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Islam, république, humanisme : la doctrine religieuse contre le communautarisme (partie 2 et fin)

C’est la pensée nationaliste qui a perverti la notion d’ Oumma en se l’appropriant

C’est la réappropriation de la notion d’ Oumma par la pensée nationaliste moderne qui aurait renversé le rapport entre la Oumma et l’humanité. La subordination de la première à la seconde est un principe fondamental de l’éthique musulmane où le principe régulateur est constitué d’un ensemble de maximes morales universelles n’ayant pour fin que l’humain en tant que tel. La pensée nationaliste moderne aurait remis en cause cette matrice éthique en sacralisant la Oumma et en levant la conditionnalité morale à laquelle est soumise la solidarité entre croyants.

Sans nier l’apport considérable de la pensée nationaliste arabe à l’évolution des sociétés arabes modernes, et sans réduire tous les courants de celle-ci à sa tendance extrême, il est nécessaire de mettre en évidence l’un de ses principes régulateurs : celui de la primauté de la nation. En vertu de ce principe, on subordonne et parfois l’on évacue deux autres dimensions que sont la référence à l’humanité, et la médiation d’une éthique universelle comme matrice.

Les premières formes de la pensée nationaliste dans l’espace Ottoman n’étaient pas religieuses : un nationalisme arabe séculier et sécularisant apparaissait comme le pendant du nationalisme turc qui avait évacué la référence à la religion comme principe fondateur. Sati’ al Husari aurait établi cette référence ultime à un principe fondateur autre que la religion. Il ne s’agissait d’autre que la langue.

La réappropriation de la notion d’ Oumma par les nationalismes arabes, mais aussi par les nationalismes provinciaux et régionaux, les a entraîné dans une confusion entre la Oumma et le Qawm. Le nationalisme est désigné par le terme « Qawmiya », mais la nation l’est par le terme « Oumma ».

Cette confusion entre Oumma et Qawm n’est pas innocente. Elle permet de considérer que c’est dans le Qawm que l’on trouve les racines de la révélation religieuse et du message spirituel. Le rapport entre le message éthique et la communauté historiquement déterminée est inversé. En s’aidant d’une forme réductrice de l’anthropologie religieuse, la pensée nationaliste en vient à considérer la société comme première et le message comme second, dérivé et incarné dans la première.

Si l’on se réfère à titre d’exemple à la théorie de Michel Aflaq, le substrat de tout message spirituel est la Nation arabe. Le message religieux est celui qui a émergé du contexte arabe, afin de révolutionner cette dernière en lui permettant de déployer une mission universelle. Il y a inclusion réciproque de la nation arabe et du message spirituel. Zaki al Arsuzi va plus loin en rattachant les histoires prophétiques à celle du monde arabe sémitique.

Le nationalisme pan-turc qui a connu une démarche similaire, effectue un double processus de sécularisation et de réappropriation de l’Islam. S’étant détaché de la référence théologique à l’universalisme musulman, le mouvement jeune turc s’est appuyé sur l’islamité en tant que marqueur historique d’identité entièrement sécularisé, permettant de singulariser et de distinguer le peuple turc des peuples historiquement adverses.

Il a procédé à une réappropriation nationaliste des symboles musulmans, en plaçant les conquérants ottomans au même niveau que les premiers califes, voire à un niveau immédiatement supérieur (car disent-ils, sans eux l’Islam aurait été enrayé par les conquérants des autres religions). Dans d’autres textes, nous avons établi que le génocide arménien était la conséquence immédiate de la réappropriation nationaliste (par une idéologie moderne et séculière) d’un conflit qui avait des marqueurs identitaires religieux ; les musulmans arabes ayant pris le parti du peuple arménien, comme l’a montré l’historien libanais Salih Zahruddin ( Asâlat al-‘arab wa al-wafa° al-arman- L’authenticité des arabes et la fidélité arménienne).

La réhabilitation de la Jahiliya arabe et turque aurait été l’œuvre de nationalistes, en raison de la dévalorisation, peut être excessive que cette période aurait subi de la part de l’historiographie à dominante religieuse. Cette sacralisation de la nation vient établir de nouvelles hiérarchies en accordant la priorité absolue à la solidarité des membres de la nation, en la rendant inconditionnelle, alors même qu’une solidarité fondée sur le concept coranique de la Oumma a pour condition ultime le respect des règles morales universelles.

Toutefois, ce qui a davantage affecté et déformé la notion islamique de Oumma est ce souci qu’a eu la pensée nationaliste d’intégrer l’Islam en tant que pilier fondamental du nationalisme, ce qui aurait imposé une relecture nationaliste du concept de Oumma, lequel aurait perdu son sens premier d’éthique, au profit d’un sens politique identitaire. La confusion entre la nation et la Oumma n’est qu’une conséquence de la réappropriation par le projet nationaliste d’une appartenance spirituelle ouverte et universelle.

