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La crise de l’universalisme français

Depuis quelques années, les débats qui agitent la société française sur la multiplicité de ses origines culturelles et la visibilité de ses appartenances religieuses révèlent un mal-être profond et persistant. D’un point de vue anthropologique, la France postcoloniale est confrontée à une crise de sa modernisation sociale et culturelle basée sur une vision universaliste de l’homme. Comme si, à la suite de son passé colonial mais aussi de sa participation à l’aventure européenne, la société française peinait à se regarder en face et à accepter ce qu’elle est devenue.

Depuis sa Révolution singulière et solitaire, la France a choisi d’être un terroir producteur d’universalisme. Du pays du Roi-Soleil fut formulée une équation concise dans laquelle des individus de toutes conditions et de toutes origines peuvent se reconnaître : Liberté, Égalité, Fraternité. Toutefois, cette patrie de l’universalisme aura eu des penchants différentialistes[1] qui s’exprimeront souvent de manière tragique à travers divers courants politiques. Lorsque, par exemple, le décret Crémieux de 1870 fit des Algériens juifs des citoyens français, la République fut différentialiste parce qu’elle signifiait par là aussi le déni d’accès à cette citoyenneté aux Algériens musulmans à qui allait être administré le code de l’indigénat de 1881 distinguant les citoyens des sujets français. L’inclination différentialiste s’exprimera durant la seconde guerre mondiale lorsque, sous l’Occupation allemande, cette même citoyenneté sera retirée aux juifs d’Algérie, et que sera imposé le port de l’étoile jaune et la déportation dans les camps de concentration nazis. L’empreinte du différentialisme se déploiera hors de la Métropole durant le règne colonial marquant durablement les rapports de la France avec les Africains noirs, les Malgaches, les Antillais et les Mélanésiens – et tout au long des 132 années de l’Algérie française où, en principe, il y aurait eu tout le temps pour « instruire et civiliser les indigènes » pour les mettre à niveau de la citoyenneté républicaine. De 1830 à 1962, l’Algérie aura été un champ d’expérimentation – et d’invalidation – de l’équation « liberté, égalité, fraternité ». D’une certaine manière, les banlieues urbaines françaises, où se sont concentrées les différentes couches de peuplement issues de la colonisation et de l’immigration[2], sont le nouveau champ d’expérimentation de cet énoncé à caractère universel.

Comme par effet de retour de son passé colonial, la France découvre à présent, avec stupeur et consternation, le différentialisme reflété dans l’agencement urbanistique de ses bas-fonds sociologiques. Ainsi l’urbanisme contemporain a conçu une gestion de la différence socioculturelle coagulée et agglomérée dans la ségrégation spatiale. Pour éviter le mélange des couches sociales et des cultures qui leur sont associées, on a pensé la mise au ban dans les périphéries urbaines, c’est-à-dire à l’écart du centre et de l’équilibre, de préférence à la verticale, dans les tours grises où s’entasse désormais une humanité plurielle, tout couleur, à la fois solidaire et dispersée.

Face à des jeunes Français dont il est souvent dit que – sans au fait chercher à savoir pourquoi – « ils n’aimeraient pas la France », face à des « sauvageons » tentés par l’intégrisme plutôt que par l’intégration, confrontée à leur délinquance chronique et à leur violence légendaire, à leur marginalisation économique et à leur émergence culturelle (au travers du langage, de l’humour, de la musique, de la danse et du sport), devant leur insistance éhontée à évoquer un passé refoulé (du tribut colonial aux faits d’armes de leurs aïeux à Verdun et au Mont Cassin) ou la contribution de leurs parents aux Trente glorieuses (1945-1973), la République laïque invoque, de manière répétitive et incantatoire, des « valeurs » immémoriales. Comme si, en scandant inlassablement ces valeurs – qui représentent aussi la domination d’une culture et d’une religion de souche majoritaires -, on pouvait exorciser la guerre des cultures qui se généralise (entre Noirs et Blancs, Juifs et Arabes)[3], différer l’examen introspectif, effacer la rétroaction des acteurs et des événements incriminés sur ces dites valeurs républicaines et laïques.

