérise d’abord et avant tout par l’interdiction et, progressivement, la criminalisation des forces politiques réelles. A ces forces réelles, interdites d’accès à la scène politique légale, et qui sont dans presque tous les cas constituées par le tronc commun du courant islamiste, sont substitués des « partenaires » oppositionnels plus ou moins préfabriqués (ou cooptés) à des fins cosmétiques pour les besoins de la mise en scène d’un pluralisme destiné avant tout à l’exportation (« for the Yankees to see3 » ). Pour résorber les tensions inévitables que nourrit le profond déni de représentation qui naît de cette dichotomie entre réel et institutionnel, le recours à la répression (qui implique la banalisation de l’usage de la torture) prend irrésistiblement la place de la participation politique. Enfin, la mise en scène médiatique et la manipulation, souvent massive, des franges extrémistes de l’opposition islamiste (évidente non seulement dans le cas algérien, mais également bien réelle un peu partout ailleurs) sert à justifier le verrouillage sécuritaire de la scène politique légitime et complète le « débrayage » du système électoral ou, plus largement et selon l’excellente expression de Mohamed Tozy4, le « désamorçage » du champ politique. Last but not least, la « formule politique arabe » est consubstantielle d’un soutien occidental qui ne peut que mettre en évidence de manière criante la géométrie très variable des principes démocratiques et humanistes dont cet Occident, États-Unis et Europe confondus, se dit bruyamment le promoteur. Exemple entre mille, pour ne rien dire des satisfecit attribués à répétition au Général Ben Ali, cette décoration « pour son rôle au service des droits de l’homme et de la démocratie » solennellement remise au chef de l’Etat égyptien par le président français du Sénat en 1990, entre les deux tours d’une élection législative où la terrible machine égyptienne à bourrer les prisons et les urnes avait pourtant fonctionné avec un entrain tout particulier.

Les régimes arabes rémunèrent ce soutien occidental par des concessions, très matérielles, qui vont de l’aide au contrôle des cours du pétrole jusqu’aux commandes d’armement en passant par des prébendes très personnalisées dont l’histoire des relations bilatérales franco-algériennes d’une part, américano-saoudiennes d’autre part, portent la mémoire. Outre la relation entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite, l’archétype de ce modèle est sans doute celui de l’attitude française face à l’interruption du processus électoral par la junte militaire algérienne en 1991 et face au processus de manipulation systématique de la violence et de l’information par lequel cette junte est parvenue depuis lors à se maintenir impunément au pouvoir. En ce qui concerne cet épisode emblématique de la contribution européenne à la fabrication de la génération Al-Qaida, les témoignages journalistiques ou les études académiques de la science politique « légitime » sont demeurés longtemps silencieux sur l’essentiel, c’est-à-dire l’ampleur de la manipulation de la violence5.

Le premier grand sommet mondial contre le terrorisme (islamique) qui s’est tenu à Charm Al-Cheikh au mois de mars 1996 (soit, à quelques semaines près, au moment du lancement du premier appel de Ben Laden « à la guerre contre les Américains ») constitue à l’évidence un moment particulièrement emblématique de ce processus. L’alliance sécuritaire proclamée des forces américaines et européennes, Russie incluse, ainsi qu’israéliennes, et des régimes arabes les plus dictatoriaux contre un « terrorisme islamique » indistinct (palestinien, tchétchène, algérien, égyptien, etc.) a consacré en fait très cyniquement la criminalisation de toute résistance armée aux dysfonctionnements du front très large des autoritarismes nationaux, régionaux ou mondiaux. En appelant à l’internationalisation de la répression, l’alliance des puissants réunis à Charm Al-Cheikh n’a fait sans surprise que conforter la nécessité déjà perçue par ses opposants de tous ordres de « dénationaliser » eux aussi leur action et de l’internationaliser. C’est cette dynamique que va manifester la mondialisation progressive des réseaux de la révolte d’Al-Qaida.

 

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II.3. L’épisode afghan et la poussée du « camp du refus » des Salafis jihadistes au détriment des Frères Musulmans

 

L’épisode de l’intégration de plusieurs milliers de jeunes dans les rangs de la résistance afghane à l’occupation soviétique a nourri une troisième série de déterminations que l’analyste de la génération Al-Qaida se doit de prendre prudemment en compte. L’épisode afghan est en fait construit autour de phases et de logiques successives et relativement différentes.

La première phase a été celle de la mobilisation semi-officielle et « légale » (du point de vue de l’environnement arabe et occidental qui l’a vivement encouragé) de jeunes partisans de la résistance armée à l’occupation soviétique de l’Afghanistan au début des années 1980. La fin de l’itinéraire légaliste des « Afghans arabes » (qui provenaient en fait de l’ensemble du monde musulman) a commencé avec la victoire, qui était également la leur, des mujahidin sur le régime de Kaboul et avec le retrait des forces soviétiques.

