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LA CHARGE ET LE SENS

I. Liminaire

Peu d’entre nous ignorent le débat qui a fait et fait encore rage en Europe, dans le monde arabo-musulman et ailleurs sur les caricatures de Muhammad, le prophète de l’Islam. Plus qu’un débat, il s’est agit d’un véritable phénomène de société qui, en un rien de temps, a transgressé les frontières pour engendrer un peu partout dans le monde indignation et manifestation d’une part, réplique libertaire et répression – selon le pays – d’autre part[1]. N’étant ni journaliste ni politologue, je rappellerai les « faits » de manière sommaire, en accordant une importance minime aux dates exactes, personnes et organismes impliqués. J’espère que l’on ne m’en tiendra pas trop rigueur et que l’on comprendra que cela n’a guère d’utilité en ce qui concerne le sens du propos que je souhaite exposer.

Le 30 septembre 2005, le quotidien danois Jyllands-Posten publie un recueil de douze caricatures satiriques intitulée « Visages de Mahomet ». La réaction ne se fait pas attendre : les musulmans danois et ceux qui les soutiennent dénoncent cette publication, son irrespect, sa forte teneur en stéréotypes anti-islamiques et le caractère unilatéral de son jugement vis-à-vis du prophète de l’Islam, lequel est par exemple représenté avec un turban en forme de bombe prête à exploser. Malgré le climat tendu au Danemark depuis quelques temps en raison d’une forte poussée de l’extrême droite, on croit encore, et on espère, début octobre, que le problème ne s’exportera pas, ou du moins qu’il ne connaîtra pas de péripétie ultérieure majeure[2]. C’était sans compter la décision de plusieurs grands quotidiens européens qui, au nom de la liberté d’expression, publient les caricatures parues dans le Jyllands et en rajoutent parfois quelques unes de leurs crus[3]. La flamme est ravivée et la médiatisation de la décision de republier ces caricatures est vécue par les musulmans du monde entier[4] comme un affront, une humiliation et une provocation.

Je n’en dirai pas plus sur les faits, sous peine de perdre le lecteur avec des informations dispensables. Dans les pages qui vont suivre, je me propose d’exposer quelques réflexions non pas sur l’aspect factuel de l’événement des caricatures, mais sur sa signification profonde, ce qui implique de faire l’étiologie du malaise provoqué. Deux tâches complémentaires m’apparaissent alors nécessaires. D’une part étudier la relation spirituelle primitive du croyant musulman à son prophète. D’autre part voir en quoi les caricatures sont venues bouleverser l’équilibre de cette relation et gêner l’en-soi de sa donation en modifiant, au travers d’un certain type d’image, l’idéalité religieuse, historiquement fondée, de Muhammad.

II. Le statut prophétique de Muhammad comme bouclier.

Muhammad Ibn Abdallâh naquit autour de l’an 570 de notre ère en Arabie polythéiste, dans le clan des Banou Hachim de la tribu des Qouraychites. Pendant son enfance déjà, son entourage voyait en lui un être exceptionnel, ayant fait l’objet d’une bénédiction toute particulière. Orphelin très jeune, il est confié à son grand-père avant d’être, à la mort de ce dernier, adopté par son oncle, Abou Talib. L’enfant vivra avec sa famille d’adoption dans des conditions précaires, voyageant et aidant aux affaires de son oncle. Selon certains récits, c’est un moine chrétien nommé Bahira qui reconnaît le premier en lui le prophète annoncé par les Ecritures. Le moine semble également avoir loué chez lui les qualités que ses proches lui connaissaient depuis son enfance : droiture, fidélité, honnêteté et dévouement[5].

La vie de Muhammad s’écoule jusqu’au moment de l’élection. Il n’est pas question ici de s’étendre sur les circonstances de ce moment. C’est la raison pour laquelle je me contenterai de citer un joli passage du Mahomet de M. Gaudefroy-Demombynes : « Allah veille à la conception de tout être humain, mais il favorise particulièrement celle des prophètes ; de même que l’esprit ruh a apporté le souffle d’Allah dans le sein de Marie, mère de Jésus, un ange transmit à Muhammad Abdallâh un rayon de la lumière divine nûr »[6]. De méditations en visions, le statut prophétique de Muhammad se confirme. C’est précisément ce statut qui confère au personnage l’aura dont il jouit et la révérence dont il fait l’objet aujourd’hui de la part des adeptes de l’Islam. Par conséquent, il me semble particulièrement important d’essayer de comprendre en quoi le statut prophétique de Muhammad est conçu comme un bouclier contre la dégradation du temps et de l’histoire. Cela devrait nous permettre de commencer à entrevoir pourquoi toute atteinte à sa personne est systématiquement considérée, de l’intérieur, comme une attaque collective contre la communauté musulmane.

