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Israël, l’indignation à géométrie variable ou la concurrence des utopies ?

« Si l’on observe ces vœux, on est criminel ; si on ne les observe pas, on est parjure ». Jacques Diderot, La religieuse, éd. Folio.

« Le programme sioniste de « rassemblement des exilés des quatre coins de la terre » n’a jamais été l’entreprise bienveillante que proclame le discours officiel». Ella Shohat, Le sionisme du point de vue de ses vicitimes juives, éd. La fabrique.

Stephen Vizinczey dans Vérités et mensonges en littérature, n’a eu de cesse de dénoncer cette catégorie de littérateurs qui ne furent (et ne sont) toujours plus sensibles qu’au rang, à l’autorité, et à l’attitude de la classe dirigeante qu’à ce que dictait leur talent (ex, Malraux, Goethe, Sainte-Beuve, etc). Apparemment ces nouveaux thuriféraires qu’ils se présentent en écrivains en vogue ou portant des soutanes, procèdent toujours du même réflexe inquisitorial, des mêmes lieux communs ou simplifications de la doxa instillant la bien-pensance de la classe dirigeante, un catéchisme destiné à la masse, mais toujours condamnant avec défiance et anathème ce qui fait la richesse de la réflexion intellectuelle et de la liberté démocratique. Ce qui fait dire à Yann Moix, à l’encontre de son ami, « vous êtes un homme dangereux ! », tout ça parce qu’il ose penser et écrire sur un sujet pour le moins sensible, voire sacré, à l’instar des caricatures de Mahomet. (Shlomo Sand, La fin de l’intellectuel français ? de Zola à Houellebecq, éd. La Découverte).

Le récent débat, plein de passion, dans l’émission On n’est pas couché (France 2), entre Yann Moix et Aymeric Caron, sur les quelques lignes de son livre Utopia XXI (éd. Flammarion) concernant la critique de la question de l’Utopie sioniste, est très intéressant et illustratif de cette crispation idéologique, voire identitaire.

Yann Moix met l’accent, à son insue, sur l’une des aberrations majeures de la modernité occidentale, à savoir la sécularisation et la critique de « l’obscurantisme religieux » prônée dans nos écoles laïques en contradiction totale avec le soutien inconditionnel d’une utopie fondée sur des textes religieux, à savoir l’Etat d’Israël (Pascal Boniface, Est-il permis de critiquer Israël ?, éd. Robert Laffont).

Yann Moix reproche à Aymeric Caron d’être malhonnête, l’accusant de truquer les choses, en somme de faire du révisionnisme historique (Lire à ce sujet mon article, Amine Ajar, La question judéo-arabe, entre débat scientifique et enjeux politiques, in Oumma.com).

Il explique, en effet, que l’ONU a décidé de créer deux états, l’un israélien et l’autre palestinien, « et qu’ils [les sionistes] n’ont pas demandé la permission à l’ONU d’y aller, ils [les sionistes] ont leur volonté propre d’y aller, ce ne sont pas des playmobiles qu’on déplace au gré d’organisations internationales ou de dirigeants étrangers ». Ce même ONU qui dénonce aujourd’hui les exactions, les crimes de guerre, les arrestations arbitraires (ex, Salah Hamouri) et la colonisation des territoires occupés en Palestine, et que l’état hébreu ignore avec mépris et condescendance (cf, les réactions du député franco-israélien Meyer Habib) !

Yann Moix explique encore, « Et c’est là que la chose la plus grave de la phrase arrive [dans votre livre]… issu d’un peuple persécuté depuis toujours, et qu’un dictateur malade [Hitler] tentait d’exterminer… Là il y a quelque chose d’insidieux que je n’aime pas chez Aymeric, c’est la manière dont vous reliez la création de l’état d’Israël à la persécution des juifs d’Europe et à leur destruction […] l’état d’Israël ne s’est pas construit sur des morts, mais sur des vivants ! ».

Pourtant, les « complotistes » ne disent rien d’autre que ce que dit Yann Moix, si ce n’est que la création d’Israël n’est pas la conséquence des événements en Europe (notamment la Shoah), mais bien un projet politique élaboré de longue date, pour preuve le décret Crémieux et les accords de Lord Balfour, entre autres, et le réseau de l’Alliance israélite universelle qui a permis de former les futurs cadres de ce projet utopique (Cf, André Kaspi, l’Histoire de l’Alliance israélite universelle de 1860 à nos jours, éd. Armand Colin), et que tous les moyens de pression, même terroristes (Haganah, Irgoun), ont été mis en œuvre pour y aboutir (sous la direction d’Henry Laurens et Mireille Delmas-Marty, Terrorismes, Histoire et droit, éd. CNRS, Coll Biblis).

