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La gauche française mal à l’aise face aux islamistes d’Ennhadha

« Un trou noir ». Voici l’expression brutale qui aura été utilisée au Quai d’Orsay pour décrire l’anéantissement des autorités françaises lorsque l’ancien président Ben Ali s’envola, le 14 janvier 2011 à 18 heures, en direction de Djedda en Arabie Séoudite où feu le prince Naief, ministre de l’Intérieur du Royaume et grand amateur de chasse au sanglier en Tunisie, lui offrait l’asile. Après vingt trois années de complaisance avec le régime ultra autoritaire qui régna à Tunis, la diplomatie française est condamnée à tourner soudainement la page.

Ce qu’elle fit, alors que Nicolas Sarkozy était encore à l’Elysée, à la hussarde. Nouvel ambassadeur de France en Tunisie après le départ de Ben Ali et proche de l’ex chef de l’Etat dont il fut le conseiller, Boris Boillon mettra la même vigueur à défendre la cause des islamistes tunisiens qu’il l’avait fait précédemment pour plaider en faveur des néo conservateurs américains en Irak ou en Afghanistan. « Lorsque Boris est arrivé à Tunis, je lui aie donné deux conseils : sois prudent avec les médias, pour ne pas mettre le feu aux réseaux sociaux, et utilise l’arabe avec modération, pour ne pas froisser la bourgeoisie francophile. Il a fait juste l’inverse… », raconte l’ancien ambassadeur de France à Tunis, Yves Aubin de la Messuzière .

Une belle leçon d’humilité !

Un mois après le départ de Ben Ali, Alain Juppé est nommé à la tète du Quai d’Orsay en février 2011. Le discours officiel change du tout au tout. Les déclarations du ministre des Affaires Etrangères, en voyage officiel à Tunis en avril, vont dans le sens d’une approche du monde arabe radicalement nouvelle. « Nous, Français, pensions très bien connaître les pays arabes, déclare le ministre, nous en ignorions des pans entiers ». Et d’ajouter : « Trop longtemps, nous avons brandi la menace islamiste pour justifier une certaine complaisance à l’égard des gouvernements qui bafouaient la liberté ».

Nous voici à mille lieues de la rhétorique qui, de Jacques Chirac à Nicolas Sarkozy, vantait « le miracle tunisien » du président Ben Ali, seul rempart contre le mal absolu que représentait l’intégrisme ! En février toujours, Ghannouchi aura été la première personnalité de la Tunisie nouvelle à être reçu à Paris. Dans la foulée, les voyages ministériels se multiplient, y compris des personnalités comme Eric Besson ou Frédéric Mitterrand qui passaient pour très proches de l’ancien régime. « C’est l’époque où l’ancien ambassadeur, Boris Boillon, raconte un diplomate, se vantait de recevoir un ministre par jour, même s’ils ne connaissaient guère leurs dossiers ». Faisons table rase du passé. Tel est le message de Nicolas Sarkozy et de ses proches, forts de leur alliance avec le Qatar et de leur intervention en Libye en faveur du fameux printemps arabe.

A l’époque, les aides financières confortent le nouveau cours de la politique française. En mai 2011, le sommet de Deauville, auquel participent le premier ministre tunisien d’alors, Beji Caïd Essebsi et Nicolas Sarkozy, consacre l’appui de la France à la transition tunisienne à hauteur de 450 millions d’euros (dont une partie d’anciens crédits recyclés). Mais cent quatre vingt millions d’argent frais est investi en faveur d’un vaste plan de réduction des inégalités et de création d’emplois dans les régions défavorisées de l’intérieur. A la manœuvre de cette forte initiative, le brillant ministre de l’emploi d’alors, Said Aidi, et Dov Zerav, un juif tunisien qui préside l’Agence française pour le Développement (AFD), le bras armé financier du Quai d’Orsay. Cette coopération réussie portant sur la Tunisie des oubliés, celle qui a déstabilisé Ben Ali et voté en masse pour les islamistes, est sans doute l’initiative la plus spectaculaire menée par la France en faveur de la transition démocratique en Tunisie.

