in ,

« La force du régime réside en notre faiblesse »

Alors que l’Algérie semble depuis des années pratiquement effacée des écrans médiatiques français, la réalité politique et économique que vit la population est proprement désastreuse. D’où l’importance de cette longue interview du docteur Salah-Eddine Sidhoum, où cet infatigable militant des droits humains dans son pays propose une analyse remarquablement lucide de la situation.

Salah-Eddine Sidhoum, chirurgien, fait partie de ces trop rares militants des droits humains en Algérie qui mènent avec obstination depuis près de trente ans un combat opiniâtre pour la démocratie dans un pays qui ne l’a pratiquement jamais connue depuis son indépendance. Actif dès les années 1980 – lors de la terrible répression des révoltes des jeunes en octobre 1988, il avait alerté la presse internationale sur l’utilisation des balles explosives et de la torture –, il l’a été plus encore lors de années de la « sale guerre » déclenchée par les géné-raux algériens après le coup d’État de janvier 1992. Ce qui lui a valu d’être persécuté par le pouvoir et de plonger dans la clandestinité fin 1994 pour échapper à la mort. En fé-vrier 1997, mis en cause dans une affaire de « terrorisme » montée de toutes pièces, il a été condamné par contumace à vingt ans de prison.

En septembre 2003, il décidait de sortir de la clandestinité et de se rendre aux autorités. Suite à une grève de la faim et à une campagne internationale de solidarité, il a été jugé à nouveau et acquitté. Depuis lors, et jusqu’à ce jour, il a poursuivi son action pour la vérité et la justice et contre l’impunité, notamment en collaborant avec l’ONG Algeria-Watch (respon-sable d’un excellent site d’information sur l’Algérie) pour la production de dossiers sur les violations des droits humains commis par l’État algérien et l’élaboration de listes de disparus et de torturés.

Dans l’interview qui suit, publiée en mars 2007 par Repères, le nouveau mensuel du Front des forces socialistes (FFS, le principal parti d’opposition laïque au pouvoir), le docteur Sidhoum fait entendre une voix dissidente qui bat en brèche les discours de désinformation qui prévalent depuis trop longtemps en France sur la situation algérienne.

François Gèze

Algérie : interview de Salah-Eddine Sidhoum

« La force du régime réside en notre faiblesse »

Dix-sept mois après le référendum sur la « charte de la paix et la réconciliation nationale », quel bilan pouvez-vous établir ?

Lors d’un débat sur la chaîne El Jazeera consacré à la « réconciliation » dans notre pays et à la veille du carnaval référendaire et plébiscitaire fin septembre 2005, je qualifiais la charte imposée par le régime de « charte de l’impunité et de la supercherie na-tionale » (el moughalata el watania). J’aurais souhaité, malgré ma connaissance de ce régime « politique » sans scrupules, me tromper dans mon analyse. Dix-sept mois après, les faits confirment malheureusement mes dires.

Depuis cette mascarade référendaire, plus de quatre cents Algériens sont morts et près de mille autres ont été blessés suite aux violences politiques, selon le décompte des journaux et des agences de presse. Et nous savons que cette comptabilité macabre est nettement en deçà de la triste réalité.

Nos compatriotes de l’intérieur du pays assistent quotidiennement à des mouvements de troupes dans plusieurs régions, à des ratissages, à des pilonnages et à des bombardements des maquis par des hélicoptères de combat. Chaque jour apporte son lot de morts, de blessés et de désolation dans nos foyers. Nos enfants, civils et militaires, continuent de mourir pour une cause qui n’est pas la leur.

Quand on utilise tous ces moyens militaires, je crois qu’il s’agit bel et bien d’une guerre qui perdure et non d’opérations de « maintien de l’ordre » de sinistre souvenir – et encore moins de « terrorisme résiduel », concept si cher à certains mercenaires politiques. Mais le pouvoir, déconnecté des réalités et enfermé dans sa tour d’ivoire, son « Algérie utile », crie à la victoire (contre ses propres enfants !), à la réconciliation et à la paix… factices.

