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Islamophobie et liberté d’expression

Il y a en France un débat important qui prend une très forte place dans l’espace médiatique et social. Il est celui de l’acceptation très discutée du terme “islamophobie” selon les définitions que l’on veuille lui donner. Deux camps s’opposent dans cette guerre des mots alors que l’actualité montre de manière dramatique une montée des actes racistes antimusulmans qui touchent en majorité les femmes voilées, phénomène social grave qui pourtant aurait besoin d’être nommé définitivement par la pragmatique linguistique pour être scientifiquement appréhendé et efficacement combattu. Nous n’omettrons pas de dire qu’aucun linguiste de formation ne s’est inséré dans ce débat passionné, spécialité qui apporterait un éclairage utile.
Pour cela, nous allons examiner ici ce que le vocable “islamophobie” revêt tant dans sa sémantique que dans son histoire.
Du point de vue étymologique, le terme d’islamophobie se compose en un préfixe “islam” qui désigne la religion musulmane et en un suffixe d’origine grecque “phobie” qui peut autant signifier peur ou aversion. La phobie est un vocable essentiellement utilisé en sciences psychiques pour qualifier généralement une névrose mais concernant les phobies sociales, elle est entendue par extension comme “aversion très vive, irraisonnée ou peur instinctive”1.
Comme la judéophobie, l’homophobie ou d’autres phobies, la peur et l’aversion sont problématiques parce qu’elles nuisent aux relations humaines et au vivre-ensemble de manière sereine, ne permettant à l’autre d’être entendu sur un plan d’égalité mais de rejet de toute une catégorie de population dont les pratiques caractérisées par le suffixe constituent un droit constitutionnel, qu’il s’agisse de la liberté de conscience et de culte ou de l’orientation sexuelle. Les phobies contre d’autres femmes et hommes restent donc à combattre dans un sens républicain.
Du point de vue de l’histoire du mot et de ses premières apparitions, l’islamophobie a été remarquée dès le début du XXe siècle dans l’ouvrage d’Alain Quellien, La Politique musulmane dans l’Afrique occidentale française, ainsi que dans d’autres publications de la même époque, comme l’ouvrage de Maurice Delafosse, Haut-Sénégal-Niger, publié en 19122. Il est ainsi compris comme principe d’administration indigène.
Il reste important de noter que ce point d’histoire est venu contredire l’affirmation de Caroline Fourest et Fiammetta Venne, pour qui selon leurs propos, l’islamophobie “a été pour la première fois utilisé en 1979, par les mollahs iraniens qui souhaitaient faire passer les femmes qui refusaient de porter le voile pour de “mauvaises musulmanes” en les accusant d’être islamophobes”. Nous noterons aussi a contrario, si l’on considère la symétrie de l’islamophobie avec l’antisémitisme, que l’argument qui veut rejeter ce mot parce qu’originaire des mollahs intégristes, celui d’accepter l’antisémitisme inventé par le judéophobe Wilhelm Marr pour désigner la haine des Juifs, impropre notamment linguistiquement en réduisant les sémites aux seuls juifs, n’est pas plus logique.
Nous retenons parallèlement pour notre fil de discussion cette citation du personnage médiatique qui a mobilisé de nombreux réseaux pour influencer l’opinion publique, C. Fourest s’opposant avec force à l’utilisation du terme “islamophobie” : “Non seulement, il sert merveilleusement la lutte contre le blasphème mais il évacue totalement la question du racisme3”.
Rappelons pour commencer que l’utilisation du mot “blasphème” présuppose la croyance en Dieu ou en une religion et qu’il n’existe pas en tant que vocable dans le droit français ou dans la déclaration du droit de l’homme et du citoyen. La qualification laïque et républicaine correspondante est la critique de la religion qui relève dela liberté d’expression protégée par la Constitution que personne ne remet en cause.
Alors qu’est-ce que la liberté d’expression ?
La République repose sur deux valeurs fondamentales que sont la liberté et l’égalité. Nous occulterons la fraternité ici parce qu’elle ne peut d’une part s’inscrire dans le droit comme obligation qui peut contraindre l’individu à considérer l’autre comme son “frère” et d’autre part parce qu’il n’entre pas dans notre logique argumentative ici pour expliquer ce qu’est la liberté d’expression.
La liberté et l’égalité sont deux concepts dont l’un présuppose l’autre nécessairement. Illustrons cette nécessité par la situation donnée d’un maître re et d’un esclave. Le rapport d’inégalité de statut induit que le discours du maître  s’adressant à son esclave, quand bien même il lui dirait qu’il l’aime, ne peut relever de la liberté d’expression mais d’un discours de mépris car s’il l’aimait ou le considérerait, il lui parlerait sur un plan d’égalité et le libérerait.