Le statut de prophète ne ressemble en rien aux autres. Dans la tradition monothéiste au moins, ni le mystique ni le chef politique, ni le riche commerçant ni le guerrier, ne peuvent l’égaler dans l’esprit des croyants. Bien que de nombreux prophètes, y compris Muhammad, aient regroupé plusieurs des fonctions précitées, l’essence du prophétisme réside dans une caractéristique différente qui les surpasse toutes et de loin. Le prophète se voit octroyer son statut par Dieu lui-même. Il est un homme choisi par Dieu pour accomplir un dessein bien précis dont la grandeur le dépasse ; un homme élu parmi d’autres hommes pour jouer un rôle particulier au sein de l’histoire. Le prophète se fait réceptacle[7] d’un message qui a généralement vocation à se répandre parmi les hommes, à véhiculer des idées justes et des symboles à penser, et à essaimer des valeurs nouvelles et salvatrices. En somme, le prophète est un homme dont le statut, construit par la mission même qui lui a été confiée par Dieu, attire, séduit et force le respect de tous ceux qui reconnaissent effectivement en lui un messager de la parole divine.

C’est ainsi que Muhammad est considéré par les musulmans depuis des siècles. Cependant, il faut préciser que le sentiment de respect absolu que tous lui vouent ne fait pas pour autant du prophète de l’Islam autre chose qu’un homme. Dans l’apprentissage et l’exercice de sa condition, le prophète a douté, a aimé, a lutté et finalement, est mort. En somme, Muhammad a vécu, à l’instar des hommes auxquels il a prêché. Je voudrais citer à ce propos un extrait d’un texte magnifique composé par le philosophe tunisien Youssef Sedik, extrait qui parle de lui-même : « Parce qu’il n’apporte rien d’irrationnel ni de l’ordre du prodige spectaculaire, rien que ce message d’une rationalité dont l’absence chez tout être humain équivaut à une ‘‘souillure’’, Muhammad clôture une préhistoire de la pensée religieuse, et il se situe de ce fait hors de cette clôture, dans l’aire du temps où vivent, aiment, se révoltent, rient, doutent, se trompent et se surpassent, souffrent et meurent tous les autres, ses semblables »[8]. Muhammad, un homme à la fois intra-ordinaire par sa nature et par son œuvre au sein du monde ambiant, extra-ordinaire par sa mission, inspirée de Dieu, effective dans la hiéro-histoire, et inter-ordinaire par la partage de son expérience vécue.

Ce dernier trait est particulièrement important en ce qui nous concerne. En effet, le rapport du croyant musulman à son prophète ne nous intéresse pas tant du point de vue purement religieux du contenu de la révélation que du point de vue du retentissement historique de sa prédication. Autrement dit, il nous faut considérer Muhammad en tant que modèle ou idéalité religieuse. Neher écrit dans un joli paragraphe : « Dépassant le cadre d’une communion personnelle, l’expérience prophétique traverse l’homme pour se donner à d’autres. C’est ce qui caractérise la prophétie parmi les autres modes de révélation. C’est ce qui distingue le prophète parmi les autres hommes religieux. La révélation prophétique ne se borne ni à la réception, ni à l’acceptation, ni à l’interprétation. Elle exige la transmission »[9]. La transmission est un constituant central du statut prophétique de Muhammad et apparaît comme fondamentalement complémentaire de la réception, de l’acceptation et de l’interprétation du message. Il est donc très significatif pour nous que le statut prophétique de Muhammad repose en grande partie sur la postérité non pas seulement de son œuvre inspirée mais également de son personnage tout entier. En Coran XXXIII, 21 on peut lire  : « Croyants, vous avez dans l’envoyé de Dieu un beau modèle pour qui espère en Dieu au dernier jour et l’invoque souvent ».

