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La communauté musulmane en France et le problème de sa « conscience historique » (2/2)

Dans un verset mettant en avant de multiples éléments que la perception sensorielle de l’homme découvre dans la nature, Allah dit : « n’as-tu pas vu que, du ciel, Allah fait descendre l’eau ? Puis Nous en faisons sortir des fruits de couleurs différentes. Et dans les montagnes, il y a des strates blanches et rouges, de couleurs différentes, et des roches excessivement noires. Il y a pareillement des couleurs différentes, parmi les hommes, les animaux, et les bestiaux. Parmi Ses serviteurs, seuls les savants craignent Allah »[1].

 Dans un autre verset, Allah affirme : « et c’est lui qui a étendu la terre et y a placé montagnes et fleuves. Et de chaque espèce de fruits Il y établit deux éléments de couple. Il fait que la nuit couvre le jour. Voilà bien là des preuves pour les gens qui réfléchissent »[2].

Appelant à une observation concrète du monde, Allah ordonne au Prophète Mohammed [PSL] de mettre en avant l’ensemble de la création comme preuve ultime de l’existence du Créateur : « dis : « regardez ce qui est dans les cieux et sur la terre » »[3]. Cette invitation à observer l’univers, s’explique par le fait que dans la perspective islamique la recherche rationnelle, la connaissance scientifique ou la démarche expérimentale sont avant tout perçues comme des moyens de connaissance et de rapprochement du croyant avec son Créateur.

Du fait, de la place centrale accordée à l’expérience sensible et à son esprit concret, Mohammed Iqbal affirmait que le Coran est « essentiellement anticlassique » car il s’oppose à la nature spéculative de la philosophie grecque qui s’attache à la théorie et négligeait les faits.

 Méthodologiquement le Coran appelle un retour au réel en accordant une place centrale aux données empiriques dans le processus de connaissance. L’importance de l’expérience était perçue, par le philosophe musulman, comme une « révolte intellectuelle contre la philosophie grecque »[4]. De cette « révolte intellectuelle », de cette « guerre prolongée » contre la pensée grecque, naquit la méthode inductive, basée sur l’observation et l’expérience, qui est un trait marquant de l’esprit de la civilisation islamique.

Dans cette perspective, l’expérience spirituelle, unissant l’homme à son Créateur, est perçue comme une expérience naturelle, permettant un examen critique, au même titre que les autres aspects de la connaissance humaine. L’expérience spirituelle, la connaissance de soi, au même titre que la connaissance du monde extérieur, est une source de connaissance humaine. Ici le tassawwuf, la science de la mystique musulmane, tel qu’a peu la développer un Abu Hamid al-Ghazali ou un Djalal ed-Din Rumi, a pour but de systématiser et conceptualiser l’expérience intime de la transcendance spirituelle.

Toutefois, l’expérience mystique n’est qu’une forme de savoir qui ne peut prétendre à lui seul à l’exhaustivité de la connaissance universelle. L’expérience intime est seulement une des sources de connaissance humaine parmi d’autres. « Selon le Coran, expliquait Mohammed Iqbal, il existe deux autres sources de connaissance, la nature et l’histoire, et c’est en captant ces sources de connaissance que l’esprit de l’Islam apparaît sous son meilleur jour »[5].

Ayant déjà donné un aperçu de l’importance qu’accorde le Coran à l’observation de la nature, nous nous intéresserons uniquement à l’histoire comme source de connaissance majeure pour le Coran. Dans l’esprit islamique, Allah se manifeste aux hommes au travers de la destinée et des cycles de l’histoire humaine mais aussi aux cours d’événements singuliers. De cette vision de l’histoire proposée par le Coran, les hommes peuvent tirer des lois de l’évolution historique permettant aux hommes de mieux appréhender leur présent et d’orienter leur action dans l’avenir.

De plus, le Coran invite les croyants a étudier l’histoire, « les jours d’Allah », afin d’y découvrir les signes de la présence du Créateur qui se manifestent à l’humanité. Ainsi, Allah nous invite à regarder l’histoire des générations qui nous ont précédé : « avant vous, certes, beaucoup d’évènements se sont passés.