Thèse 1 : La diversité du monde selon Emmanuel Todd
(cliquez ici)

Il faut ici pourtant rappeler une évolution de type universel, celle qui engage la sécularisation des sociétés contemporaines dans une logique accrue de diversité et de multiplicité. La sécularisation ne simplifie aucunement l’évolution de ces sociétés, mais permet de gérer – avec un minimum de friction

  •  leur complexité croissante. L’opposition classique entre égalité et diversité
  •  une perception antinomique commune aux sociétés différentialistes et universalistes -, qui implique que la mise en acte d’une valeur signifie la renonciation de l’autre s’est fortement estompée au cours de la dernière décennie du fait que les sociétés contemporaines sont travaillées par la mobilité, le brassage, la multiplication d’appartenances culturelles de moins en moins liées à l’espace-temps physique et de plus en plus à l’univers ubiquitaire de la communication. C’est désormais un combat d’arrière-garde que de perpétuer une telle opposition.

    Or l’actuelle ethnicisation des débats, la dénonciation politique des racismes anciens, l’explication sociologique des racismes émergents, la fragmentation de la culture de la citoyenneté, la concurrence victimaire des survivants et descendants des camps de concentration nazis, de l’esclavage et du colonialisme n’augurent pas de la nécessaire mise en phase de l’universalisme français avec la mondialisation des peuples – cette mise en réseau évolutive et ascendante – mais plutôt de l’américanisation du traitement de la diversité culturelle. Au lieu de constater le rayonnement d’un universalisme français, assumant pleinement la pluralité de son héritage, sa grandeur et ses zones d’ombre – sur lesquelles l’histoire doit également faire toute la lumière -, on constate qu’en l’espace d’une décennie le différentialisme anglo-saxon s’est subrepticement déployé intra-muros. Dans le même temps, sur le plan international, la France poursuit inlassablement sa revendication du droit à la diversité et à l’égalité alors qu’elle reste la plus faible face à un certain hégémonisme politique, économique et culturel…

    En pleine montée d’islamo-judéophobie, scandée par l’annonce régulière de profanations de cimetières et de lieux de cultes, la publication du rapport Ruffin sur le racisme et l’antisémitisme[4] a constitué une étape symbolique importante dans la dérive différentialiste. La principale caractéristique de ce rapport censé être un texte d’orientation est son traitement asymétrique dans la prévention, la dissuasion et la répression du racisme et de l’antisémitisme. Les différentes expressions du racisme ne seraient pas équivalentes parce qu’en réalité hiérarchisables. Confrontés aux préjudices du racisme, les hommes ne seraient pas égaux puisqu’ils seraient comptables de leur origine et de leur confession qui définiraient, elles, la nature et le degré d’abjection de l’acte raciste dont ils auraient été victimes. On notera la contradiction : d’une part, le discours classique sur les valeurs laïques et républicaines répugne à l’expression et à la visibilité des différences culturelles, mais en ce qui concerne les formes diverses de racisme, on cherchera à différencier le traitement répressif selon l’origine ou la confession stigmatisée. Ce constat de recul de l’universalisme français ne peut être récusé d’un revers de main, c’est un diagnostic lucide émanant d’un observateur avisé. L’autorité et la compétence de l’auteur de ce rapport en imposent : en effet, c’est bien l’esprit visionnaire de l’Empire et des nouveaux barbares, une thèse magistrale parue en 1992, qui a projeté de façon plus fine que la pâle copie du Clash des civilisations un monde où le différentialisme est porté au rang d’enjeu géopolitique : « le semblable est égal, le différent est inférieur ». Tout est dit. Jean-Christophe Rufin définit une ligne de démarcation Nord-Sud, le limes qui distingue l’Empire et les terrae incognitae, le Centre et la Périphérie, l’équilibre et le non-équilibre, la sur- et la sous-humanité. « L’idéologie du limes est une morale de l’inégalité » annonçait Jean-Christophe Rufin (1992 : 205), le médecin revenu de la vision humanitaire du monde.