La France et la Tunisie ont en effet besoin l’un de l’autre. Les islamistes tunisiens ne peuvent pas se priver de l’appui français. Avec un budget annuel de coopération de quarante millions d’euros par an, la Tunisie reste le pays le plus aidé par la France par tète d’habitant. A l’inverse, mille deux cent entreprises françaises étaient présentes en Tunisie sous Ben Ali. Détail amusant, le Premier ministre tunisien Hamadi Jebali a demandé à la France de l’aider à former une équipe de communicants pour améliorer son image.

Par un paradoxe inattendu, les relations de Nicolas Sarkozy, soutien indéfectible de Ben Ali, deviennent excellentes avec les islamistes tunisiens, même après son départ du pouvoir. Le Premier ministre tunisien rend une visite éclair à Paris le 28 juin dernier à Jean Marc Ayraut, qui vient d’être nommé à Matignon. Or ce jour là, il aura discrètement un entretien privé dans un discret appartement du 17eme arrondissement avec l’ancien chef de l’Etat. De l’inédit dans la tradition diplomatique française .

« Ni indifférence, ni ingérence »

Après l’arrivée de François Hollande au pouvoir en mai dernier, les relations de la France avec la troïka au pouvoir, Rachid Ghannouchi, le patron des islamistes, Moncef Marzouki, chef de l’Etat et Mustapha Ben Jaffaar, président de la Constituante, prennent un tour plus apaisé. Sans agressivité certes, mais sans complaisance non plus, lorsqu’un groupe de salafistes donne l’assaut à l’ambassade américaine, le octobre 2012. Après ce grave dérapage, Ghannouchi était venu en effet s’expliquer auprès des alliés occidentaux, notamment à l’ambassade de France. L’explication fut franche. « Les salafistes sont des brebis égarées, plaide le Cheikh, nous étions absents sous Ben Ali, exilés ou en prison, lorsque ces jeunes se sont convertis à un islam radical. Nous leur faisons boire désormais au lait des valeurs démocratiques, quitte à les réprimer, s’ils franchissent la ligne jaune».

Depuis septembre, l’attentisme français est incarné avec doigté par un des diplomates les plus expérimentés du Quai d’Orsay, François Gouyette. Voici un ambassadeur fort actif capable de prendre un petit déjeuner avec « le Cheikh », Rachid Ghannouchi, de s’autoriser un
e rapide escapade, rue de Palestine, au local du Parti des Travailleurs Tunisiens du Melenchon tunisien, Hamma Hammami, ou de diner enfin à une bonne table de Gammarth ou de Lamarsa avec des hommes d’affaire un tantinet nostalgiques de l’ère Ben Ali.

« Ni ingérence, ni indifférence », résumera récemment sur place le maire de Paris, natif du pays, Bertrand Delanoe, devenu le « monsieur Tunisie » du PS malgré ses compromissions passées avec le régime défunt, aujourd’hui apparemment oubliées . Du coté d’Ennahdha, l’heure est à la banalisation de la relation franco tunisienne. « La France reste un pays ami, mais la Tunisie ne saurait plus être pour elle une chasse gardée comme autrefois, les Qataris investissement beaucoup chez nous, les Chinois bientôt», résume Samir Dilou, l’actuel ministre islamiste des droits de l’homme, marié à une française, un des hommes forts du gouvernement actuel. « Nous sommes condamnés à nous entendre, nous n’allons pas trop fouiller pour savoir si la France aurait préféré avoir d’autres interlocuteurs que nous », déclare-t-il au « Monde Diplomatique ». Personnalité ouverte incarnant l’aile moderniste du mouvement islamiste, cet ancien détenu des geôles du régime défunt ajoutera pourtant à propos du soutien français à Ben Ali: « Nous ne sommes pas rancuniers, mais nous n’oublions pas ». A bon entendeur, salut !