Tout comme la « concorde » initiée par les responsables de la police politique et couverte politiquement par le premier responsable du pouvoir apparent a échoué, la charte dite de la « réconciliation » est vouée à un échec cinglant, car les véritables causes politiques de la crise n’ont jamais été abordées et la Nation n’a jamais été consultée. Feignent-ils d’oublier que les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets et que toute solution qui n’emprunte pas le chemin du dialogue et de la concertation et qui ne s’appuie pas sur la volonté populaire est vaine ?

Élaborée dans les ténébreuses boutiques de la police politique et exécutée par le pouvoir de façade, cette « charte » était d’emblée verrouillée. Aucun débat contradic-toire n’était permis. Seuls les troubadours et les « meddahines » « boulitiques » étaient autorisés à s’exprimer pour encenser le texte, qui est d’une indigence intellectuelle et politique déplorable. La machine de l’action psychologique, bien rôdée depuis quatre décennies, était là pour « mobiliser » le peuple et lui faire approuver, malgré lui, le texte à la quasi-unanimité. Cette « charte » est venue consacrer la politique d’éradication et d’exclusion en cours depuis plus d’une décennie et la sacraliser.

Éludant les causes profondes de la crise et de la tragédie qui en a découlé, l’oligarchie, sous couvert de son pouvoir apparent, a décidé de régler de manière par-tiale et partielle les conséquences de ce drame national. Une véritable offense à la mémoire des victimes et une insane tentative de corruption de leurs familles.

Ce texte « plébiscité » par un peuple sans souveraineté et sans voix (l’Algérie des paradoxes !) et transformé en nouveau Coran du Calife Othman, pour reprendre Abdelhamid Mehri, consacre l’impunité totale des responsables de tous bords du drame national et de leurs exécutants. Les putschistes qui ont plongé le pays dans une mer de sang et de larmes, tout en s’auto-amnistiant, s’autoproclameront « artisans de la sauvegarde de la République ». Effectivement, ils auront sauvé leur République bananière et des containers, pour plonger l’Algérie et son peuple dans les abysses de la terreur et de la misère.

Ceux qui, hier, s’étaient dressés contre cette politique sanglante et avaient appelé, lors des années de braise, à une véritable réconciliation et à la paix des cœurs avaient été qualifiés de « traîtres ». Demain, ceux qui se dresseront contre cette supercherie nationale, cette paix des cimetières et cette amnésie générale seront criminalisés et passibles de trois à cinq années d’emprisonnement ! On aurait parlé de blague si la situation n’était pas tragique. Une véritable imposture ! Même les sinistres dictateurs latino-américains n’avaient pas osé cela.

Comment voulez-vous qu’avec toutes ses tares et ses inepties, cette dite « charte » puisse réussir à réconcilier les Algériens et ramener la paix dans leurs cœurs meurtris ? Je crois en réalité et pour reprendre une journaliste que, faute de pouvoir réconcilier les Algériens, cette farce référendaire a permis seulement à ce régime de se réconcilier avec ses vieilles pratiques totalitaires.

Quel est le processus à suivre pour aboutir à une véritable réconciliation ?

Il y a deux faits avant tout qu’il faudra préciser :

  •  la crise algérienne est avant tout une crise éminemment politique et sa solution ne peut être que politique. Cela doit être clair ;
  •  le régime actuel, juge et partie, responsable en premier lieu et en grande partie du drame national, est disqualifié pour résoudre sérieusement la crise.

    De ce fait, la véritable réconciliation nationale passe inéluctablement par une large consultation, franche et sincère, des principales forces et personnalités intellectuelles et politiques représentatives de la Nation, afin d’aboutir à une solution politique globale, après avoir cerné sans complaisance et en toute sérénité les causes réelles et profondes de la crise qui remontent en réalité à l’indépendance. Cela permettra de baliser le terrain politique sur des bases démocratiques, en vue de l’édification d’un véritable État de droit et de mettre définitivement un terme à cette violence politique initiée au lendemain de l’indépendance par ce régime et qui a fini par gangrener la société toute entière. C’est ce que j’ai appelé la Moussaraha nationale, qui aboutira à un véritable compromis politique historique. C’est le volet politique du processus.

    Ce n’est qu’après cela qu’on pourra résoudre définitivement les conséquences hu-manitaires et sociales de la guerre provoquée par l’acte irréfléchi qu’a été le coup d’État de janvier 1992.