Islam spirituel et islam sociologique ne coïncident pas : le problème posé par la figure de l’hypocrite (Munafiq)

Il reste que cette réappropriation nationaliste de la notion de Oumma s’est appuyée sur deux fondements historiques :

  •   Le premier est l’existence de lignes de démarcation déjà présentes entre des communautés définies par leur appartenance religieuse. La ligne de démarcation (non nécessairement conflictuelle) entre espaces socio-juridiques musulmans, chrétiens, judaïques etc. est la rançon du pluralisme instauré par l’Islam : face aux velléités de représailles au lendemain de la « reconquista » espagnole, le grand Mufti d’Istanbul aurait été le défenseur inconditionnel des gens du Livre au nom même du texte coranique. Les ottomans auraient radicalisé la séparation entre les espaces socio-juridiques communautaires : ce fut le système des Millet – traduction turque de Milla – donnant au chef religieux de chaque communauté non- musulmane le droit de vie et de mort sur ses sujets.
  •   La seconde est en rapport avec l’humiliation subie par les peuples musulmans du fait de la colonisation européenne. Cet état de fait historique aurait fait convergé le national et le religieux vers une trajectoire commune : celle de la défense de l’identité. C’est au cours de cette phase de repli identitaire que l’esprit critique se trouve particulièrement limité par le souci de conservation de soi.
    Revenons toutefois au premier fondement historique qui trouve sa matérialisation dans le développement du Fiqh (corps de la doctrine juridique musulmane), d’où la consécration de plusieurs états de fait historiques dont :
  •   L’autonomie des communautés non-musulmanes sur le plan du droit de la famille, du statut personnel et des formes d’organisation internes.
  •   Les lignes de démarcation (pas nécessairement conflictuelles) entre musulmans et non-musulmans sur nombre de questions dont celle du mariage, de l’héritage, de la taxation etc.
  •   Le souci de définir les contours de la Oumma sur le plan sociologique et démographique : est présumé musulman celui qui naît musulman (de père musulman) ou le devient par conversion. Cette définition sociologique consacrée par la doctrine traditionnelle vient contredire nombre de principes généraux de l’éthique coranique, posant de nombreux problèmes dont :
  •  Celui du bouleversement des rapports familiaux qu’entraînerait la conversion à l’islam d’un des membres de la famille.
  •  Celui de l’interdiction de sortir de la Oumma qui contraste avec la facilité d’y entrer : la condamnation de l’apostasie est basée sur une référence bien faible à la tradition prophétique qui contredit les principes les plus élémentaires du texte coranique.

Avons-nous oublié que la ligne de démarcation n’est pas sociologique mais spirituelle. Dans la classification établie par le Coran, les bas-fonds de l’enfer seront peuplés, non pas de Kafirun (ou infidèles), mais d’hypocrites (Munafiqun). Or qui sont les hypocrites sinon ceux qui sont considérés à tort par les musulmans comme des membres de la Oumma, et prétendent être fidèles au message religieux, mais le renient au fond de leur pensée, n’envisageant que de tirer profit de leur allégeance. Dans la sourate des Hypocrites (Al Mujnafiqun), certains versets révèlent l’extrême difficulté dans laquelle seront les croyants à reconnaître ces derniers.

La stigmatisation obsessionnelle de l’hypocrite peut être à l’origine d’une dérive extrémiste qui remettrait en cause l’idée de la Oumma, telle que récupérée par la pensée nationaliste, et ce au profit d’un repli sectaire d’un groupe de « purs » rejetant leur propre société en l’ayant déclarée Kafir. C’est la logique des extrémistes du « Takfir wa Higra » que l’on retrouve dans les pays d’Afrique du Nord.

Mais cette même stigmatisation peut, si elle est pratiquée intelligemment, permettre une mutation de la Oumma. Cette dernière cesse d’être le lieu de solidarité politique inconditionnelle entre ceux qui sont nés ou devenus musulmans, mais le lieu de déploiement d’un message éthique humain et universel. C’est l’occasion d’une remise en cause perpétuelle des membres et responsables de la Oumma au nom de ces valeurs universelles.

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D’autre part, le clivage entre Musulman/Kafir/Hypocrite, n’est pas simplement un clivage entre personnes distinctes. Il se projette également au sein de la même personne : tel est le sens de ce que l’on appelle le « Grand Jihad », qui n’est plus l’effort dirigé vers l’autre, mais l’effort contre soi-même. Le prophète Muhammad aurait reconnu la grande difficulté de ce dernier et son caractère décisif.