Le concept de liberté ne peut donc s’entendre que conditionnellement avec celui d’égalité. Concernant la liberté d’expression, sur le même schéma des conditions de possibilité pour celle-ci, il est nécessaire de prendre en compte l’égalité des parties qui s’expriment veillant à ce qu’aucune ne domine l’autre ou n’exerce de coercition quelconque.
Lorsqu’Alain Jacubowisc, sur France Inter le 1.10.2012 déclare que l’islamophobie est un droit et qu’Elisabeth Badinter cite le 6.01.2016 dans La Matinale de France Inter : “il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe”, ils entendent évidemment le seul vocable d’islamophobie sous la définition de critique de l’Islam qui est autorisée dans le droit républicain et qui relève de la liberté d’expression.
Cependant, ce qui permet de caractériser un discours comme relevant de la liberté d’expression, c’est le critère conditionnel d’égalité comme nous l’avons vu. Alors, il faut observer si dans la presse et notamment dans les médias du service public, la réponse apportée à ces propos est suffisante et égale pour ce faire. Y’a-t-il hégémonie de la parole islamophobe en tant que critique de l’islam dans l’espace médiatique et de la communication ou les contradicteurs sont-ils régulièrement et suffisamment invités sur les plateaux audio ou télés ? Car « le service public de la radiodiffusion sonore et de la télévision, dans son cadre national et local, a pour mission de servir l’intérêt général. […] Cette mission doit être assurée dans le respect des principes de pluralisme et d’égalité entre les cultures, les croyances et les courants de pensée et d’opinion4 » parce que “L’objectif de pluralisme, par exemple, conditionne l’effectivité de la liberté d’expression”5.
Un rappel à l’histoire française concernant le “rire du religieux” peut s’avérer pertinent. Au XVIIe siècle, Pascal le premier s’était permis publiquement de critiquer et de se moquer des jésuites casuistes dans ses lettres provinciales. Les casuistes accusés répondaient aux lettres pascaliennes qui défendaient l’augustinisme. Ce qu’il faut souligner, c’est que ces discours qui communiquaient étaient soumis à des règles éthiques bien définies. Un théologien riait de théologiens, de leur interprétation biblique plus précisément. Les interlocuteurs avaient qualité égale. La calomnie et l’insulte n’étaient pas permises non plus.
En outre, afin de compenser la “faiblesse” de n’être point soutenu par le pouvoir de l’Eglise, l’auteur des lettres provinciales en appelait à une “tierce personne”, l’opinion publique qu’il fallait s’efforcer de convaincre dans ce style particulier de la raillerie. Aujourd’hui, dans le cas de la France, sur les médias dominants, la réponse apportée par les représentants de la communauté musulmane n’est pas suffisante pour contrebalancer l’islamophobie et influencer l’opinion publique.
Elle est même quasi-absente contrairement aux discours politiques islamophobes qui eux sont pléthores et répétés en boucle. Cette opinion publique pour en revenir au “rire du religieux” pascalien était celle des gentilshommes, des courtisans, des femmes, des libertins dont il fallait savoir retenir leur attention avec un style vulgaire et adapté. A cet endroit, nous mettrons en évidence l’existence du pluralisme, du débat public et de la publicité dans la société déjà existant à cette époque. Et le caractère de la correspondance épistolaire où les deux parties se répondaient avec un statut et un canal égaux relève de la liberté d’expression parce que l’exigence d’égalité est probante.
Nous avons volontairement ajouter cet agent qu’est l’opinion publique pour montrer que la diversité du contenu des médias importe pour permettre à chacun de se forger son opinion au travers d’un véritable débat contradictoire qui ne peut être lorsqu’une doctrine ou idéologie est surreprésentée. L’absence de débats contradictoires réels irait à l’encontre des fondements républicains et de la démocratie.
Le droit à l’islamophobie pensé sur le seul mode de la critique de la religion qui s’exonère d’une part de débats contradictoires où les personnes stigmatisées n’ont de réponse égale et d’autre part d’une réalité dont l’urgence ne peut attendre les polémiques sémantiques, met en danger la cohésion et la sécurité de tous les citoyens et continue à exclure toute une frange de la population française dite musulmane et sa possible ascension sociale.
Le principe de la laïcité est clair et il n’est d’ailleurs pas une valeur comme pourrait le penser E. Badinter, philosophe6. Là aussi se trouve la confusion opérée par un glissement de catégories de la pensée. Dans la valeur, il y a la foi, la croyance en un élément transcendant alors que le principe laïque est le cadre juridique qui permet la tolérance et la protection des croyances, des religions dans un même territoire.