La trouble phase suivante a été, à partir de 1992, celle d’une guerre civile entre vainqueurs mujahidin, dont les « Arabes » ont souvent fait les frais. La nécessité pour la plupart d’entre eux de se replier hors du sanctuaire afghan coïncide alors avec une répression des régimes arabes qui se méfient désormais de ceux qu’ils ont imprudemment envoyés ou laissés partir se former « au Jihad ».

L’arrivée au pouvoir des Talibans en 1996 renverse une nouvelle fois la donne. L’accord passé entre Oussama Ben Laden et le nouveau régime va être cautionné par Aïman al-Dhawahiri, qui décide, dans ce contexte, de déplacer le front de sa vieille (et infructueuse) lutte contre l’ennemi étatique égyptien « proche » vers un ennemi (américain) certes « lointain », mais qui rassemble contre lui un nombre exponentiellement croissant de mécontents. C’est cette dernière phase qui donne le signal du déploiement « légal » (du point de vue de leurs hôtes afghans) des réseaux internationaux d’Al-Qaida.

L’épisode afghan – autrement dit l’occasion donnée à dix ou quinze mille jeunes musulmans (entre 10 et 15 000) de toutes nationalités de participer victorieusement à la lutte armée contre la seconde puissance mondiale de l’époque – a joué à l’évidence (comme le fera, dans une certaine mesure, la guerre des Balkans et, plus encore, celle de Tchétchénie) un rôle très significatif dans la naissance et l’affirmation de la génération Al-Qaida. Il ne saurait être pour autant érigé en facteur explicatif unique ou même central. Plus encore qu’une simple opportunité d’entraînement militaire, l’Afghanistan a simplement facilité le « passage à l’acte » d’une sensibilité de la dernière génération islamiste, en lui fournissant un terrain favorable, et accéléré la circulation et la montée en puissance transnationale de sa stratégie révolutionnaire. Il a par-dessus tout donné crédit, aux dépens des autres stratégies de l’islamisme contemporain, à l’efficacité ou simplement à la faisabilité de la lutte armée contre l’un des piliers de l’ordre mondial. En effet, la poussée du « camp du refus », composé d’une minorité de salafis qui sont devenus partisans de l’action armée, a été favorisée aussi bien par l’échec des luttes conduites dans les enceintes « nationales » (Egypte et Algérie notamment) que par l’absence de débouchés des stratégies légalistes prônées par les composantes islamistes concurrentes, notamment et surtout les Frères Musulmans.

L’environnement politique particulièrement conservateur de la société afghane, la proximité des membres fondateurs des réseaux avec des mouvements (les Talibans) nés dans cet environnement doivent être également pris en compte pour expliquer certains des repères particulièrement conservateurs de ces Salafis6 « jihadistes » qui incarnent aujourd’hui la trop célèbre « base » de la plus meurtrière des résistances aux dysfonctionnements profonds de l’ordre légal du monde.

 

Notes :

 

1 Dans son ouvrage Un chevalier à l’ombre du Prophète, publié en plusieurs épisodes par le quotidien Al Sharq al Awsat au mois de décembre 2001.

2 Cf. notamment « De A comme Arafat à Z comme Zîn al-‘Abidîn Ben Ali : la pérennité de la formule politique arabe » in L’Islamisme en face, op. cit., p. 244 sq.

3 Cité par Nazih Ayubi Over-stating the Arab State, Politics and Society in the Middle East, I.B. Tauris, 1995.

4 « Représentation/Intercession. Les enjeux de pouvoir dans les “champs politiques désamorcés” au Maroc », in Michel Camau (dir.), Changements politiques au Maghreb, CNRS, 1991, pp. 153-168.

5 Pour une synthèse journalistique tardive mais essentielle du rôle du pouvoir algérien et de ses soutiens occidentaux dans la montée de la violence politique qualifiée d’islamiste, voir notamment L. Aggoun et J.-B. Rivoire, Françalgérie : crimes et mensonges d’Etat, La Découverte, 2004. Sur un autre modèle de la relation pervertie entre environnement occidental et régime (l’Arabie Saoudite) illégitime, voir J.-M. Foulquier, La dictature protégée, Albin Michel,1995.

6 Sur l’itinéraire qui conduit le courant salafi à s’affirmer en se démarquant, au début des années 1980, des réformes assumées par le courant des Frères Musulmans, cf notamment F.B. et Mohamed SBITLI, « Les Salafis au Yémen ou la modernisation malgré tout » in Chroniques Yéménites, 2002, http: www.cy.revues.org

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