Cette mention coranique renforce le statut prophétique de Muhammad comme bouclier contre toutes les atteintes possibles à sa vie exemplaire. Cependant, d’un point de vue historique, les allusions coranique à Muhammad ne sont qu’une caution de la tradition de l’imitation du prophète qui s’est développée sur des bases qui lui sont propres : « A côté de l’événement majeur qui fut la descente de la Parole de Dieu, les péripéties vécues par la communauté musulmanes des premières décennies sous le regard de Dieu et de son prophète eurent valeur d’exemple. De la sorte, il y eut très tôt dans l’islam, à côté du Coran, un autre axe de référence lié à l’aventure exceptionnelle du Prophète et de sa communauté, que l’on appelle la Tradition prophétique (Sunna) et qui peut, le cas échéant, combler les silences du Coran ou en expliciter les versets »[10].

Si donc le prophète Muhammad doit être tout à la fois suivi, imité, respecté et protégé, c’est en vertu de sa condition double d’homme et de réceptacle de la Parole, qui s’harmonise finalement dans une unique expérience vécue de la révélation qui parle aux croyants. Un homme mis au contact de la révélation et inspiré par elle pour fonder une nouvelle religion est forcément une figure humaine que l’on doit et l’on se doit de mettre à l’abri de la dégradation temporelle et historique.

On retiendra de cet exposé très imparfait que la sacralisation nuancée[11] du prophète de l’Islam relève de la tradition authentique et mélangée du Coran et de la Sunna, du divin et du mondain. C’est en cela que la tradition en question est loin d’être immesurée ou démesurée. On adore pas Muhammad comme on adore une idole. On chérit sa personne et on la défend comme on protège un parent : avec amour toujours, avec respect certainement, avec plus ou moins de discernement selon les temps.

III. La pauvreté ontologique de l’image caricaturale et sa charge dépossédée d’historicité.

Après avoir dessiné à grands traits l’histoire et l’aura de la figure de Muhammad dans la croyance islamique, il me faut élargir l’analyse à la série de caricatures « Visages de Mahomet » pour elle-même. D’autres avant moi ont souligné que les raisons du caractère médisant des caricatures ne résident pas tant dans la volonté de représenter le prophète au nom de la liberté d’expression, mais bien plus dans la déformation malhonnête, ontologiquement pauvre et historiquement fausse, du personnage que nous avons évoqué plus haut. Selon moi, tout le problème réside dans la légitimité, ou plutôt l’illégitimité, non pas de toute image caricaturale mais de ces images caricaturales en particulier. Je voudrais prendre maintenant comme fil de mon analyse une réflexion lumineuse de Gadamer sur l’image. Le passage en question est un peu long mais il mérite une citation complète :

« La représentation demeure donc essentiellement reliée au modèle qui en elle se représente. Mais elle est plus qu’une copie. Le fait que la représentation soit une image – et non le modèle lui-même – n’a pas une signification négative. Il s’agit non pas d’un simple amoindrissement d’être mais au contraire d’une réalité autonome. Ainsi la relation entre image et modèle se présente d’une façon fondamentalement différente de celle qui se vérifie dans le cas de la copie. Ce n’est plus une relation unilatérale. Le fait que l’image ait une réalité propre implique en retour pour le modèle que ce soit dans le représentation qu’il se présente. Il s’y représente en personne. Ce qui ne signifie pas nécessairement que sa manifestation soit liée à telle ou telle représentation. Il a d’autres façons de se représenter comme ce qu’il est. Mais quand il se présente ainsi, ce n’est plus là un processus accessoire, mais quelque chose qui appartient à son être propre. Toute représentation de ce genre est un processus ontologique et apporte sa contribution à la dignité ontologique de ce qui est représenté. Par la représentation, il acquiert, pour ainsi dire, un surcroît d’être. La teneur propre de l’image est ontologiquement définie comme émanation du modèle »[12].