Christine Angot souligne que les juifs ont souffert, certes et ils ne sont pas les seuls hélas (Esther Benbassa, La souffrance comme identité, éd. Hachette), et cela personne ne le contredira notamment avec la montée de l’antisémitisme et la déportation (Pierre Birnbaum). Mais est-ce pour autant qu’un peuple quel qu’il fût, du fait qu’il ait souffert, puisse son livre sacré à la main, revendiquer telle ou telle partie du monde, la considérant comme Terre Sacrée, et se réclamant comme Peuple élu, tout ça parce qu’elle est inscrite ou évoquée dans les rouleaux des rabbins ou autres imams ? Et cela en contradiction totale avec l’esprit des Lumières ! D’aucuns criant à la mythologie.

Dès lors, il n’est pas étonnant de constater l’incrédulité des jeunes que l’on éduque aux valeurs de la modernité, en les invitant à la laïcité et à la démocratie, et de leur dire que l’athéisme et le scientisme doivent être le socle de tout citoyen moderne digne de ce nom et de les convier à garder comme ligne de mire la critique de toutes les religions (à l’instar de Charlie Hebdo), à grand renfort de philosophie positiviste matérialiste ou autres, sans qu’ils nous rient au nez. Ils sont assez intelligents pour comprendre que la critique du gouvernement israélien et de tout ce qui a trait à l’utopie sioniste, relève d’un terrain miné, voire exacerbe des passions hystériques incontrôlées, et est sous le joug d’un risque d’accusation d’antisémitisme et du deux poids deux mesures (Se rappeler de Norman Finkelstein et de son éviction de l’université américaine suite à la publication de son livre, L’industrie de l’Holocauste : réflexions sur l’exploitation de la souffrance des juifs, ed. La Fabrique).

Pourtant, Jean Daniel avait très bien analysé ce dilemme existentiel dans son fameux livre La prison juive (éd. Odile Jacob), où il met en perspective la question de la judaïté et de l’élection comme spiritualité et peuple témoin (souvent diasporique), ou bien, comme appartenance à un état, une nation, une terre, et l’enfermement à une identité nationale, voire nationaliste et populiste, pour ne pas dire plus.

Cette réalité qui peut paraître une contradiction, est très bien étudiée par Alain Gresh dans son livre De quoi la Palestine est-elle le nom ? (éd. Babel), où il explique qu’elle est la résultante d’un ordre colonial finissant, voire le fer de lance d’une politique impérialiste (la continuité avec Bush pères et fils est frappante). Alain Finkielkraut expliquant même que l’utopie sioniste est fille de la modernité occidentale. Mais pour les autochtones palestiniens, en revanche, et notamment dans le monde arabe qui vit une période de révolutions, elle se résume à une spoliation qui perdure et qui rappelle, de l’Asie à l’Amérique latine en passant par l’Afrique, une oppression pas si ancienne (colonisation). A la fois historique et politique, l’histoire de la Palestine et de cette partie du globe (Proche Orient et Afrique), est le produit d’un contexte de mutation de la scène internationale, dont on voit les effets jusqu’à aujourd’hui.

De plus, sur le mythe de « la terre vierge » dont les israéliens sont abreuvés dans les écoles, le même qu’avait évoqué le colonisateur français pour envahir l’Algérie, et le débat sur la présence des juifs arabes en Palestine plus ancienne pour justifier la Alyah (exil) de ceux venant d’Europe et qui ne sont pas natifs de cette région, Shlomo Sand reste à cet égard très intéressant car il permet en tant qu’historien de démystifier la réalité de ce qu’on appelle le peuple juif, comme un tout monolithique, et de montrer que les différentes formes de judaïsmes ont survécu à travers les siècles grâce aussi au métissage avec les autres peuples, les autres cultures (Comment le peuple juif fut inventé, éd. Fayard).

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Ella Shohat est allée encore plus loin dans son excellent livre, Le sionisme du point de vue de ses victimes juives (éd. La Fabrique), en expliquant le sort qu’a été celui des juifs orientaux sépharades[1] et misrahim[2] en Israël, sommés de rejeter voire de renier leur arabité, comme elle l’écrit « en incitant les juifs orientaux à haïr les Arabes et à rejeter leur propre culture, l’Etat sioniste a compromis les bases mêmes d’une entente entre juifs et Palestiniens dans la région. »

En effet, comme l’expliquait déjà René Guenon[3], l’un des caractères particuliers du monde moderne, c’est la scission entre Orient et Occident, et plus particulièrement entre modernité et tradition. Du moins, cette mythologie accordant le primat ou l’exclusivité de la modernité à l’Occident, comme si celle-ci n’avait jamais existé au travers de l’Histoire et des autres civilisations (Jack Goody, Le vol de l’Histoire, éd.Poche ;Maurice Lombard, L’Islam dans sa première grandeur, éd. Flammarion ; Fernand Braudel, La grammaire des civilisations, ed. Poche).