    Le second volet est celui de la Vérité et du Droit. Il est impératif que les Algériens sachent ce qui s’est réellement passé durant ces années de sang et de larmes, durant lesquelles ont été commises les pires atrocités contre un peuple sans défense. À l’instar des pays qui ont vécu des drames internes, il est nécessaire de mettre en place une commission nationale pour la vérité et la justice. Soyons clairs sur ce point : vérité et justice ne signifient aucunement règlement de comptes ou vengeance. Et ce n’est qu’après celà que pourra éventuellement intervenir l’amnistie par l’autorité politique légitime. Car comme le disait mon ami Lahouari Addi : « Un assassin jugé et amnistié se comportera différemment d’un criminel innocenté. »

    La découverte de la vérité sur le drame national n’est pas seulement un droit pour les victimes et leurs familles, mais aussi un droit pour tous les Algériens afin de tirer les leçons en vue d’éviter d’autres tragédies à l’avenir et de mettre un terme aux ardeurs criminelles des aventuriers de tous bords.

    Car ce qui s’est passé comme horreurs durant plus d’une décennie, ce ne sont pas de simples faits banals à verser dans la rubrique des faits divers. La torture institutionnalisée, les exécutions sommaires, les disparitions, les viols et les horribles massacres sont des crimes contre l’humanité, imprescriptibles sur le plan du droit international et que nul décret ou référendum ne peut effacer. Des atteintes gravissimes aux droits de l’homme qui ne sont pas sans nous rappeler, dans beaucoup de cas, les crimes commis durant la guerre de libération nationale ne peuvent être occultés par une politique d’amnésie collective ni par la répression pour faire taire les témoins du drame.

    Après le référendum, le pouvoir a convoqué le corps électoral en vue des élections législatives. Quelle analyse faites-vous de la situation du pays à la veille de cette échéance ?

    La situation politique qui prévaut actuellement est la même que celle d’hier et d’avant-hier. C’est un statu quo mortel. La violence politique persiste, même si elle a nettement diminué. Les foyers d’opposition armée restent actifs. L’injustice, la hogra, la corruption et la misère alimentent et entretiennent ces foyers de révolte armée. Nous sommes entrés depuis 1992 dans une logique extrêmement dangereuse pour le pays. À la violence permanente du régime, qu’il a imposé au lendemain de l’indépendance comme moyen de gestion politique, répond maintenant une violence devenue endémique d’une jeunesse sans présent ni avenir, à travers les maquis et les émeutes. Les tensions entre le système obsolète et arrogant et la société poussée au désespoir par des décennies d’injustice et de mépris risquent de mener droit vers des lendemains plus chaotiques.

    Pour revenir aux « élections » législatives prochaines, il est difficile de parler d’élections dans un système perverti comme le système algérien, quand nous savons que toutes les élections depuis l’indépendance (à l’exception de celles de 1991) ont été traficotées par les « services » et leur administration. De véritables mascarades !

    Encore une fois, le pouvoir va mobiliser sa clientèle larbine et rentière, ce que j’appelle Ahl el wala oua el inbitah (famille de l’allégeance et de l’aplat-ventrisme) et organiser ce que le peuple appelle le « carnaval fi dechra » pour renouveler sa chambre d’enregistrement, dont la facticité et la vacuité ne sont plus à démontrer.

    Peut-on parler de vie politique quand nous savons que l’écrasante majorité des « élus » est désignée en réalité par les officines et selon des quotas bien définis dans le cadre d’une fausse carte politique adaptée à la conjoncture du moment et des « équilibres internes » ? Peut-on parler de vie politique avec un multipartisme de fa-çade, des partis préfabriqués servant de faire-valoir, un syndicalisme de service et des élections truquées en permanence ? Peut-on parler de vie politique avec un état d’exception qui date pratiquement de l’indépendance et officialisé depuis 1992 et dont la prorogation n’est qu’un grossier stratagème pour détourner l’attention de la population des problèmes sociaux inextricables ?