    C’est bien cette vision du limes, de la frontière entre les uns et les autres qui est plaquée non seulement dans le rapport sur le racisme et l’antisémitisme mais aussi dans notre inconscient collectif, la nouveauté étant la dimension fractale – l’invariance d’échelle – du limes qui distingue au sein même de la République des espaces centraux et périphériques, des citoyens de premier et de second ordres, des formes fondamentales et secondaires de racisme. Même la recrudescence de l’islamo-judéophobie relève d’un dualisme quasi ontologique, d’une différentiation axée Nord-Sud[5]. Comment donc ne pas relever l’identification instinctive des banlieues ou « quartiers sensibles » aux fameuses terrae incognitae où grouille le plus grand nombre en voie de sous-développement et de sous-intégration, ces zones de dissidence, de non-droit et de non-citoyenneté ?

    Thèse 2 : L’empire et les nouveaux barbares selon Jean-Christophe Rufin
    (cliquez ici)

    Il faut prendre acte que cette politique différentialiste qui s’exprime de plus en plus ouvertement au sein de l’hémicycle politique et sur la scène médiatique ne va qu’accroître encore la polarisation des différences et amplifier la violence de leurs expressions, parce qu’elle met précisément l’accent sur ce qui sépare et diverge, plutôt que ce qui relie et converge. Pour sortir de cette impasse conceptuelle – et peut-être même existentielle -, la seule solution qui aurait l’assentiment et la participation de tous consisterait à se ressourcer dans les trois termes lumineux de l’énoncé révolutionnaire à l’origine de l’universalisme français.

    Liberté. Il ne sied pas au pays et dans la langue de Voltaire d’entraver la pensée libre et critique, celle qui s’exprime de manière universitaire ou littéraire, par le pamphlet ou l’humour, même si elle offense la sensibilité des bien-pensants. De même il ne sert à rien d’étouffer la critique du fondamentalisme juif ou islamique, des errements et limites du sionisme et de l’arabisme (deux nationalismes qui ne doivent rien à la France, presque tout à la Grande-Bretagne). Plutôt que laisser dans l’ombre et nourrir la confusion entre les différences appartenances culturelles et politiques, il faut encourager la mise en perspective et en contexte de ces notions pour éviter les amalgames (islam=arabisme+islamisme ou judaïsme=sionisme) qui contribuent à développer le racisme ; le meilleur désinfectant contre ses plaies reste l’exposition en pleine lumière.

    Égalité. Dans la prévention, la dissuasion et la répression du racisme, l’exemplarité et la sévérité des actions à entreprendre doivent se baser sur un traitement égalitaire. Face à l’acte raciste, il faut postuler l’égalité des victimes. Ce qui peut et ne peut être fait ou dit à propos d’une appartenance communautaire, politique, culturelle et confessionnelle doit pareillement s’appliquer à toutes les autres formes d’appartenance. Face aux questions historiques comme l’esclavage des Noirs, les crimes du colonialisme, les génocides amérindien, juif, arménien, rwandais il s’agit moins de communiquer, de propager une « moraline » – cette morale dégradée dénoncée par Nietzsche – que d’enseigner ces tragédies de l’histoire.

    Fraternité. Dans un monde où l’hégémonie politique et la compétition économique se nourrissent d’une vision darwiniste de « survie du plus fort », la notion de fraternité recule dangereusement. Dans ce contexte d’affrontement généralisé, l’universalisme français peut contribuer à une meilleure entente entre les hommes sur les plans global et local. Dans les Relations internationales, la France opte le plus souvent pour un traitement égalitaire de règlement des conflits, en accord avec les solutions préconisées par le droit international. Si, par exemple, au cours de la période coloniale, elle a contribué à séparer les humanités judéo-arabes issues de l’Afrique du nord, elle est en mesure aujourd’hui de contribuer à leur réconciliation au nom de leur histoire commune. Le travail de mémoire sur la guerre d’Algérie, mais aussi tout l’arrière-plan culturel commun aux différentes migrations du Maghreb – qui constituent les principaux apports extérieurs de la démographie française, peuvent servir à retisser des liens issus d’un riche passé[6]. Plus généralement, l’analyse lucide et critique de l’histoire de l’esclavage et du colonialisme [7] peut être entreprise au nom justement d’une vision contemporaine véritablement fraternelle des citoyens.