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La Tunisie est aujourd’hui une mosaïque. Les Français ne veulent à aucun prix préjuger des résultats des élections annoncées pour juin et probablement reportées en Octobre. Ce qu’ils souhaitent, sans pouvoir le dire, c’est que la transition s’achève vite. Ainsi note-t-on dans la fiche pays sur la Tunisie éditée par l’Agence française pour le développement, c’est que « la finalisation de la constitution » permette « l’adoption de politiques structurelles capables de redresser la croissance ». Autant d’incertitudes….

Le retour du refoulé

Assiste-t-on, au total, pour autant à une reconciliation des élites médiatiques et politiques françaises avec la Tunisie nouvelle? La réception fastueuse dont a bénéficié à l’Elysée cet été le président tunisien, Moncef Marzouki, augure-t-elle d’une approche chaleureuse de la transition tunisienne ? Les liens personnels entre le président Hollande et Mustapha Ben Jaffaar, président de l’Assemblée Constituante, ont-ils favorisé les retrouvailles entre les deux pays ? Pas vraiment.

Ces derniers mois, les visites ministérielles se sont espacées, les crédits se font plus rares et le président français, François Hollande, tarde à effectuer la visite officielle désormais promise. A l’évidence, d’autres dossiers, comme la possible intervention militaire face à la présence djihadiste au Nord Mali ou le renversement d’Assad, sont placés au dessus de la pile au Quai d’Orsay.

Au-delà des soucis d’agenda, il reste une méfiance viscérale d’une grande partie de la gauche française pour une transition démocratique dominée par des islamistes. La gauche française n’a pas forcément le bon logiciel pour soutenir le nouvel alliage entre la démocratie et l’islamisme, qui lui est vendu à Tunis. Le jeudi 22 novembre, lors d’une réunion de la Fondation Chirac, Yasmina Benguigui, qui revenait tout juste du festival de cinéma de Carthage, prends la parole pour regretter « la régression des droits de la femme » dans la Tunisie d’aujourd’hui. Coutumière de ces sorties intempestives, la ministre n’avait pas réalisé que se trouvait dans l’assistance, le tout nouveau ambassadeur de Tunisie à Paris, Adel Feki. C’est peu dire que cette intervention a choqué ce diplomate !

Autre illustration de ces frilosités françaises, François Zimeray, ambassadeur pour les droits de l’homme, ancien député européen du Parti Socialiste, s'est rendu tout récemment en Tunisie, les 13 au 14 novembre 2012. Ce diplomate proche de Laurent Fabius, ministre des Affaires Etrangères, a plaidé pour l’édification de l’état de droit et rencontré les associations de femmes. Etait-il pour autant le meilleur émissaire ? Pas forcément.

Peu de temps après le départ de Ben Ali, le même expert ès droits de l’homme avait commis dans « le Monde » en février 2011 une déclaration qui fera date : « Ben Ali n’était ni un démocrate, ni un dictateur, mais plutôt un gangster éclairé ». Gangster, certes… mais en quoi Ben Ali était-il éclairé ? Espérons qu’il ne s’est pas lancé dans de trop grandes explications face à un Samir Dilou, ministre des Droits de l’homme, qui a passé dix-sept ans dans les geôles de Ben Ali.

La méfiance face au gouvernement tunisien actuel imprègne également la haute fonction publique, comme l’explique un sherpa socialiste de Bercy: « Beaucoup de hauts fonctionnaires durant les réunions ministérielles sur la Tunisie semblent penser que la France est trop appauvrie pour se payer le luxe d’aider les barbus tunisiens ». Beaucoup à Paris restent sceptiques face à la fine dialectique de Rachid Ghannouchi, aussi bien avec les modernistes qu’avec les salafistes de la mouvance qu’il incarne à lui seul. Mais les Français sont condamnés à changer de boîte à outils, à modifier leurs éléments de langage et à ne pas refaire les erreurs de l’ère Ben Ali, en fantasmant sur une Tunisie qui n’existe plus.

Ne serait-ce que par réalisme d’Etat, afin de sauvegarder de bonnes relations avec un des derniers pays francophones et francophiles d’Afrique !
 

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