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La Fontaine et ses sources orientales

La Fontaine, comme plus tard Victor Hugo, n’aura entrepris aucun voyage en Orient, mais comme l’auteur des Orientales, il aura su faire appel à des écrivains-voyageurs de ses amis, et il empruntera beaucoup de thèmes et de personnages à ces régions du monde. C’est que le XVII siècle est propice aux voyages vers le Levant ; un traité assez favorable à notre pays, conclu avec l’Empire Ottoman et connu sous le nom de Capitulations (du latin capitulationes, chapitres de cet « accord de coopération »), permet à nos négociants, nos diplomates, nos missionnaires, de se rendre, à titre privé ou officiel, dans les Etats turcs. On recense environ deux cents récits de voyage en français, et qui sont lus dans la bonne société parisienne ou provinciale, tout au long de ce siècle.

Ainsi, François Bernier (1620-1688), qui a étudié la médecine à Montpellier et s’embarque pour la Syrie en 1654, passe en Egypte et se rend en Inde où il exercera comme médecin du Grand Moghol Aurengzeb à Delhi pendant huit ans. Familier de Boileau, Racine, ses lettres sont lues par Chapelain chez le chancelier Seguier, où l’Académie Française tenait ses réunions. Ses récits de voyage et son Histoire de la dernière révolution des Etats du Grand Mogholparaissent en 1670-1671 et La Fontaine l’aura rencontré dans le salon de Madame de La Sablière, sa bienfaitrice. On peut dire que Bernier, excellent écrivain et philosophe gassendiste aura mis à la mode les rapports entre création littéraire et curiosité de l’Orient. De nombreuses fables ont bénéficié de ses observations. C’est également l’époque où Jean Chardin fait paraître, au retour d’Iran, La Perse et les Persans (1671 à 1675), Jean Baptiste Tavernier, autre huguenot, ses Six voyages en Turquie, en Perse et aux Indes (1611), tandis que Jean Thévénot les aura devancés avec la publication de ses récits de voyage en Turquie et en Egypte (1655 à 1659), auxquels les répliques de Molière dans Les Fourberies de Scapin auront beaucoup emprunté.

Plusieurs traductions d’ouvrages importants de la littérature arabe et persane, à la même époque, permettent au public cultivé de se familiariser avec des œuvres encore inconnues. En 1664, Le Pouvoir et les Intellectuels ou Les Aventures de Kalila et Dimna, d’Abdallah îbn Mouqaffah (mort en 756) fait connaître le plus grand ensemble de fables orientales d’origine indienne (un certain BIDPAl ou PILPAY les aurait composées), traduites en pehlevi (ancien persan) au VI° siècle, puis en arabe par un écrivain de famille mazdéenne de Bagdad. Le chef d’œuvre de la littérature universelle va devenir l’une des sources d’inspiration de La Fontaine, au même titre qu’Esope et Phèdre.

En 1647, Du Ryer rédige la première traduction en français du Coran. En 1654, GENTIUS présente le recueil de poèmes de SAADI, le Gulistan (qu’aimeront Diderot et Marceline Desbordes-Valmore) et en 1697, Barthélémy d’HERBELOT publie une encyclopédie orientaliste remarquable, Bibliothèque orientale ou Dictionnaire universel contenant tout ce qui fait connaître les peuples de l’Orient,ouvrage de référence pour deux siècles.

Le grand public est sensibilisé aux situations orientales par les dramaturges. MAIRE, en 1630, a fait jouer Soliman ou la mort de Mustapha, Tristan Lhermite, en 1656, La mort d’Osman, RO-TROU, en 1658 Cosroes, qui décrit une cour exotique aux mœurs tortueuses et sanguinaires. Corneille, dans Le Menteur (1644) fait référence aux Ottomans : « Je serai marié si l’on veut en Turquie » (v.1050), « Vous serez marié si l’on veut en Turquie » (v.1710), « Je serai marié si l’on veut en Alger » (v.1720). Molière également dans Les Fourberies de Scapin, après avoir emprunté son Médecin malgré lui à un conte du moyen âge Le vilain Mire, lui- même décalque d’un conte persan, Le devin menteur. Quant au « mamamouchi » du Bourgeois Gentilhomme, c’est un rappel « boulevardier » de la visite mémorable de l’envoyé de la Sublime Porte à Versailles, Soliman Agha, en 1669, qui avait frappé ses hôtes en offrant du café (dont Madame de Sévigné, se trompant deux fois, aura déclaré qu’il « passera comme Racine ») et en proposant d’acheter une jeune fille de la cour pour le Sultan. Louis XIV, ayant bien ri de la proposition, demanda à Molière de l’inclure dans une de ses prochaines pièces. Ce dernier fut conseillé par le Chevalier d’Arvieux, longtemps consul à Alger, et turcophone distingué.