Cette description de l’image est idéale et n’est qu’idéale, en ce sens qu’à l’évidence, les récentes images caricaturales reproduisant « Mahomet »[13] ne respectent pas les « critères » définis par Gadamer dans notre passage. Les caricatures de Muhammad sont certes des représentations reliées à un modèle, en l’occurrence : le prophète de l’Islam lui-même. Vrai encore que ces caricatures sont plus que de simples copies. Cela se justifie tout particulièrement en Islam, où la tradition a souvent voulu que l’on n’attribue aucun trait particulier au visage du prophète, rendant sa représentation adéquate quasi-impossible. Quels que soient les motifs de ce principe, qui a souvent valu pour interdiction dans les périodes et les sectes les plus rigoristes de l’Islam, et comme c’est également le cas à ma connaissance dans les autres religions monothéistes, il n’existe pas de représentations matérielles ou plastiques contemporaines des traits physiques des prophètes. Par conséquent, les images existantes de Moïse, Jésus ou Muhammad s’inspirent tout à la fois des descriptions écrites et orales et de l’imagination même de leurs concepteurs[14].

Maintenant la question est de savoir si, oui ou non, dans le cas des caricatures de Muhammad, la représentation a effectivement une « signification négative ». Du point de vue d’une image idéale, c’est-à-dire une image qui n’intéresserait que l’art, ou d’une image spirituellement neutre, en ce sens que sa publication n’impliquerait pas

  •  plus ou moins directement – directement la sphère mémorielle et affective de près d’un milliard de personnes, on serait tenter de se ranger aux côtés de Gadamer et de déclarer la signification positive de toute représentation. Mais la donne, on l’a maintenant compris, n’est pas celle que décrit Gadamer dans Vérité et méthode. Ce qui vaut cependant pour l’image caricaturale de Muhammad, c’est qu’elle ne se laisse pas enfermer dans une « relation unilatérale » à son modèle et qu’elle acquiert, à l’instar de toute représentation, une « réalité autonome ». Dans le cas qui nous occupe, cette caractéristique est davantage un danger qu’un réel gage d’autonomie et de créativité.

    Je suis conscient qu’à ce point de mon analyse, on pourrait facilement m’accuser de dévaloriser l’image caricaturale sans autre raison que mon jugement subjectif sur la question et mon usage partial ou partiel de Gadamer. Mais mon point de vue s’autorise d’autres remarques sur le statut de l’image caricaturale telle qu’elle se donne dans les « Visages de Mahomet ». En effet, suivant le fil de la réflexion gadamérienne, il n’est pas vrai que la « réalité propre » de l’image caricaturale implique nécessairement que le modèle – Muhammad – se présente nécessairement dans sa représentation – la caricature. Encore une fois, cela serait vrai dans l’image idéale, mais ça ne l’est pas dans le cas des images qui nous occupent puisque, force est de constater que le prophète ne se donne pas « en personne » dans sa caricature. Non seulement n’y réside-t-il ni de manière corporelle ou sensible, ni de manière spirituelle ou intelligible, mais il en est tout simplement absent.

    Quelle est ou quelles sont les raisons de cette absence ? En premier lieu, on peut dire que ne sont présentes dans ces images caricaturales que des projections de l’esprit humain. Cette réponse est on ne peut plus normale et n’appellera certainement pas d’objection majeure. Mais encore, il me semble que ces projections sont partiales, en ceci qu’elles reposent sur une vision tronquée de l’histoire de la croyance islamique et particulièrement de son prophète. Même si l’on admet que les auteurs ne connaissaient rien à l’histoire de l’Islam et que cela n’était point nécessaire pour tenter de caricaturer Muhammad, il demeure que la charge à l’œuvre dans leurs représentations ne peut en aucun cas prétendre à l’épaisseur de sens de l’image décrite plus haut par Gadamer.

    Cela ne tient pas au but, prétendument satirique, comique ou « positivement polémique » – comme l’on voudra – mais à l’indigence ontologique ou la pauvreté d’être qui, elle, est à n’en point douter la réalité propre à ces images. Alors que dans le cas de idéal typique gadamérien, l’image émanant du modèle peut raisonnablement être conçue comme appartenant à son être, ou comme une extension de son être, les caricatures de Muhammad ne peuvent en aucun cas prouver une quelconque continuité d’être avec leur modèle. Le « surcroît d’être » qui leur est propre peut alors être caractériser, au mieux, comme une ek-s-croissance ontologique qui entretient un rapport extérieur à son modèle, un rapport sans conteste vicié. En ce qui me concerne, je distingue ce rapport vicié à travers la charge propre à la caricature, fondamentalement dépossédée de toute historicité. Il ne fait aucun doute en effet que les auteurs de ces différentes caricatures n’ont absolument aucune conscience de « l’intensité du phénomène historique que constitua la proclamation de Mahomet »[15].