    À la faveur de l’état des connaissances et de la mutation anthropologique de l’humanité à l’ère des technologies de l’information, l’enjeu civilisationnel est de repenser les notions fondamentales de liberté, d’égalité, de fraternité pour que leur approfondissement les relie plutôt qu’il ne les oppose à l’ineffaçable diversité de l’homme.

    ADDENDA

    Deux thèses pour mieux cerner la crise anthropologique de la société française

    Thèse 1  : la diversité du monde selon Emmanuel Todd (cliquez ici)

    Thèse 2  : l’empire et les nouveaux barbares selon Jean-Christophe Rufin (cliquez ici)

     

     

    Ce texte vient de paraître dans Nous autres, sous la direction d’Erica Deuber Ziegler et Geneviève Perret, Infolio éditions,Genève, Musée d’ethnographie, coll. tabou 1, 2005, 280 pages.

     

    BIBLIOGRAPHIE

    Abitbol Michel, Le passé d’une discorde. Juifs et Arabes depuis le VIIe siècle. Paris, Perrin, Collection « Tempus », 2003.

    Balibar Etienne, « Un nouvel antisémitisme ? » in : Antisémitisme : l’intolérable chantage. Israël-Palestine, une affaire française, ouvrage collectif. Paris, La Découverte, 2003.

    Benkirane Réda, Le désarroi identitaire. Jeunesse, islamité et arabité contemporaines, Paris, Cerf, 2004.
    http://www.archipress.org/reda/
    index.php ?option=com_content&task=view&id=61&Itemid=50

    Elmandjra Mahdi, Première guerre civilisationnelle, Casablanca, Toubkal, 1992.
    http://www.elmandjra.org/
    livre1/Tablematiere.html

    Huntington Samuel P., « The clash of civilizations », in : Foreign Affairs, Summer, v.72, n3, 1993.
    http://www.alamut.com/subj/
    economics/misc/clash.html

    Le Cour Grandmaison Olivier, Coloniser – Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Paris, Fayard, 2005.

    Rufin Jean-Christophe, L’Empire et les nouveaux barbares. Paris : Jean-Claude Lattès, 1992.

     

    Rufin Jean-Christophe, Chantier sur la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, Rapport au Ministre de l’intérieur, Ministère de l’intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales, Paris, 51 pages, 2004.
    http://www.interieur.gouv.fr/rubriques/c/
    c2_le_ministere/c21_actualite/2004_10_19_rufin/rapport_Rufin.pdf

    Sagot-Duvauroux Jean-Louis, On ne naît pas noir, on le devient. Paris, Albin Michel, 2004.

    Todd Emmanuel, Le destin des immigrés. Paris, Seuil, 1994.

    Todd Emmanuel, La diversité du monde. Structures familiales et modernité. Paris, Seuil,1999.

     


    [1] On entend par différentialisme la propension éthique et politique à percevoir, penser et administrer les hommes essentiellement en fonction de leurs spécificités ethniques et culturelles. Cette vision de l’homme se nourrit d’un relativisme culturel et s’oppose à l’universalisme qui, lui, postule l’égalité intrinsèque des hommes par-delà toutes leurs différences sociales, culturelles et religieuses.

    [2] Pour une étude démographique des apports des flux migratoires en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, cf. Emmanuel Todd, Le destin des immigrés. Paris, Seuil, 1994.

    [3] Pour une approche des questions identitaires des jeunes français dont l’ascendance familiale est africaine ou antillaise, cf. Jean-Louis Sagot-Duvauroux, On ne naît pas noir, on le devient. Paris, Albin Michel, 2004.

    [4] Cf. Jean-Christophe Rufin, Chantier sur la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, Rapport au Ministre de l’intérieur, Ministère de l’intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales, Paris, 51 pages, 2004. Disponible sur Internet : http://www.interieur.gouv.fr/rubriques/c/
    c2_le_ministere/c21_actualite/2004_10_19_rufin/rapport_Rufin.pdf

    [5] À l’opposé de cette différentiation entre islamophobie et judéophobie, le philosophe Etienne Balibar propose d’inclure ces deux formes pathologiques de rejet dans un même complexe, vers une notion généralisée de l’antisémitisme : « (…) je crois aussi que le contenu de l’antisémitisme s’est transformé. L’antijudaïsme ou « judéophobie » n’en forme plus, si ce fut jamais le cas, la réalisation unique. Il est devenu l’un des termes d’un couple qui reconstitue sur d’autres bases le mythe « sémite » du XIXe siècle, et dont l’arabophobie ou islamophobie constitue l’autre composante. » Etienne Balibar, « Un nouvel antisémitisme ? » in : Antisémitisme : l’intolérable chantage. Israël-Palestine, une affaire française, ouvrage collectif. Paris, La Découverte, 2003, p. 90.