Racine, quant à lui, avait soigneusement lu L’histoire de l’état présent de l’Empire Ottoman de Paul Rycault (1652), traduit en Français en 1670, et qui avait longtemps résidé à Istamboul, avant de composer Bajazet. Dans la préface de la pièce, on peut lire : « Je me suis attaché à bien exprimer dans ma tragédie ce que nous savons des mœurs et des maximes des Turcs ».

Dans les romans de l’époque, Ibrahim ou l’illustre Vassal de Mademoiselle de Scudery, Ibrahim de Prechac, ou Les mémoires du Sérail de Madame de Villedieu, le déguisement des personnages est transparent ; on retrouve la description de la société du temps, mais l’habillage est oriental et permet de déjouer la censure et les critiques hargneux. La Fontaine, comme ses contemporains, va puiser aux mêmes sources, utiliser les mêmes articles.

Il nous en prévient dans son Avertissement du second recueil des fables (1668- 1679) : « Je dirai par reconnaissance que j’en dois la plus grande partie à Pilpay sage indien « (variante de la transcription de « Bidpay »). Certains spécialistes pensent que le quart des fables est d’origine orientale, mais La Fontaine y trouve aussi le moyen de défendre ses idées.

Ainsi, dans Le Milan, le Roi et le Chasseur (XII, 12), dédié à S.A.S Mgr le Prince de Conti, prend-il la précaution d’ajouter « Pilpay fait près du Gange arriver l’aventure ». Il reconnaît, de toute façon, modestement ses emprunt
s, comme dans l’Epilogue du livre XI :

« Truchement (3) de peuples divers
Je les faisais servir d’acteurs en mon ouvrage
Car tout parle dans l’univers » (v. 5 à 7)

Il n’hésitera pas pourtant à oser critiquer les tentatives de Colbert (qui avait contribué à la disgrâce de Fouquet, son protecteur) d’établir, à l’image des Anglais, des compagnies pour le commerce avec les Indes (1664) ; il ose émettre cet avis dans Le Berger et la Mer (IV,2) :

« La mer promet monts et merveilles ; Fiez-vous y ; les vents et les voleurs viendront. » (v.31 -32)

Les allusions à son informateur François Bernier, le voyageur dont nous avons parlé et qui avait publié de 1674 à 1678 un Abrégé de la philosophie de Gassendi(en huit tomes…), sont également assez nombreuses. Nous en citerons deux : Dans Le Discours à Madame de la Sablière (IX), il parle de lui :

« En ces fables aussi j’entremêle des traits De certaine philosophie Subtile, engageante et hardie. »

Et dans L’Horoscope (VIII, 16), il rappelle sa théorie des atomes et la manière (rapportée de l’Inde) de dresser des horoscopes.

Mais dans L’Homme qui court après la Fortune et l’Homme qui l’attend dans son lit (VII, 12), le facétieux auteur se compare à son ami Bernier, qui avait évoqué devant lui l’empire du Grand Moghol et la ville de Surate, mais auquel il reprochait quand même son agitation :

« Le Japon ne fut pas plus heureux à cet homme
Que le Moghol l’avait été. »

Il lui fera un autre clin d’œil, en vantant le jardin de Madame de Châtelain à Clamart :

« J’aime cent fois mieux cette herbe
Que les précieux tapis
Sur qui l’Orient superbe
Voit ses empereurs assis. »

Hors les régions orientales, La Fontaine évoque aussi l’Amérique, qui commençait à être connue par ses expatriés ; parfois ce n’est qu’un rêve, et l’un des fils du Vieillard et les trois Jeunes Gens (XI,8) « se noya dès le port allant à l’Amérique. » Les héros de Les deux Amis (VIII, 11) « vivaient au Monomatopa ». Notre fabuliste se place dans la tradition de Montaigne en ce qui concerne le mythe du « bon sauvage », en général iroquois, et qu’il évoque dans son Poème du Quinquina (chant I, 1682), ou sur un ton critique vis-à-vis de notre société dansLa Discorde (VI, 20) :

« Gens grossiers, peu civilisés
Et qui se mariant sans prêtre et sans notaire
De la discorde n’ont que faire. » (v. L11 à 13)

L’Orient antique, c’est la Bible et La Fontaine, ancien séminariste et proche de Port Royal a lu avec attention la traduction de Sylvestre de Sacy. En 1671, il publie une paraphrase du Psaume XII et le 16 juin 1693, il fera lire devant l’Académie Française Dies Irae.