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    La charge, on le sait, est le propre de l’image caricaturale. Cette charge consiste précisément en une exagération, valorisante ou dévalorisante, d’un trait jugé caractéristique d’un sujet. D’un point de vue étymologique, donc, l’image caricaturale n’est pas ou ne doit pas être entièrement déconnectée de la réalité du sujet qu’elle représente. On est alors en droit de se demander si les caricatures du prophète de l’Islam entretiennent encore un quelconque lien avec leur modèle d’origine. Certes, Muhammad a mené de nombreuses batailles durant sa vie et celles-ci font même partie intégrante de son personnage. Mais est-ce suffisant pour affirmer qu’une représentation caricaturale du prophète incarnant le terrorisme est légitime[16] ? Certainement pas et la raison en est un nouvelle fois que cette image est la métaphore d’une idée absente de la prédication même du prophète et de la révélation qu’il a reçue. Il n’a jamais été question en ce qui le concerne d’attenter à la vie de personnes innocentes et vulnérables. Il n’a jamais été question dans le Coran qui a lui a été dicté de véhiculer une idéologie de haine ; et la même réflexion vaut pour la Sunna.

    Représenter le prophète en un personnage perfide, maléfique et terrorisant revient ainsi à charger sa figure d’un sens négatif, c’est-à-dire d’un non-sens ou d’un in-sensé, qui ne correspond en rien ni à son existence propre ni au message qui a transité par sa personne. Le portrait moral qui ressort des caricatures n’a donc aucun lien de quelque nature que ce soit avec le prophète. Plus encore, ce portrait considéré dans sa charge même n’a aucun fondement ontologique et historique et la violence qui s’en dégage s’affirme d’elle-même comme résolument gratuite. Gratuite parce que volontairement privée de sens. Privée de sens parce que consciemment détachée d’une existence qui, pourtant, ne demandait qu’à porter une signification positive dans l’histoire et pour l’humanité.

    Ainsi, ces images vidées de sens ont, une fois encore, fait passer au plan le plus reculé les questions fondamentales qui se posent aujourd’hui directement à l’Islam et indirectement à l’Occident. L’ignorance mutuelle de ces deux « entités », si l’on peut parler ainsi, perdure et pour n’évoquer que le problème qui nous occupe ici, initialement intrinsèque à l’Islam mais déporté de force vers le monde occidental, on n’a aucun mal à reconnaître la dramatique actualité de la tâche que Jacques Berque, dans les années quatre-vingt déjà, aurait aimé voir en chantier : « Au-delà des restitutions chronologiques et de l’exégèse des textes, il y aurait à faire, pour l’époque présente, une étude de la sîra vécue. Quelle place occupe-t-elle dans la conscience des Croyants, dans leur sensibilité ou leurs manières ? Par là, quel rôle joue-t-elle, indirectement ou non, dans leur appréciation du neuf ou de l’externe ? Dans quelle mesure enfin se heurte-t-elle à de nouvelles inspirations, issues de nouvelles tendances ou de faits nouveaux ? »[17]. Cette tâche incombe aux musulmans avant-tout et il incombe aux occidentaux de le comprendre. Elle est le préalable à tout dialogue futur.



    [1] Je précise qu’au moment où je commence à rédiger cette note (mercredi 8 Février 2006), environ une demi-douzaine de personnes ont trouvé la mort au cours des manifestations contre ce que de nombreux musulmans considèrent avec des ardeurs nuancées comme le « blasphème » des caricatures.

    [2] Au mois d’octobre, l’information est relayée par quelques organes de presse français et européens, mais en France comme en Europe, la population ne s’est encore nullement emparé de cette question.

    [3] Cf. par exemple : La Stampa (Italie), El Periodico (Espagne), Die Welt (Allemagne), Magazinet (Norvège), France Soir et Charlie hebdo.