Or, parcourez la terre, et voyez ce qu’il est advenu de ceux qui traitaient [les prophètes] de menteurs »[6]. Dans un autre verset, Il nous enjoint étudier l’histoire : « parcourez la terre et regardez ce qu’il est advenu de ceux qui ont vécu avant »[7]. La perception coranique de l’histoire, nous amène à replacer les évènements dans la longue durée loin des urgences provoquées par les contraintes de l’heure. Il ne s’agit nullement d’une manière de fuir les réalités du monde mais de les replacer dans une perspective plus large afin d’agir de manière plus efficiente sur celui-ci.

L’histoire sert à interpeller les croyants, à leur faire prendre conscience de la complexité du monde, et à les mettre en garde en s’appuyant sur l’exemple des peuples qui les ont précédés. Ceux-ci ayant durement payé leurs erreurs, ils sont présentés comme un contre-exemple pour les croyants devant éviter de commettre les mêmes fautes. S’adressant au Prophète, Allah dit  : « et raconte-leur l’histoire de celui à qui Nous avions donné Nos signes et qui s’en écarta »[8].

 Dans un autre verset, Allah explique : « ainsi faisons-Nous alterner les jours [bons et mauvais] parmi les gens »[9]. Ainsi, une lecture de l’histoire imprégnée par la vision coranique ramène les vicissitudes, les douleurs, les déceptions et les défaites du moment à des proportions relatives au regard des cycles historiques. Dans le même temps, la vision coranique nous enjoint de ne pas reproduire les erreurs qui ont déjà été commises. L’histoire permet à la fois de relativiser et de mieux comprendre le présent et de tirer des leçons des expériences passées.

Concernant l’histoire des prophètes relatée dans le Coran, Allah nous dit : « et tout ce que Nous te racontons des récits des messagers, c’est pour en raffermir ton cœur. Et de ceux-ci t’est venue la vérité ainsi qu’une exhortation et un rappel aux croyants »[10].  Alors que les musulmans subissaient des épreuves difficiles, le rappel de l’histoire venait les aider à supporter leurs conditions présentes et à préparer l’avenir.

L’histoire des prophètes, mais nous pouvons étendre le propos à l’ensemble de l’histoire humaine à partir du moment où nous lui donnons un cadre interprétatif adapté, est perçue comme un rappel apte à raffermir le cœur des croyants. Cela fait écho à un autre verset, ou Allah dit que « le rappel profite aux croyants »[11]. Dans un autre verset, Il ajoute : « dans tout cela il y a des signes pour tout homme plein d’endurance et de reconnaissance »[12].

Au-delà de la fonction de rappel et de raffermissement des convictions, Allah nous invite à tirer des leçons de l’histoire des prophètes pour notre propre expérience historique : « dans leurs récits il y a certes une leçon pour les gens doués d’intelligence »[13]. Ainsi, les croyants sont invités à tirer les leçons de ces expériences historiques afin de répondre aux problématiques qui se posent à eux dans un contexte historique différent. En retirant la quintessence de ces expériences, les croyants doivent orienter leur action dans un sens qui soit le plus proche possible des modèles proposés par le Coran.

Toutefois, l’intérêt du Coran pour l’histoire, comprise comme source de connaissance humaine, dépasse les simples indications de quelques évènements passés. Comme pour l’observation de la nature où le Coran nous invite à étudier notre environnement de manière la plus approfondie possible, les éléments d’histoire rapportés dans le récit coranique étant, avant tout, des invitations à étudier l’histoire de l’humanité dans sa globalité. Les expériences historiques d’événements non cités dans le Coran ou postérieur à la révélation coranique, sont aussi nécessaires à la compréhension du monde et peuvent donc être des leçons « pour les gens doués d’intelligence ».

Profondément imprégnées de l’esprit coranique, les premières générations de musulmans comprirent l’importance que revêtait l’étude de l’histoire dans l’édification de l’islam, en tant que religion et civilisation. L’appel du Coran à l’observation et à l’expérience, au développement d’une méthode inductive, à l’étude de l’histoire, la nécessité d’établir les dires exacts du Prophète ou la volonté de fournir aux générations futures des sources d’inspirations contribuèrent à produire de grands historiens tels que al-Tabari, Ibn Ishaq ou al-Boukhari.