    Le fossé ne fait en réalité que se creuser entre les citoyens et ce pouvoir honni, ce qui approfondi et aggrave un peu plus la crise politique. Mais le régime n’en a cure. Sa violence est là pour faire rentrer son ghachi a beit etaâ (maison de l’obéissance). Pour les citoyennes et citoyens honnêtes de ce pays, s’inscrire dans la stratégie du pouvoir en participant à cette vie politique factice, c’est participer à leur propre destruction et à celle du pays.

    Des observateurs politiques relèvent que les élections n’ont pas réussi à résou-dre la crise dans notre pays, tandis que d’autres soutiennent que l’exercice de la politique n’est possible qu’au sein des institutions. Quel est votre avis ?

    De quelles élections et de quelles institutions parlez-vous ? Il est certain que les élections truquées et manipulées de bout en bout depuis l’indépendance ne pouvaient et ne pourront résoudre la grave crise politique que connaît notre pays, tout comme l’exercice de la politique, au sens noble du terme, est impossible au sein des institutions factices.

    Est-ce que vous partagez l’avis selon lequel le pouvoir est en dehors des institutions ?

    Là aussi il faudrait clarifier les choses. De quelles institutions parlez-vous ? S’il s’agit de véritables institutions, démocratiquement élues, elles n’existent pas. C’est pour cela que je persiste à dire qu’il n’y a pas d’État dans notre pays, pour la simple raison qu’il n’y a pas d’institutions issues de la volonté populaire. Quant aux institu-tions existantes, tout le monde sait qu’il s’agit d’institutions factices issues des labo-ratoires de la police politique et qui n’ont aucun pouvoir. Un décor en trompe-l’œil !

    Donc le régime d’Alger est bel et bien dans ses « institutions », taillées sur mesure pour le servir et constituer la fausse vitrine d’un régime « démocratique » aux yeux de l’opinion publique internationale – laquelle est loin d’être dupe pour avaler de telles couleuvres.

    Publicité
    Publicité
    Publicité

    Croyez-vous à l’existence d’une classe politique dans notre pays ? Ou partagez-vous l’avis selon lequel les partis ne sont que des machines électorales ?

    Il existe quelques individualités politiques de valeur, mais il n’existe pas de classe politique à proprement dite. À cela, il existe des raisons objectives et historiques. Nos élites ont toujours brillé par leur trahison, du moins en grande partie. Regardez un peu ce qui s’est passé durant la guerre de libération : seule une minorité avait rejoint d’emblée le combat libérateur et beaucoup ont été tués par leurs propres frères – le malheureux Abbane Ramdane en est un exemple frappant. Quant aux autres, ils avaient campé au carrefour des vents pour rejoindre tardivement Tunis ou les intri-gants des frontières. C’est cette lâche « désertion » qui a permis à des bravaches et autres aventuriers de prendre en main la révolution depuis 1962, avec les dérives que nous connaissons.

    Après 1962, le pouvoir a su phagocyter très tôt la majeure partie de notre « élite », tant intellectuelle que politique. Cette dernière a bradé el mebda [le principe] pour la khobza [le gagne-pain]. C’est ce que certains historiens ont appelé la « socialisation des élites ». Il faut avoir l’honnêteté de dire que l’Algérie n’est pas seulement malade de ses dirigeants corrompus, mais aussi et surtout de ses élites lâches !

    Le constat est déplorable. Les valeurs et les idéaux qui avaient fait la force de notre Nation durant la nuit coloniale ont pratiquement disparu, laissant place à la kfaza [aptitude à magouiller], à l’opportunisme, à la médiocrité affligeante et au trabendo politico-intellectuel. Les quelques partis représentatifs du début des années 1990 ont été pratiquement éliminés. Nous savons dans quel piège mortel est tombé stupidement le FIS en 1991, comment le FLN rénové d’Abdelhamid Mehri a été brisé en 1996 par le régime suite au « complot scientifique » organisé par d’ignares intrigants et comment votre propre parti, le FFS, qui reste l’un des rares espaces de liberté et de démocratie, si ce n’est pas le seul, est l’objet de manœuvres déstabilisatrices depuis plus d’une décennie.

    Le régime ne veut pas de classe politique réelle. Il a totalement perverti l’action politique en façonnant des partis et des pantins politiques de service (et contrôlés par les « services »). De véritables troubadours politiques qu’on agite à l’occasion des mascarades électorales et référendaires. Malek Bennabi disait à ce sujet : « La politique est une réflexion sur la manière de servir le peuple. La boulitique est une somme de hurlements et de gesticulations pour se servir du peuple. » C’est ce à quoi nous assistons depuis la supercherie démocratique de 1988.