    [6] Pour une histoire des relations judéo-arabes orientée selon une perspective maghrébine, cf. Michel Abitbol, Le passé d’une discorde. Juifs et Arabes depuis le VIIe siècle. Paris, Perrin, Collection « Tempus », 2003.

    [7]    Cf. Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser

  •  Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Paris, Fayard, 2005.
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    La crise de l’universalisme français, par Réda Benkirane
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    Thèse 1 : la diversité du monde selon Emmanuel Todd

    Les modes d’intégration des populations immigrées ont été largement répertoriés par les travaux du démographe français Emmanuel Todd. L’étude la plus exhaustive qu’il a réalisée concerne quatre grands pays occidentaux (France, Allemagne, Angleterre et États-Unis) et leurs comportements spécifiques à l’égard des populations issues de l’immigration[1]. Emmanuel Todd, chercheur à l’Institut National des Études Démographiques (INED, Paris) poursuit depuis une trentaine d’années[2] l’identification et l’étude des principales structures familiales de l’humanité et surtout comment celles-ci se reflètent et s’expriment au travers de différentes métaphysiques (hindouisme, bouddhisme, christianisme, islam) et idéologies (libéralisme, communisme, nazisme).

    Emmanuel Todd a pu ainsi définir un « jeu des 7 familles » qui se décline en plusieurs variantes et combinatoires à partir de quelques configurations de base (nucléaire/communautaire, endogame/exogame) et de certaines « valeurs fondamentales » (égalité/inégalité, autorité/liberté).

    Ainsi, par exemple à partir de la nature des relations verticales instaurées entre père et fils, Emmanuel Todd déduit une conception de l’autorité ou de sa négation. Pareillement, les relations horizontales entre frères disent l’inclination à l’égalité ou à son contraire. L’apport original de Todd consiste à interpréter la formation et l’évolution des « superstructures idéologiques » en fonction des fonds anthropologiques qui les sous-tendent. Des processus tels que l’alphabétisation, l’industrialisation et l’urbanisation sont à la fois déclencheurs de crise et d’anxiété métaphysique. Ces processus massifs et brutaux révèlent les inclinations profondes des structures sociales représentées par les modèles familiaux et les valeurs fondamentales qu’elles reproduisent et donnent à voir dans le mariage et l’héritage.

    Le communisme serait ainsi l’expression, en un Parti-État, des mécanismes de la famille communautaire exogame, autoritaire et égalitaire, qui régissaient les structures sociales traditionnelles russe, chinoise, vietnamienne et serbe. L’islam, quant à lui, refléterait les valeurs de la structure familiale communautaire endogame, égalitaire et peu autoritaire. Le monde anglo-saxon a pour modèle la famille nucléaire absolue, fortement marquée par une inégalité entre frères (au niveau de l’héritage par exemple), mais qui a eu pour corollaire de permettre tôt l’émancipation des femmes[3]. Les structures familiales révèlent des mentalités qui nous paraissent au premier abord contre-intuitives : ainsi l’athéisme, en niant Dieu, est une forme de parricide qui fait sens dans les sociétés où règne la famille de type autoritaire, mais ne peut s’imposer par exemple en terre d’Islam où prévaut la représentation d’un dieu miséricordieux et où l’autorité du père est peu significative (le corollaire sociologique se traduisant par une absence du « sens de l’État »[4]). Dans cet univers culturel marqué par la famille communautaire et endogame, elle-même transformée par l’urbanisation massive, « la conception mystique de la vie politique » ne peut aboutir à l’athéisme comme dans le cas des sociétés communistes, mais à la montée de l’intégrisme que Todd assimile à une phase violente de « transition culturelle » conduisant à l’achèvement du processus d’alphabétisation.