Ce développement des sciences historiques, au sein de la civilisation islamique, était renforcé par la vision coranique qui développe un sens aigu de la réalité du temps et une conception de la vie comme un mouvement continu dans le temps. Ces éléments propres à la culture islamique permirent à Ibn Khaldoun d’envisager l’histoire comme un mouvement continu, collectif, marquant une évolution dans le temps.

Cette conception du temps historique posait les bases d’une vision globale de l’histoire, ne limitant pas le passé à quelques évènements ou à l’action de quelques individus mais le comprenant dans ces dimensions multiples et complexes. Dans cette perspective, comme l’écrivait Malek Bennabi, « l’histoire est une sociologie »[14] c’est-à-dire qu’elle s’attache à étudier les groupes sociaux, et leur évolution, dans leurs multiples dimensions.

Cependant cette conception de l’histoire, contenue en germe dans le message coranique et que développa Ibn Khaldoun, ne fut pas approfondie au sein de la civilisation islamique après la mort de l’auteur de la Muqaddima. L’homme post-almohadien, celui qui s’était réfugié pendant des siècles dans l’univers sclérosant d’un spiritualisme léthargique afin de ne pas affronter la réalité sociale de son déclin, n’était pas capable de développer une vision de l’histoire comme mouvement continu, collectif, marquant une évolution dans le temps car son analyse l’aurait confronté à la dégénérescence de la civilisation dans laquelle il évoluait.

D’une manière plus générale, le déclin de la civilisation musulmane se marquait par l’impossibilité de développer un esprit créatif, permettant une lecture dynamique des textes, qui faisait de « la fermeture des portes de l’ijtihad  » l’idéologie dominante du monde islamique. Mettant la fiction de cette « fermeture » en relation avec la décadence civilisationelle dont était victime le monde musulman, Mohammed Iqbal affirmait que cette fiction résultait de la « paresse intellectuelle qui spécialement dans les périodes de décadence spirituelle, transforme en idole les grands penseurs »[15]. Ainsi, la décadence touchait tous les aspects de la culture de l’Islam.

Au niveau de la perception de l’histoire, les conditions sociales du monde islamique n’étaient plus aptes à produire une réflexion conséquente sur les sciences historiques. Evoquant l’impossibilité du développement de l’œuvre d’Ibn Khaldoun dans le contexte de décadence de la civilisation islamique, Malek Bennabi écrivait qu’« elle ne pouvait plus s’imprimer dans le génie musulman qui avait déjà perdu sa plasticité propre, son aptitude à progresser, à se renouveler. Et l’impulsion coranique s’étant peu à peu amortie, le monde musulman s’est arrêté »[16].

La réflexion sur l’histoire ne reprit un nouveau dynamisme au sein de la culture islamique qu’avec la nahda dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. S’intéressant à l’histoire Mohammed Abduh fut un lecteur attentif d’Ibn Khaldoun qui n’avait pas fait école chez les hommes de culture appartenant à l’univers de l’islam. Il enseigna l’œuvre de l’auteur de la Muqaddima à l’Ecole Supérieure de Dar al-’ulum [la Maison des Sciences] du Caire ce qui marquait le rôle central des sciences historiques dans la nahda.

Voulant comprendre les causes de la décadence du monde arabo-islamique, les chefs de files du mouvement réformateur portaient une attention particulière à l’histoire dont ils voulaient tirer des enseignements afin d’agir de la manière la plus adaptée possible sur leur environnement social. Ainsi, en plus d’Ibn Khaldoun, Mohammed Abduh portait une attention particulière aux sciences historiques et aux sciences humaines qui se développaient en Occident.