    Le verrouillage des champs politique et médiatique, dans notre pays, est un secret de polichinelle. Mais est-ce que cela suffit pour expliquer le manque de dynamisme au niveau des partis politiques et de la société en général ?

    Le début du verrouillage politique et médiatique remonte à l’indépendance et à la prise sanglante du pouvoir par les imposteurs d’Oujda et de Ghardimaou. Il ne date pas du coup d’État de janvier 1992. Il fait partie de la stratégie de gestion politique du pays pour empêcher toute velléité politique autonome de s’organiser et de s’exprimer. Cela est un fait indéniable. Il y a aussi ce laminage par la violence, l’intrigue et l’infiltration des partis politiques représentatifs dont nous avons parlé précédemment et leur remplacement par des partis maisons corvéables et malléables à merci.

    Mais cela est de bonne guerre de la part du régime immoral dont on connaît la na-ture totalitaire et qui s’agrippe par tous les moyens au pouvoir. À quoi devons-nous nous attendre d’un système aussi véreux ? Mais à mes yeux, la lâcheté de nos « élites » intellectuelles et politiques est en grande partie, responsable de cette anesthésie politique. C’est ce vide sidéral qui permet à ce pouvoir de se mouvoir avec une aisance déconcertante. En réalité, la force du régime réside en notre faiblesse criarde à nous entendre sur des principes démocratiques communs et à nous organiser. Et le dernier drame national l’a éloquemment montré. Nous avons été sidérés par le comportement de nombreux « intellectuels » et « politiques » devant la tragédie de notre peuple. Beaucoup se sont trompés de cible et certains… de société !

    Je cite souvent le cas de la résistance des intellectuels tchécoslovaques, avec à leur tête Vaclav Havel, qui avaient à affronter non seulement la redoutable police politique de leur pays, mais aussi la tristement célèbre machine répressive soviétique. Ces consciences libres et incorruptibles n’ont pas eu peur de faire de la prison et de perdre leurs privilèges sociaux pour défendre leurs idéaux et servir leur peuple. Ils ont été ces minces lueurs qui ont éclairé leur société plongée dans les ténèbres du totalitarisme communiste, qui se sont transformées en une lumière éblouissante au lendemain de la chute du mur de Berlin, pour la guider sur la voie de la révolution de velours. J’entends déjà des « intellectuels » me dire : « Oui, mais la conjoncture internationale était différente. » Tous les prétextes sont bons pour se débiner et se soustraire à la lutte politique !

    Avons-nous une élite de cette trempe pour sortir la Nation algérienne des ténèbres de l’imposture politique ? La question reste posée…

    Alors quelle est selon vous, la démarche à suivre pour aider à l’émergence d’une représentation politique et sociale, capable d’engager le pays dans une construction démocratique ?

    La crise politique qui a provoqué le drame sanglant de la décennie écoulée persiste et s’aggrave, n’en déplaise aux propagandistes du pouvoir, à leurs thuriféraires et aux services de l’action psychologique qui essaient de faire croire à l’opinion publique internationale que la crise est derrière nous et que le pays a retrouvé sa quiétude. Elle est annonciatrice, à Dieu ne plaise, d’autres séismes beaucoup plus destructeurs que ce que nous avons vécu durant les années 1990.

    Il est plus que certain qu’il n’y a plus rien à attendre de ce régime, atteint d’une malformation politique congénitale incurable et qui, malgré son état de déliquescence avancé et la faillite sanglante qu’il a provoqué, refuse obstinément de partir. La situation peu reluisante du pays – qui n’a rien à voir avec la vitrine présentée par le régime – doit susciter en nous un véritable examen de conscience. Devons-nous rester impassibles devant la dramatique dégradation de la situation politique, économique et so-ciale et la pérennisation de la violence ?