    La palette des fonds anthropologiques spécifiques que Todd esquisse met alors en scène les systèmes idéologiques de l’humanité que l’on peut ranger en deux grandes catégories : les différentialismes (États-Unis, Grande-Bretagne, Allemagne) focalisant sur l’inégalité et les universalismes (France, Monde arabe, Chine) articulés autour de la notion de fraternité.

    Les travaux de Todd et son idée-force selon laquelle les mentalités profondes sont réductibles à des types spécifiques de structures familiales posent un certain nombre de questions, notamment sur la force déterministe de la famille soumise à l’évolution et à la contingence. Comment les différentes structures familiales peuvent-elles évoluer dans l’environnement des mégalopoles, par exemple en fonction de la crise du logement et la pression du marché du travail ? Va-t-il de soi de se marier dans les villes indiennes, comme le Mahatma Ghandi et sa femme, à l’âge de 13ans ? Est-ce que le modèle arabe communautaire et endogame et les types africains de polygamie fréquente demeurent intangibles dans des villes comme Le Caire, Lagos, Dakar ou Casablanca ?

    Par ailleurs, il manque à la grille interprétative de Todd une analyse critique du différentialisme dont a témoigné la France dans ses rapports coloniaux – rapports sur lesquels il passe très rapidement, car le modèle universaliste français dont il fait tout de même la promotion n’explique pas la hiérarchisation des races et des cultures qui a prévalu durant tout le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle – et notamment en Algérie où l’identification nationale de ce territoire « outre-mer » avait un caractère absolu et définitif.

    Il n’en demeure pas moins vrai que les recherches démographiques d’Emmanuel Todd ont une base empirique qui est saluée jusque dans les milieux des sciences exactes[5]. Derrière l’hypothèse que la diversité des langues et des cultures « cacherait » une diversité de moindre magnitude mais autrement plus déterminante, celle des structures familiales, il y a un raisonnement profond et fécond.

    (retour à l’article principal)

     


    [1] Cf. Emmanuel Todd, Le destin des immigrés. Paris, Seuil, 1994. Ce livre de référence, qui date de plus de dix ans, souffre uniquement de déconsidérer l’hypothèse d’une influence récente de la culture de communication et de la globalisation économique, notamment à travers l’urbanisation et les migrations internationales, dans la transformation des structures familiales traditionnelles.

    [2] Emmanuel Todd introduit son étude exhaustive des structures familiales et de leurs rapports avec les mentalités et les structures idéologiques dans La Troisième Planète, Paris, Seuil, 1983, et L’enfance du monde, Paris, Seuil, 1984. Ces deux ouvrages ont fait l’objet d’une réédition sous le titre La diversité du monde. Structures familiales et modernité, Paris, Seuil, 1999.

    [3] « La famille nucléaire absolue se moque, au contraire, de l’égalité des frères, de la solidarité des mâles. Elle laisse se développer jusqu’à ses plus ultimes conséquences – égalitaires – le lien conjugal, et conduit au système anthropologique le plus féministe existant sur la planète celui des pays anglo-saxons. » Cf. Emmanuel Todd, La diversité du monde. Structures familiales et modernité, Paris, Seuil, 1999, p. 125.

    [4] « L’Islam, structuré par sa relation frère/frère, qui est horizontale, et de complicité plutôt que d’obéissance, ne peut mettre en pratique administrative ses théories collectivistes. » Emmanuel Todd, La diversité du monde. Structures familiales et modernité, op. cité, p. 158.

    [5] Ainsi le généticien des populations Luca Cavalli-Sforza reconnaît la pertinence de ce courant de pensée de la démographie qui a recours à l’anthropologie sociale : « Le Bras et Todd ont émis l’hypothèse très stimulante, bien que critiquée, que la structure de la famille influence fortement la vision politique. Le microcosme familial peut déterminer le macrocosme social (…) l’explication sociologique du rapport entre microcosme familial et macrocosme social me semble très vraisemblable, et la conservation de la forme de la famille en excellent accord avec notre théorie de la transmission culturelle ». Luca Cavalli-Sforza, Gènes, peuples & langues. Travaux du Collège de France. Paris, Odile Jacob, 1996, pp. 274-275.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    La crise de l’universalisme français, par Réda Benkirane
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    Thèse 2 : l’Empire et les nouveaux barbares selon Jean-Christophe Rufin