Authenticité musulmane et engagement républicain : deux appartenances compatibles et complémentaires : plaidoyer contre le repli communautaire

C’est pourquoi, la notion d’une Oumma comme espace de déploiement d’un message éthique et spirituel universel, plutôt que comme communauté politique, n’est plus incompatible avec l’édification par le musulman d’autres formes de solidarités, avec les non-musulmans : les formes de solidarité se situent simplement sur différents plans. Les sociétés multiconfessionnelles ont été les creusets d’expériences intéressantes qui n’ont pas été toutes un échec. Les interprétations des savants musulmans n’ont pas été toutes semblables.

La forme de solidarité politique peut s’exprimer à travers la citoyenneté qui implique un engagement commun à respecter, à conserver, voire à réformer des institutions communes fondées sur des intérêts communs, ainsi que sur une communauté de vie.

On objectera l’existence d’un conflit entre deux formes de règles juridiques : celles communes établies par la Respublica d’une part, et dont le respect définit en outre l’engagement citoyen et d’autre part, entre les règles juridiques religieuses sacralisées parce que considérées comme relevant du droit divin. L’engagement citoyen supposerait-il une distanciation par rapport au sacré ? Inversement, la reconnaissance de ces dernières par la Respublica serait-elle le prétexte à un communautarisme, à l’émergence de communautés cloisonnées par leurs micro-systèmes d’inspiration religieuse ?

Seule une relecture de la doctrine juridique islamique accumulée par les différentes écoles traditionnelles pourrait nous sortir de ce dilemme. Cette relecture permettrait de faire émerger les principes généraux qui reflètent ce qu’on appellerait l’esprit du système juridique islamique, afin de relire et de remettre en cause les règles de détails historiquement « contextualisées », et dont certaines ont pour fonction de tracer des lignes de fracture entre musulmans et non-musulmans (comme le serait l’application littérale des Hudud, ou la séparation névrotique entre hommes et femmes).

En un mot, il s’agit, contrairement à la méthodologie du droit positif, d’affirmer le primat de la règle générale sur la règle particulière (cf. Rachid Rida). C’est à cette condition que l’on retrouvera des principes reconnaissables et acceptables par tout être raisonnable, ainsi que l’aurait affirmé Muhammad Abduh .

Les règles juridiques positives de la société globale peuvent être en opposition avec les règles et principes que reconnaissent les musulmans. Dans ce cas, l’avantage du renoncement à la clôture communautaire permet au musulman d’exposer ses principes et valeurs dans le cadre d’un débat ouvert à tous, et d’avoir aussi bien des alliés que des adversaires.

Pour cela, il est important de relire la « Sira » (vie et œuvre du prophète Muhammad) et d’en tirer de nouvelles leçons, dont celle qui consiste à reconsidérer la phase mekkoise, alors même que la phase médinoise est celle où s’est instaurée la communauté avec ses règles propres. Il est nécessaire de ne plus chercher à reconstituer la communauté idéale, et de faire de l’éthique musulmane le point de départ d’un débat ouvert avec tous les autres partenaires de la Respublica.

L’autre thème qui sert d’épouvantail aux inconditionnels de l’assimilation est celui de la double allégeance : celle à la République et celle à la Oumma. Une telle polémique ne peut être soulevée que dans la mesure où l’on admet/ voire où l’on exige un glissement de la citoyenneté au nationalisme : la première définit des conditions et règles d’une vie commune où les individus sont à la fois respectueux des lois et acteurs de celles-ci. Elle ne se double pas d’une mythologie historique commune ou d’une sacralisation du Peuple ou de l’Histoire, de la culture ou du territoire.

Or le danger de l’exigence nationaliste du fait de son exclusivisme, occulte la dimension cosmopolitique de l’appartenance ainsi que la multiplicité des identités que chaque individu est capable de véhiculer.

Mais la polémique soulevée permet de remettre en cause une conception étroite nationaliste et exclusiviste de la Oumma. Il est donc nécessaire de penser cette dernière comme un espace de référence éthique ayant pour fin ultime l’humanité, plutôt que comme une nation. L’appartenance à la Respublica est ainsi non seulement possible, mais nécessaire, car il se situe sur un tout autre terrain.

Et si les intérêts s’opposaient ? Dans ce cas, un critère supérieur aux deux n’est autre que l’universalité de l’éthique. La contestation des actes et décisions injustes au nom de cette dernière et du principe de justice est plus conciliable avec l’éthique musulmane, que la simple obéissance au pouvoir au nom de l’injonction d’obéir pour s’intégrer. La différence avec le repli communautaire est toutefois notable : la contestation de l’injustice se doit d’être partagée avec tous les autres acteurs non-musulmans.

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