 Il avait un intérêt particulier pour les écrits de Gustave Le Bon qu’il considérait comme un penseur social important[17]. En Algérie deux membres influents de l’association des ouléma, Ahmed Tawfiq al-Madani et Embarek al-Mili, écrivirent les premiers ouvrages sur l’histoire de l’Algérie en langue arabe[18] dans lesquels ils développèrent l’idée nationale algérienne.

Cependant, malgré l’intérêt développé pour l’histoire et les sciences humaines par les pionniers de la nahda, et nonobstant les invitations d’un Mohammed Iqbal à développer une méthodologie inductive dans l’analyse de l’histoire et des faits sociaux, le mouvement réformateur transforma rapidement certains problèmes socio-historiques en question théologique.

A « l’intelligence inductive », partant des réalités concrètes et correspondant à l’esprit « anticlassique » du Coran, s’est substitué l’ancienne méthodologie déductive, marquée par la pensée grecque, qui partait d’une pensée théorique pour comprendre le réel. La scolastique s’est substituée à la volonté d’expérimentation.

Le problème principal devenait la réforme théologique et non une refondation globale au sein de laquelle l’élément théologie aurait dû être repensé au même titre que l’ensemble des problématiques qui se posaient. Les problèmes socio-historiques étaient pensés comme étant avant tout des problèmes relevant de la théologie ce qui entrainait une « théologisassion » des problèmes des sociétés musulmanes.

La décadence était perçue comme relevant d’une mauvaise compréhension de l’islam, d’une mauvaise application de la religion musulmane ou encore d’un « déficit », collectif, de foi. Cela minorait l’importance des faits sociaux à l’origine de cette décadence et empêchait la production d’une réflexion profonde sur les causes sociales de la situation du monde arabo-islamique.

Cette perception des problèmes socio-historiques produit une vision de l’histoire, majoritairement partagée au sein du mouvement islamique, en rupture avec une conception de la vie comme un mouvement continu dans le temps. L’histoire, et plus particulièrement l’histoire de la civilisation musulmane, était perçue comme une lente déchéance depuis l’époque de la révélation.

L’ensemble de cette histoire ne pouvait être pensé comme une totalité, un héritage global, dont « les gens doués d’intelligence », pour reprendre la formule coranique, auraient tiré un enseignement pour comprendre la situation de l’heure. Ce rapport problématique à l’histoire, empêchait de tirer des leçons, de faire un bilan des ruptures indispensables avec certaines « traditions » ou d’effectuer un véritable travail de discrimination au sein de l’héritage civilisationnel musulman. La perception de l’histoire, comme une longue déchéance, était porteuse d’une quête perpétuelle, et impossible, de la « pureté des origines ».

Les tenants de cette vision réductrice de l’histoire ne revendiquaient pour héritage que la seule expérience historique du Prophète [PSL] et des premières générations de l’islam, le reste de l’histoire de la civilisation musulmane étant marqué du sceau disqualifiant de la « décadence ». Du fait, de la non compréhension de l’évolution historique comme d’un processus continu, l’histoire de la civilisation islamique n’était pas incorporée comme héritage.

Cela ne permettait pas de prendre en compte l’expérience historique de l’ensemble de la communauté musulmane – oumma –, et de son espace géographique propre, qui n’était pas considéré comme lieu d’incarnation de l’islam historique. « L’islam désincarné » n’était porté par aucun groupe humain et aucun espace géographique mais demeurait, au même titre que la notion de oumma, un concept purement idéel.

De la période de longue déchéance étaient seulement sauvegardées quelques figures marquantes dont la principale qualité était de s’être efforcée de vouloir renouer avec la « pureté des origines » car le reste de l’héritage historique était perçu comme étant entaché d’impureté. Ainsi, le mouvement islamique ne conserva de l’histoire de la civilisation islamique que quelques figures telles que celles de Abu Hamid al-Ghazali, de Ibn Taymiyya ou de Mohammed Ibn Abdelwahab.

 Dans l’histoire contemporaine, il retint uniquement l’action des pères fondateurs de l’islah, telles que Djamal ed-Din al-Afghani, Mohammed Abduh ou Mohammed Rachid Rida, et celui de créateurs d’organisations particulières qui, chacune, mirent en avant la figure de leur fondateur : Saïd en-Nursi pour le mouvement nurdju en Turquie, Abdelhamid Ibn Badis pour l’association des ouléma en Algérie, Hassan al-Banna pour les Frères Musulmans ou Abu al-A’la al-Mawdudi pour le Jamaat-e-Islami dans le sous-continent indien.