     

    La fin de la Guerre froide et la débâcle du système soviétique ont laissé le monde occidental orphelin d’un pôle antagonique. Avant que ne se profile définitivement, au sortir du XXe siècle, le nouvel ennemi idéologique incarné par l’islamisme – sorte de marxisme de l’islam -, c’est un profond abattement qui affecte la mouvance des tiers-mondistes alors que le néolibéralisme accompagne la promotion de la globalisation économique et que l’Occident s’apprête à commémorer le cinq-centième anniversaire de la « découverte » de l’Amérique. C’est dans ce contexte de mélancolie de la fin des grands récits explicatifs que voit le jour la thèse de Jean-Christophe Rufin, médecin humanitaire bien au fait des problèmes Nord-Sud.

    Pour décrire le nouveau désordre international issu de la chute du mur de Berlin, Rufin emprunte les métaphores usitées pour décrire l’évolution de l’empire romain, juste après la destruction de Carthage, et plus particulièrement la singularité de l’« expérience de perte » qui impose d’inventer de nouveaux ennemis comme espace de définition. La dimension anxiogène[1] de l’histoire imprègne la thèse d’une nouvelle polarisation déclinée cette fois-ci selon l’axe Nord-Sud. Tout comme La première guerre civilisationnelle de l’économiste marocain Mahdi Elmandjra[2] – première véritable esquisse théorique du conflit des civilisations -, L’Empire et les nouveaux barbares révèle qu’à l’origine du projet géostratégique, il y a simplement la peur de l’Autre, de son poids démographique et de sa déstabilisante mobilité. Mais à la différence d’Elmandjra ou du politologue américain Huntington (1993), Rufin ne focalise pas sur une religion (l’islam) ou un ensemble culturel (le confucianisme) ; l’ennemi de l’Empire est plus global, il se trouve au sud du limes. Ce sont les populations du Sud[3] qui représentent la menace confuse et diffuse, comme lorsqu’elles tentent, avec leurs éléments les plus pauvres et les plus jeunes, de s’infiltrer en Occident à travers certains points névralgiques (Tijuana, Gibraltar, Sfax, etc.), déjouant les contrôles de la police américaine des frontières, de la Guardia civil espagnole et des Carabinieri italiens, à moins qu’une « catastrophe utile » comme la pandémie du sida ne vienne tenter de réguler un tant soit peu leur démographie débordante. D’où, dans tous les cas, la nécessité pour la « civilisation du Nord » d’instaurer « une sorte d’apartheid mondial » pour maintenir son quant-à-soi existentiel.

    L’ambiguïté demeure quant à savoir si Rufin – qui s’avère être aussi un romancier (lauréat du prix Goncourt) – énonce ou dénonce le nouveau désordre mondial esquissé dans ses moindres détails. Cela importe peu finalement, dans la mesure où ce qui est remarquable dans sa vision des rapports Nord-Sud – même si elle naît dans une dérive des sentiments issue d’un désenchantement idéologique – c’est la pertinente crudité de son analyse.