 

C’est aussi l’Egypte qu’il évoque dans le Tribut envoyé par les Animaux à Alexandre (IV, 12 en mentionnant en vers l’expédition d’Alexandre à l’oasis de Siwah, à la frontière libyenne, où il se fera reconnaître ’fils d’Ammon » :

« qu’un fils de Jupiter, un certain Alexandre… ». (v.6)

Est évoquée également l’Andalousie, ou le Maroc, dans le conte La Fiancée du Roi de Garbe (« Garbe », transcrit en espagnol « Algrave », province occidentale de l’Espagne et qu’on retrouve dans le nom géographique « Maghreb », l’Occident), ainsi que les échanges maritimes de l’époque avec l’Egypte (« Zaïn, soudan [=sultan] d’Alexandrie) ou la Palestine (« Joppe = Jaffa). L’empire ottoman est décrit à plusieurs reprises. Dans Le Dragon à plusieurs têtes et le Dragon à plusieurs queues (I, 12) on voit "l’envoyé du grand seigneur chez l’empereur d’Allemagne". L’anecdote est rapportée par Galland, le futur adaptateur des Mille et Une Nuits dans ses Paroles remarquables, bons mots et maximes des Orientaux (Vlll, 18).

L’allusion à la justice expéditive des « cadi » musulmans dans Les Frelons et les Mouches à miel (1,21) est emprunté à cette Histoire de la révolution du grand Moghol (1670, tome 2) de Bernier :

« Plût à Dieu qu’on réglât ainsi tous les procès
Que des Turcs en cela on suivît la méthode. » (v.31-32)

 

Le Bassa (=pacha) et le Marchand (VIII, 18) décrit l’occupation ottomane de la Grèce, la concussion des fonctionnaires turcs, et l’utilisation de café empoisonné pour se débarrasser des importuns ; de même la façon de négocier en introduisant une anecdote supplémentaire dans la trame de la fable. Tout cela naturellement a été soufflé par Bernier, et La Fontaine n’aura « recentré » sa conclusion relative à la guerre de Hollande que pour obtenir les faveurs royales.

Dans Le Rat qui s’est retiré du monde (VII, 3), on rend hommage pour l’inspiration aux « Levantin en leur légende ». En effet, l’attitude égoïste du religieux, peu solidaire de ses concitoyens, est une situation empruntée à Pilpay et à Ibn Al Al Mouqaffah : aux solliciteurs…

« Le nouveau saint ferme sa porte.
Qui désigne-je à votre avis
Par ce rat si peu secourable ?
Un moine ? Non, un dervis. » (v.31 à 34) (4)

Le sujet de la fable Le Corbeau et le Renard (1,2) est emprunté au folklore persan, mais là, le corbeau est le plus rusé et le renard se casse une dent (au sens propre) de colère d’avoir été battu.

Attribué à Esope, Le Villageois et le Serpent (VI, 13) vient également de Kalila et Dimna et souligne que les ingrats peuvent être punis. Le Loup et le Renard (XII, 9), d’origine persane également, constitue la revanche du renard ; bloqué au
fond d’un puits dans un seau qu’il avait utilisé pour croquer le croissant de lune qu’il avait pris pour un fromage, il s’en sort en faisant appel au loup « qui fut un sot de le croire ». Mais Persans comme Français n’ont pas à se croire plus malin que ces deux compères

« Ne nous en moquons point, nous nous laissons séduire
Par aussi peu de fondement. » (v.44-45)

La question de la religion est également évoquée sous deux formes ; par le rappel des extrémistes ismaéliens des XII et XII siècles, réfugiés dans la forteresse d’Alamout et qui seront exterminés par les Moghols ; dans Feronde ou le purgatoire (FV,6) on apprend que :

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« Vers le Levant de Vieil de la Montagne
Se rendit craint par un moyen nouveau « (v.1-2)

et dans la description de l’hypocrisie de certains pharisiens modernes ; il s’agit du personnage de « Grippeminaud » (nom emprunté à Rabelais, qui est bien présent aussi dans les Fables), ermite vénérable et respecté, à la manière du « chat » de l’épisode de Kalila et Dimna intitulé Le rossignol, le lièvre et le chat, et que La Fontaine rebaptise Le Chat, la Belette et le petit Lapin (VII, 16), et qu’il décrit ainsi :

« Un chat vivant comme un dévot ermite » (v.32)

« Un saint homme de chat, bien fourré gros et gras (v.34)

Mais cette réincarnation du « chat jeûneur » du poète persan Nasrollah Chirazi (milieu du XII° siècle) est tout aussi hypocrite :

« Grippeminaud, le bon apôtre…
Croqua l’un et l’autre » (v.43-45)

Il serait intéressant à ce propos de consulter l’ouvrage d’Olivier Bonnerot (5) pour se rendre compte à quel point sont proches Iraniens et Français dans le domaine de l’humour et du conte.