    Il est impératif de mettre un terme à cette logique d’autodestruction dans laquelle le régime a claustré la société, en imposant la paix des cœurs et de la raison qui doit être la priorité des priorités. Tout comme il est impératif de sortir du champ politique artificiel, fécondé in vitro, pour entrer dans le champ politique authentique, qui reflète les réalités nationales et qui tienne compte des forces politiques véritables ancrées dans la société et imprégnées de ses valeurs culturelles.

    Il faudrait avoir le courage de briser la stratégie du pouvoir qui consiste à imposer les termes et les limites du débat et se projeter vers un changement radical et pacifique de système. S’inscrire dans sa stratégie, c’est être complice de cette faillite sanglante.

    Il est, enfin, plus que nécessaire de briser le cercle vicieux dans lequel est enfermée l’Algérie depuis 1962, à savoir celui d’un peuple sans souveraineté et d’un pouvoir sans légitimité. L’ère des tuteurs en col blanc ou en képi a provoqué assez de dégâts. Il est temps de mettre fin à l’usurpation du pouvoir qui dure maintenant depuis plus de quarante ans et de rendre la parole aux citoyennes et citoyens pour qu’ils puissent choisir souverainement et librement les institutions qui reflètent leurs réalités socioculturelles.

    C’est à ces conditions fondamentales et seulement à ces conditions qu’on pourra espérer un véritable changement. Pour cela, il faudra œuvrer à ce que les volontés intellectuelles et politiques sincères se rassemblent et s’organisent dans un cadre autonome, un forum de réflexion et d’action, en vue d’une construction démocratique réelle.

    Nous devons prendre l’initiative de réunir autour d’une table, dans le cadre de cette moussaraha [dialogue franc], toutes ces volontés sans exclusion aucune, pour mettre à plat sans complaisance et dans un climat empreint de paix et de sérénité, tous les problèmes qui nous ont divisé, le plus souvent artificiellement pour ouvrir la voie à la construction d’un État de droit. Nous devons cesser de subir dans notre propre pays pour devenir les acteurs de notre propre histoire et les maîtres de notre destin. Cela demandera le temps qu’il faudra, mais il est impératif de réhabiliter la pratique politique et d’aboutir au compromis politique historique dont j’ai parlé précédemment et à une alternative politique crédible à présenter à notre peuple en vue de ce changement radical et pacifique de régime. Nous avons une immense responsabilité historique dans cette phase cruciale de rétablissement du dialogue entre Algériens.

    Je crois que le peuple mauritanien d’une manière générale, et ses élites politiques et militaires d’une manière particulière, sont en train de nous donner une leçon exemplaire de réalisme politique et de démocratie. Avec beaucoup d’exigence morale et intellectuelle et une bonne dose de courage politique, faisons tous ensemble que le drame de ces années de sang et de larmes se transforme en une véritable résurrection d’une Algérie de dignité, de justice et de libertés démocratiques et que le sacrifice des dizaines de milliers de victimes ne soit pas vain.

    L’Algérie a signé la convention internationale pour la protection contre les disparitions forcées. Est-ce une avancée ?

    Non, c’est une blague ? !

    Quels sont les mécanismes à mettre en place pour aboutir à un dénouement juste et équitable de la question des disparus ?

    Il est vrai que la question des disparitions forcées est une question très sensible. Le régime semble avoir tranché dans sa charte de l’impunité et de la supercherie nationale en les considérant comme morts. J’avais évoqué ce triste sort lors d’une interview à un quotidien il y a deux années de cela, ce qui avait provoqué une réaction chez certaines mères de disparus, réaction entretenue par certaines personnes qui ont fait de ce douloureux problème un fonds de commerce très juteux, plus particulièrement Outre-Méditerranée.

    Je ne suis pas un adepte en politique de l’entretien des illusions, du nifaq [hypocrisie] et du mensonge. Il faut avoir l’honnêteté et le courage de dire la vérité à son peu-ple, même si cela vous fait perdre des plumes politiquement. Car notre modeste conception de la politique est d’être franc et servir son peuple et non lui plaire et le desservir.

    Je considère en mon âme et conscience que les planificateurs de cette éradication d’une partie de la population ont commis, concernant les victimes de disparitions forcées, un double crime contre l’humanité. En les enlevant puis en les exécutant som-mairement, probablement après d’horribles tortures. Tôt ou tard, les langues de délie-ront et la vérité éclatera. C’est le droit absolu, non seulement pour les familles mais aussi pour toute la Nation, de savoir qui a planifié et commandité ces enlèvements d’Algériens puis leur exécution sommaire et connaître les lieux secrets où ils ont été ensevelis.