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C’est de cette vision de l’histoire, portée par une « déviation » au sein du mouvement islamique, qu’héritèrent les « jeunes » musulmans qui, en France, s’investirent dans le travail islamique à partir des années 1980. Cette vision leur avait été transmise par les étudiants musulmans du monde arabe qui étaient venus poursuivre leurs études en France. Ils leur transmettaient la vision de l’histoire développée par la majorité des mouvements islamiques existants dans le monde musulman.

Ces mouvements n’incorporaient pas comme héritage l’histoire de l’ensemble de la civilisation islamique et les expériences des mouvements politiques et culturels, non organiquement rattachés à l’islah, qui les avaient précédés. L’expérience historique des mouvements nationalistes, même ceux qui étaient profondément marqués par les idées de l’islah, comme au Maghreb[19], n’était pas assimilée et revendiquée comme partie intégrante de leur histoire. Vivant dans un déni du passé, ayant une conception de la oumma purement idéel et une vision de l’islam essentiellement désincarné, ces mouvements se positionnaient dans l’histoire comme s’il ne s’était rien passé entre les premières générations de l’islam et leur constitution[20].

Cette conception de l’histoire ne pouvait pas permettre aux musulmans qui commençaient à s’investir dans le travail islamique, de se réapproprier l’héritage historique de l’expérience spécifique de l’immigration et des mouvements nationalistes maghrébins. En effet, ces expériences relevaient, selon cette conception de l’histoire, de la longue période de décadence de l’islam et étaient entachée d’un « défaut d’islamité ». Professant un « islam désincarné », en rupture avec son environnement social, ils ne pouvaient pas s’inscrire dans l’héritage socio-historique de leur communauté.

Dans la région lyonnaise, selon Saïda Kada, il fallut attendre le choc de « l’affaire Kelkal » pour commencer à remettre en question cette perception de l’histoire[21]. Du fait de la place importante de cette région dans l’histoire des luttes de l’immigration, d’où parti la marche pour l’égalité de 1983, nombre de personnes impliqués dans le travail islamique avaient déjà intégré l’histoire comme une dimension importante de leur engagement[22].

Mais, par l’ancienneté de ses structures associatives musulmanes, la région lyonnaise fait encore figure d’exception dans le paysage islamique de l’hexagone où bon nombre d’acteurs musulmans continuent à se mouvoir dans le déni du passé. La communauté musulmane – oumma – reste souvent une notion idéelle en dehors de tout ancrage socio-historique. L’islam enseigné, demeure un « islam désincarné » ayant pour seule référence l’historique les premières générations de l’islam et sans prise en compte de l’ensemble de l’héritage civilisationnel musulman.

Contre « l’islam désincarné » percevant la oumma comme une notion purement idéelle, Ali Shariati, interprétant la notion coranique de « communauté du milieu » [23], s’attachait à définir la communauté musulmane comme une communauté incarnée dans un contexte socio-historique particulier : « la « communauté du milieu », ommatan vasatan[24], est un groupe qui se trouve à l’intérieur du champ d’action et non une communauté géographique et mécaniquement au centre, au milieu, c’est-à-dire à égale distance de ce qui l’entoure. […] le milieu veut dire que cette ommat se pose à l’intérieur du temps, de l’espace, de la confrontation des forces sociales et des positions intellectuelles. […] Une telle présence la conduit à se situer, à définir ses positions, à distinguer l’ami de l’ennemi, à orienter son appréhension du monde. […] Elle doit pour se préserver prendre conscience clairement de sa situation, s’orienter convenablement face à ces dangers et s’appuyer sur une vigilance sensible et intelligente »[25]. Prendre conscience de sa situation, comme nous y invite Ali Shariati, commence par prendre conscience de sa situation dans l’espace et dans le temps donc par le développement d’une « conscience historique ».