L’acceptation de l’autre définition qui ne veut laisser les victimes d’islamophobie augmenter leur nombre, plus responsable et citoyenne reconnaît qu’il y a dans la peur et l’aversion de l’islam, un possible transfert vers les personnes de confession musulmane supposée ou réelle. Comme le fait remarquer Olivier Roy, “au lieu de critiquer les immigrés ou les Arabes, on se réfère aux « musulmans », mais il s’agit bien sûr de la même population. » La CNCDH en 2014 est d’avis qu’il convient de nommer ce que l’on dénonce et souhaite combattre.
C’est pourquoi, tout en notant ses impropriétés sémantiques et les risques d’instrumentalisation, elle se prononce pour désigner par le terme “islamophobie” ce phénomène rampant, dangereux, qui menace le “vivre ensemble” en rendant le terme d’islamophobie acceptable. Ainsi, Abdelaziz Chaambi, président de la Coordination contre le Racisme et l’Islamophobie en relation avec les données sociologiques et statistiques entend l’islamophobie comme étant la stigmatisation et l’essentialisation d’un individu ou d’un groupe en fonction de son appartenance réelle ou supposée à l’islam en vue de le discriminer, l’agresser ou l’exclure de la vie sociale.
Le droit à l’islamophobie participe d’une idéologie du choc des civilisations et d’une construction d’un problème qui voudrait en cacher d’autres. L’islamophobie fabrique alors un récit collectif régressif qui voudrait fédérer les français autour de valeurs identitaires communes réduites à l’ethnie européenne, le christianisme sécularisé et l’athéisme. Elle exclut ceux de tradition musulmane volontairement pour une lecture facile, mais surtout rassurante qui aiderait à identifier les supposés causes ou coupables d’un déclin occidental et d’un monde postmoderne en pleine transformation. L’islamophobie constitue un repli identitaire passéiste qui permet à certains de ne pas anticiper une nouvelle identité française et à d’autres de s’installer au pouvoir.
A cet effet, toute une rhétorique de guerre islamophobe qui comporte des éléments de langage s’est construite contre toute revendication à l’égalité des musulmans. A la demande de la reconnaissance de l’islamophobie, on oppose l’accusation du communautarisme. Au traitement égal des discriminations antisémitisme et islamophobie, on avance l’écueil de la concurrence victimaire alors qu’il s’agit de prendre en compte le pluralisme des racismes, sur un plan horizontal et plus honnête, l’histoire est plurielle et chaque groupe ethnique ou religieux a eu sa part d’histoire néfaste. A la liberté de conscience et de culte, on nous répond laïcité, et au droit libéral du port du voile comme libre exercice du culte, on brandit l’égalité hommes-femmes.
Les oppositions ou les freins à la reconnaissance de l’islamophobie tant dans le terme que dans les actes sont improductives et clivent davantage la société française. Elles sont donc irresponsables et dangereuses pour la paix sociale. Il y a lieu d’avoir une nouvelle vision des choses, des réalités du monde. Le retour du fait religieux non anticipé par les Lumières pour le remarquer, non spécifique à l’Islam d’ailleurs doit être pris en considération et il est nécessaire de comprendre ce qu’est le pluralisme religieux et politique, héritier de la pensée libérale et moderne. La nouvelle question à se poser, c’est quel système politique démocratique peut permettre l’expression paisible des pluralismes dans un esprit de tolérance des différences et d’œcuménisme autour des valeurs des droits de l’homme et de la nature ?
Notes: 
1 Définition cntrl : http://www.cnrtl.fr/definition/phobie
2 Maurice Delafosse, Haut-Sénégal-Niger, sous la direction de F. Clozel, E. Larose, Paris, 1912. Maurice Delafosse y écrit page 211 : « Quoi qu’en disent ceux pour qui l’islamophobie est un principe d’administration indigène, la France n’a rien de plus à craindre des musulmans au Soudan que des non musulmans. »
3 Caroline Fourest et Fiammetta Venner, Fondatrices de la revue ProChoix, Islamophobie ?,N°26-27, 2003
4 Loi du 29 juillet 1982 sur la communication audio-visuelle
5 Pierre de MONTALIVET – Cahiers du Conseil constitutionnel n° 20 – Juin 2006
6 “Je pense que c’est une valeur qu’on nous envie beaucoup dans d’autres pays qui ne l’ont pas, notamment en Angleterre.”

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