L’Inde est également souvent décrite ; Le Rat et l’Eléphant (VIII, 15) montre un équipage de maharanée :

« Sur l’animal à triple étage
Une sultane de renom […]
S’en allait en pèlerinage. » (v. 15-16 ; 19)

De même dans Le Songe d’un Habitant du Mogol (XI,4), la situation inversée du ministre cupide qui se retrouve en paradis car « Ce vizir quelquefois cherchait la solitude » tandis que le moine est condamné à l’enfer parce que « Cet ermite aux vizirs allait faire sa cour », pourrait être aussi valable en Occident. Il s’agit pourtant d’une anecdote rapportée par Dernier, qui avait aussi évoqué les bûchers de sacrifice de la religion hindoue, que l’on retrouve dans Jupiter et le Passager (IX, 3) :

 

« Il brûla quelques os quand il fut au rivage. »

La croyance aux « Djinns » (génies) est rapportée dans Les Souhaits (VII, 6) ; ils apparaissent sous le terme de « follets », qui peut être une traduction proposée par Bernier :

« Il est au Moghol des follets
Qui font office de valets. » (v.let 2)

Celui-là est transféré de l’Inde en Norvège :

« Et d’Indou qu’il était on vous le fit Lapon. » (v.25)

Satisfaire les vœux de ses maîtres indiens en guise d’adieu va provoqué des catastrophes, déjà commentées dans Le Livre de Sindbad le Marin, incorporé dans les Mille et une Nuits.

 

C’est cet autre voyageur, TAVERNIER, dont nous avons parlé plus haut, qui aura décrit à La Fontaine le système ottoman de recrutement des responsables administratifs, esclaves devenant gouverneurs et vizirs, puisqu’ils n’existait pas d’état de noblesse héréditaire ; il en était de même dans l’empire musulman de l’Inde. Le Berger et le Roi (X, 9) montre ainsi comment un berger devient premier ministre, fonction qu’il abandonnera volontiers, une fois menacé de disgrâce. Comme dans Le Bassa et le marchand, une anecdote à l’intérieur de la fable, celle de l’aveugle qui confond un fouet et un serpent, est aussi une technique du récit oriental. Enfin dans L’Ingratitude et l’Injustice des Hommes envers la Fortune(VII, 14), c’est l’organisation du commerce avec l’Asie du Sud-Est qui est évoquée, et notamment l’importation européenne de porcelaine chinoise.

On s’aperçoit combien La Fontaine avait bien retenu les leçons de ses informateurs ; pas d’erreurs anachroniques ; les personnages, s’ils ressemblent à nos ancêtres, sont empruntés à l’Orient proche ou lointain. Et ce vieux fonds commun, développé en Inde, en Iran, au Levant, en Turquie, nous paraît, par le génie de notre auteur, bien « de chez nous ». « La Fontaine est, pour nous, nos Mille et une Nuits, aussi riches, aussi variées, aussi désinvoltes et poétiques que les histoires de Shéhérazade » conclut Marcel Schneider.

La Fontaine, eût-il été persan, nous lirions toujours avec un savoureux intérêt ses mille et une fables, voire ses mille et un conte.

 

 

Notes :

 

(1) cf. La Lettre de la Rue Monsieur, n° 62, mars 1995

(2) Marcel Schneider, Le Figaro, 16 mars 1995

(3) « Truchement » est précisément un de ces mots, venus à l’époque de source arabo-turque pour indiquer le personnel français des traducteurs qui servait dans les consulats situés dans l’Empire ottoman (arabe : « torjman », turc : « drogman »).

(4) on dit aujourd’hui « derviche ». A rapprocher étymologiquement de « Darius »

(5) voir Bibliographie

Bibliographie

  • Olivier BONNEROT : La Perse dans la littérature et la pensée française au XVIII siècle. H. Champion, Paris, 1988.
  • Maurice BOUISSON : Secret de Shéhérazade. Flammarion, Paris, 1961.
  • Ibn al Mouqaffah : Le livre de Kalila
    et Dimna, 
    traduit par A. Miquel, Maisonneuve et Larose, Paris, 1986.
  • Jean de LA FONTAINE : Fables, Contes et Nouvelles ; notes de E. PILON, R. GROOS, J. SCHIF-FRIN. La Pléiade, NRF, Paris, 1954.
  • Juan VUERNET : Ce que la culture doit aux Arabes d’Espagne. Sindbad, Paris, 1

Nous remercions particulièrement notre ami Christian Lochon et l’association d’amitié France-Syrie

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