    Aussi, lorsqu’il s’attaque au difficile chantier de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, Rufin revendique le « regard éloigné » cher à l’ethnologie de Claude Lévi-Strauss et reconnaît en préliminaire en savoir très peu sur ces questions. Nonobstant, le Rapport Rufin n’hésite pas à s’avancer bien au-delà des recommandations et de la méthodologie de la Commission Nationale consultative des Droits de l’Homme, notamment en distinguant coûte que coûte l’antisémitisme – proposant un observatoire spécialement dévolu à son identification – des autres formes de racisme. Pourquoi cette dichotomie d’approche alors que, de l’aveu même de l’auteur, le racisme « général » reste mal appréhendé[4] ? Rufin, ne s’arrête pourtant pas à cette première contradiction ; séparant l’antisémitisme et la « nouvelle judéophobie » des autres manifestations contemporaines de racisme, de manière aussi tranchée, il tient à rapprocher – ce qu’aucun organisme de lutte contre le racisme et l’antisémitisme n’a jamais envisagé – dans une même pathologie antisémitisme et antisionisme. Désignant notamment tous ceux, au sein de la mouvance altermondialiste, qui seraient tentés par ce qu’il nomme « l’antisionisme radical » et « l’esprit de Durban », il amalgame une forme patente de racisme et une critique politique de la répression des Palestiniens par l’État israélien. La radicalité de l’antisionisme mis à l’index par Rufin lui fait proposer un arsenal juridique pour « punir ceux qui porteraient sans fondement à l’encontre de groupes, d’institutions ou d’États des accusations de racisme et utiliseraient à leur propos des comparaisons injustifiées avec l’apartheid ou le nazisme »[5]. Dans la lancée, Rufin projette sa propre analyse du conflit israélo-palestinien, attribuant la responsabilité du déclenchement de la seconde intifada au président de l’autorité palestinienne[6] (ce qui l’aligne complètement sur la thèse officielle des autorités israéliennes et l’éloigne de la position beaucoup plus nuancée des autorités françaises). Nous sommes bien loin des préoccupations hexagonales du Ministère de l’Intérieur, et toujours aussi empruntés face aux remèdes à apporter aux fléaux du racisme.

    S’il a été abondamment critiqué, le Rapport Rufin présente un défaut majeur qu’aucun observateur n’aura relevé ; il reste indubitablement affecté du syndrome de L’Empire et les nouveaux barbares, marqué par l’embarrassante asymétrie dans sa perception de l’humanité et de la citoyenneté. Ce qu’il fallait démontrer.

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    [1] « Une civilisation ne peut contempler longtemps le vide autour d’elle sans être saisie par l’idée de sa propre mort. » Jean-Christophe Rufin, L’Empire et les nouveaux barbares. Paris : Jean-Claude Lattès, 1992, p. 15.

    [2] Cf. Mahdi Elmandjra, Première guerre civilisationnelle, Casablanca, Toubkal, 1992. Disponible sur Internet : http://www.elmandjra.org/livre1/Tablematiere.html

    [3] « Le Sud se voit désormais confié le rôle des nouveaux barbares face à un Nord supposé réunifié, impérial, dépositaire des valeurs universelles de la civilisation libérale et démocratique. » (Rufin 1992 : 17).

    [4] « Lorsqu’on aborde la question du racisme ‘général’, on entre dans un domaine plus vaste et plus mal défini que celui de l’antisémitisme (…) Mais surtout, le racisme est difficile à cerner à cause de la variété de ses expressions. » Cf. Jean-Christophe Rufin, Chantier sur la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, Rapport au Ministre de l’intérieur, Ministère de l’intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales, Paris, 51 pages, 2004, p. 32.

    [5] Cf. Cf. Jean-Christophe Rufin, Chantier sur la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, op. cité, p. 30. Rufin ne dit pas ce qu’il faut faire lorsque ces « comparaisons injustifiées », voire scandaleuses, émanent de la plus haute autorité du Conseil représentatif des institutions juives de France. Ainsi, Roger Cukierman, président du CRIF, s’exprimant à propos de la dimension médiatique du conflit israélo-palestinien, affirmait dans le quotidien israélien Ha’Aretz du 26 septembre 2001 : « Lorsque Sharon est venu en France, je lui ai dit qu’il doit absolument mettre en place un ministère de la Propagande, comme Goebbels. ». Cité par Sylvain Cypel, Les Emmurés. La société israélienne dans l’impasse, Paris, La Découverte, 2005, p. 270.

    [6] « Cependant, dès que l’on entre un peu dans le détail, on découvre facilement que cet antisionisme n’est pas la simple critique conjoncturelle d’une politique, mais bien une remise en cause des fondements même de l’État d’Israël. Depuis le lancement de l’Intifada Al-Aqsa par Yasser Arafat, le discours est en effet nettement régressif. Alors que les accords d’Oslo établissaient clairement la reconnaissance par tous du droit à l’existence et à la sécurité d’Israël, la thématique nouvelle du « droit au retour » des réfugiés palestiniens remet en question la survie même d’un État où les juifs du monde entier peuvent trouver la sécurité. » Cf. Jean-Christophe Rufin, Chantier sur la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, op. cité, p. 28.

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