    [4] On a rapporté des manifestations dans la plupart des pays à majorité musulmane, mais pas seulement. Ainsi on a vu des gens défiler aussi bien en Afghanistan, dans une colère malheureusement meurtrière, qu’en Nouvelle Zélande, dans un calme relatif. A ce jour, des organisations musulmanes françaises se concertent pour savoir si elles aussi vont appeler à manifester.

    [5] Cf. R. Alili, Qu’est-ce que l’islam ?, Paris, La découverte, 2000, p. 26.

    [6] M. Gaudefroy-Demombynes, Mahomet, Paris, Albin Michel, 1969, p. 61.

    [7] Cf. A. Neher, L’essence du prophétisme, Paris, PUF, 1955, p. 2.

    [8] Y. Sedik, « Le prophète qui voulait tant n’être qu’un homme », Postface aux Dits du prophète Muhammad, Actes Sud Sindbad, 1997, p. 128. Le référence coranique sur la souillure [rijs] que Dieu fera tomber « sur ceux qui point ne raisonnent » est X, 100. L’auteur précise également que « dans le Sophiste de Platon (230-231), Socrate fait la même liaison entre souillure (enagès en grec) et refus de la rationalité » (p. 139).

    [9] A. Neher, op. cit., p. 2.

    [10] R. Alili, op. cit., p. 65. Cf. aussi M. Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 217-219. A la Sunna, il faut également rajouter le Sira ou biographie du prophète. On consultera Ibn Ishaq, Muhammad, trad. A. Badawi, 2 t., Beyrouth/Paris, Al-bouraq, 2001 ; Ibn Hicham, La biographie du prophète Mahomet, trad. W. Attalah, Fayard, 2004 ; M. Hussein, Al-Sira : le prophète de l’islam raconté par ses compagnons, Grasset, 2005. J’ai renoncé à donner des références à des recueils de Hadîth, contenant la Sunna, autre que le florilège cité plus haut et préparé par Youssef Seddik : Dits du prophète Muhammad.

    [11] Car, en effet, il existe indéniablement un contraste entre la sacralisation dont fait l’objet le Coran et celle dont fait l’objet le prophète. Je précise que la sacralisation du Coran est, depuis quelques décennies, progressivement reformulée par les nouveaux penseurs de l’Islam. Jacques Berque exprime une idée similaire. Cf. Les Arabes, Paris, Sindbad, 1979, p. 20. Sur les nouvelles perspectives pour pensez la révélation coranique, cf. A-F. Ansary, Réformer l’Islam, Paris, La découverte, 2003  ; et R. Benzine, Les nouveaux penseurs de l’Islam, Paris, Albin Michel, 2004. De toute évidence, ce travail entamé vis-à-vis du texte coranique lui-même a trouvé moins d’écho dans l’étude de la figure de Muhammad, malgré les réflexions selon nous capitales de Fazlur Rahman à ce sujet. Cf. F. Rahman, Islam, Chicago and London, University of Chicago Press, 2nde edition (new foreword by John E. Woods), 1966/2002, chapter “Muhammad”.

    [12] H.-G. Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, trad. E. Sacre, revue et complétée par P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlo, Paris, Seuil, 1996, p. 158.

    [13] J’aurais déjà du préciser plus haut que l’appellation, systématique en Occident, du prophète par le nom de « Mahomet » est déjà, en lui-même, symptomatique d’un mépris certain. Ceux qui s’obstinent à expliquer qu’il ne s’agit là que du nom « latinisé » sont bien faibles dans leur justification. En France, par exemple, personne à ma connaissance, n’a jamais rencontré un musulman nommé Mahomet. Au contraire, ce nom se réfère sans ambages aux périodes de la Chrétienté les plus noires pour l’histoire des croyants musulmans.

    [14] Cf. M. Gaudefroy-Demombynes, op.cit., p. 209-210.

    [15] J. Berque, op. cit., p. 21.

    [16] La légitimité est prise ici en son sens générique, c’est-à-dire donc aussi en toutes ses déclinaisons : légitimité morale, légitimité historique, légitimité ontologique, voire légitimité juridique.

    [17] J. Berque, op. cit., p. 23.

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