Cette réalité est vécue par les sociétés et les individus à travers le monde, et suscite un vrai dilemme entre rester fidèle à ses origines ou ses traditions ou ressembler à l’autre qui représente la norme dominante.

Comme le souligne Itzhak Lahor[4] à propos de l’écrivain israélien A. B. Yehoshua[5] : « à partir de cette souffrance, Yehoshua s’obstine à décrire son fantasme d’une identité israélienne dépourvue de racines, totalement neutre. Cette identité fantasmée le protège, lui évite d’avoir honte de l’origine qui le tourmente. Car il n’est pas facile de détester l’Orient tout en gardant le souvenir d’une mère marocaine, d’un père et d’un grand-père dont la langue était l’arabe et qui avaient gardé un accent oriental prononcé. Mais tout le monde ne traduit pas cette détestation sur le mode littéraire. Tous les écrivains ne transforment pas leur douleur en haine raciste en s’identifiant à l’Etat, et de là, à la « supériorité occidentale ». Mais c’est ce que fait Yehoshua. Son itinéraire intellectuel est une longue négation de l’articulation du peuple juif entre Orient et Occident. »

Là encore, et c’est le fond du débat qui déchire toutes nos sociétés, où s’opposent deux visions du monde, celle des citoyens mondialisés modernes et pluri-identitaires (diasporiques), et celles des sédentarisés attachés à un mythe national et poussés par des relents identitaires, nationalistes, populistes, xénophobes, voire racistes. (Esther Benbassa, être juif après Gaza).

Et ce, jusqu’au niveau universitaire où les travaux scientifiques traitant de la question judéo-arabe, que ce soit au niveau de la philosophie, de la culture, des sciences, de l’histoire, restent assez méconnus, voire marginaux, car non conformes à la vision binaire et simpliste du choc des civilisations (Cf, lire les travaux d’Esther Benbassa, Haïm Zafrani, Michel Abitbol, entre autres). Comme si le judaïsme n’avait pas connu son âge d’or en Andalousie au Maghreb, et au Proche et Moyen Orient.

Espérons que l’issue de ce(s) conflit(s), accompagnée de l’amenuisement des richesses pétrolifères dans ces régions (Proche Orient et Afrique), permettra enfin l’établissement d’une paix et la disparition des enjeux géostratégiques, géo-énergétiques qui attisent la cupidité des multinationales et favorisent les instrumentalisations politiques du terrorisme dans ces régions du globe (via des rebelles ou séparatistes versus loyalistes ou fidèles au régime). Pour aboutir enfin à la paix dans le monde, et que Jérusalem comme son nom l’indique (même étymologie que le mot Islam), soit la demeure de la Paix et non de la soumission. (Esther Benbassa et Jean-Christophe Attias, Juifs et musulmans retissons des liens !, éd. CNRS)

 

[1] Sépharades, juifs originaires de l’Espagne et du Maghreb.

[2] Mesrahim, juifs originaires du Proche et Moyen Orient.

[3] René Guénon, ’’La crise du monde moderne’’, éd. Folio.

[4] Itzhak Lahor, romancier, poète, et critique littéraire au journal Haaretz.

[5] Itzhak Lahor, ’’Le nouveau philosémitisme européen et le ‘camp de la paix’ en Israël’’, La fabrique éditions, Chap. IV, p. 97.

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2 commentaires

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  1. A mon sens, le malentendu réside entre le terme sionisme et judaïsme, ce que d’aucuns voudraient rendre synonymes. Alors que le sionisme est au judaïsme, ce que le salafisme est à l’islam, et ce que le sionisme est au christianisme (évangélistes américains). Le sionisme est une utopie messianique, et elle est considérée par des juifs traditionalistes comme une hérésie.
    De plus, Israël est le surnom du prophète Jacob et n’a jamais désigné la Palestine qui est le nom donné à cette région. Les Banu Israël ou Fils d’Israël sont les tribus qui ont découlé du prophète Jacob, et qui ont subi la diaspora, pour donner d’autres tribus… beaucoup d’entre eux se sont convertis au christianisme, et plus tard à l’Islam, et aussi à d’autres confessions, voire à l’athéisme via l’assimilation à la culture européenne.
    Enfin, ce que l’on appelle l’état d’Israël n’a toujours pas défini ses frontières, ce qui est normal car il est toujours dans un processus d’annexion de territoires et de colonisation, malgré les condamnation de la communauté internationale (ONU) et de la Cour Internationale.

  2. Ca faisait longtemps que j’avais pas lu un article aussi interessant sur Oumma.
    J’espere que cela poussera plus de personnes (de part et d’autre) a ne pas confondre sionisme et judaisme comme nous y poussent les extremistes de tout bord.

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