    Donc je crois que même si la question des disparitions est délicate, nous ne devons pas la dissocier des autres crimes contre l’humanité commis durant cette guerre. Et ce sera le rôle d’une Commission Vérité et Justice à créer, d’enquêter sur tout cela et d’éclairer l’opinion publique et la Justice. Mais encore une fois, tout cela ne pourra être réalisé en toute liberté et équité que lorsque les Algériens se seront définitivement débarrassés de ce régime et auront posé les jalons d’un État de droit.

    Des militants des droits de l’homme se plaignent de l’absence d’un cadre de lutte. Votre avis ?

    Là aussi, il faudrait clarifier les choses. De quels militants des droits de l’homme parlez-vous ? De salon ou de terrain ? Je sais une chose (car j’étais et je suis toujours sur le terrain) : durant la guerre subie par notre peuple, lorsque des dizaines de citoyens étaient enlevés, torturés, exécutés sommairement ou tués dans les coins de rue et à l’époque où des dizaines de têtes sans corps et de corps sans têtes étaient jetés dans les rues, le nombre des militants des droits de l’homme se comptaient à peine sur les doigts des deux mains.

    L’occasion se présente pour rappeler le travail admirable fourni par mon frère de lutte, Me Mahmoud Khelili, rahimahou Allah [Que Dieu ait son âme], durant la sale guerre et au prix de sa vie. Un travail qui a permis en grande partie au monde de connaître la réelle et dramatique situation des droits de l’homme dans notre pays. Comme cette poignée de militants impénitents, Mahmoud n’avait pas besoin d’un « cadre de lutte » pour déchirer le voile du mensonge et de la désinformation à l’époque de la terreur institutionnalisée.

    Je reviens là aussi à Vaclav Havel et à la « charte 77 » pour le respect des droits de l’homme. Cette initiative, qui fut initialement une association « non agréée » (pour reprendre la phraséologie officielle algérienne) n’avait comme « cadre de lutte » que la prison et les minuscules appartements de la poignée d’intellectuels tchèques, avant de se transformer en un vaste mouvement politique libérateur du joug communiste.

    Il est vrai que maintenant, avec la condamnation par l’opinion publique et les ONG internationales du régime d’Alger pour ses atteintes massives à la dignité humaine – ce qui a tempéré un tant soit peu les ardeurs criminelles des exécutants du pouvoir –, nous assistons à une prolifération de militants ès droits de l’homme se bousculant aux portillons de certaines officines étrangères plus que suspectes, venues en Algérie pour leur « apprendre » les « droits de l’homme » et comment « voter », dans les salons feutrés de certains hôtels algérois…

    Le militantisme pour la dignité humaine n’est ni une fonction ni un service rendu. C’est un devoir pour tout citoyen d’une manière générale et de tout intellectuel et politique d’une manière particulière. Et il n’a besoin ni de « leçons » particulières ni de « cadre de lutte ». C’est un combat quotidien.

    Nos convictions et les valeurs civilisationnelles auxquelles nous croyons nous ont interpellés lors d’une période tragique que traversait notre pays, et nous avons pris nos responsabilités. Nous avons été les témoins acharnés des erreurs et des horreurs de ce régime. Nous avons témoigné de la triste et dramatique réalité algérienne. Et nous continuerons à témoigner aujourd’hui et demain pour faire éclater la Vérité, toute la vérité sur le drame vécu par notre peuple, quel qu’en soit le prix, en faisant nôtre le propos de feu Robert Barrat : « La vérité et la justice ont aujourd’hui besoin de témoins. Des témoins qui sachent au besoin souffrir le martyre sans mot dire. »

    Paru en mars 2007 dans Repères, le nouveau mensuel du Front des forces socialistes (FFS, le principal parti d’opposition laïque au pouvoir).

    Publicité
    Publicité
    Publicité
  • Laisser un commentaire

    Chargement…

    0

    Le Darfour et ses faux amis

    Joseph Samaha n’est pas martyr…. enfin !