Le développement de cette conscience au sein de la communauté musulmane et une historicisation de la oumma, nous semble devoir être une impérieuse nécessité pour deux raisons principales : premièrement, et de manière fondamentale, parce que cela correspond à la méthodologie inductive du Coran qui nous demande d’étudier l’histoire afin d’en retirer des enseignements nous permettant d’agir sur notre environnement ; deuxièmement, de manière plus conjoncturelle, le développement d’une réelle conscience historique est seule à même de répondre au déficit de la culture politique au sein de la communauté musulmane vivant en France.

Le développement de cette « conscience historique » doit nous permettre de mieux comprendre notre situation dans l’espace et dans le temps afin de percevoir de manière plus distincte le monde qui nous entoure. Car si nous ne pouvons connaître le devenir historique, la compréhension de certaines lois de l’histoire que le Coran nous invite à étudier, peut nous permettre d’orienter notre action pour construire le monde à venir.



[1] Coran 35 : 27-28

[2] Coran 13 : 3

[3] Coran 10 : 101

[4] Iqbal Mohammed, Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam, op. cit., page 129

[5] Ibid., page 128

[6] Coran 3 : 137

[7] Coran 30 : 46

[8] Coran 7 : 175

[9] Coran 3 : 140

[10] Coran 11 : 120

[11] Coran 51 : 55

[12] Coran 14 : 5

[13] Coran 12 : 111

[14] Bennabi Malek, Vocation de l’Islam, Paris, Ed. Seuil, 1954, page 21

[15] Iqbal Mohammed, Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam, op. cit., page 178

[16] Bennabi Malek, Vocation de l’Islam, op. cit., page 26

[17] Merad Ali, « L’enseignement politique de Muhammad Abduh aux Algériens (1903) », Orient, n°24, 1963.

[18] Cf. Madani Ahmed Tawfiq, Kitab al Djazaïr, 1931 ; Mili Embarek, Tarih al Djazaïr fil quadim wa al hadith, 2 tomes, 1928-1932.

[19] Au Maroc, le leader nationaliste et ancien professeur de l’université Qarawiyne, Allal al-Fassi fut l’un des principaux diffuseurs des idées de l’islah dans son pays. En Algérie, le mouvement nationaliste révolutionnaire qui gérait plusieurs dizaines de médersa avant le 1ier novembre 1954, était, pour une part importante de ses militants et de ses cadres, acquis au vu de l’islah au niveau religieux et culturel.

[20] Cette perception mystifiante et mystifiée du passé fut l’objet de débat interne à ces mouvements. Face aux contraintes du monde réel, elle fut révisée de manière plus ou moins rapide et plus ou moins profonde. Sur les débats relatifs à l’histoire au sein des mouvements islamiques, notamment au sein du mouvement tunisien, Cf. François Burgat, L’Islamisme au Maghreb : les voix du Sud, Paris, Payot, 1995.

[21] Entretien avec Saïda Kada, « Femmes musulmanes et engagées », in. Histoire politique des immigrations (post)coloniales, France, 1920-2008, op. cit., page 225-232.

[22] Sur la marche pour l’égalité cf. Abdallah Mogniss, « 1983 : la marche pour l’égalité », URL : http://www.indigenes-republique.fr/article.php3 ?id_article=251

Dans le cas de l’Union des Jeunes Musulmans, Abdelaziz Chaambi expliquait : « lorsque nous avions lancé l’UJM et les premières conférences et les congrès nous avions mis en avant une vision et une lecture globale de l’islam en imbriquant volontairement la spiritualité avec la lutte contre le chômage, la délinquance, l’échec scolaire ou l’engagement citoyen et politique ; à la même période nous avions lancé les premières manifestations de soutien à la résistance Afghane , Bosniaque , Libanaise ou Palestinienne, et le combat de nos frères contre les dictatures des pays d’origine ». Entretien, novembre 2008.

[23] Coran 2 : 143

[24] Transcription du persan.

[25] Shariati Ali, Histoire et destinée, Paris, Ed. Sindbad, 1982, page 35-36

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